4. LES ASPECTS SOCIAUX DE L'IMPACT DU MOULIN.
Les aspects sociaux de l'impact du moulin sur la vie des
femmes prennent en compte les tensions et conflits, la différenciation
sociale, les nouvelles socialités et les rôles et places des
femmes.
a). Les tensions et conflits sociaux autour du moulin.
Les conflits autour du moulin se passent entre les femmes
elles-mêmes, entre maris et femmes, entre meuniers et femmes, et entre
enfants et adultes. Les conflits signalés par nos enquêtés
sont des conflits ouverts : bagarres, élévations de voix,
mécontentements manifestés par des comportements, etc.
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Les raisons de la tension entre époux sont souvent
axées autour de la paie de la mouture. Les femmes réclament que
leurs maris participent au paiement de la mouture, mais ceux-ci font la sourde
oreille. Lorsque la femme n'a pas d'argent et qu'elle se trouve dans la
nécessité de moudre, elle vend une partie de la ration familiale
soit au meunier soit à d'autres femmes en quête de mil pour
préparer le yo. Cette pratique est très courante dans le
milieu au point que dans certains moulins, un sac est déposé,
destiné à ce genre de trafic. La ration alimentaire ne suffisant
plus, la famille se trouve vite à court de nourriture. Et le mari se
plaint, car il devra gérer son grenier jusqu'à la période
de soudure (août - septembre) avant les récoltes. D'autre part, le
fait que parfois le mil séjourne au moulin, soit pour raison de panne,
soit à cause de la très grande quantité de grains à
moudre, est aussi source de tensions.
Entre les femmes, les tensions autour du moulin concernent
surtout la formation du rang dont nous avons parlé plus haut, mais aussi
les modes de gestion de l'argent généré pour ce qui
concerne les membres des GVF. « La bagarre ne finit pas au moulin,
déclare une femme. Quand je pars, j'attache bien ma ceinture.
Les gens bousculent et renversent le mil des autres, on déchire les
vêtements et des calebasses se brisent ». Signalons que les
vols de mil créent des occasions d'injures publiques. Enfin, l'argent du
moulin communautaire est toujours source de soupçons de
détournements, de critiques, de diffamation, etc.
Les tensions pouvant exister entre les meuniers et les femmes
se situent au niveau de la tendance des dernières à mesurer
exagérément les grains, du recouvrement des dettes, des heures
d'ouverture et de fermeture du moulin. « Les gens se bagarrent, cela
fait que le meunier ferme le moulin », nous dit une femme.
Par ailleurs, tandis que des enfants se plaignent d'être
trop souvent envoyés au moulin pour la mouture du mil, leurs mamans se
plaignent qu'ils s'amusent au moulin plutôt que de revenir tôt, et
les grondent ou les frappent le jour où ils viennent à verser la
farine sur le chemin du retour.
Il nous faut signaler enfin comme conflit de
générations le fait que les enfants soient brimés au
moulin par des adultes voulant avoir droit de préséance sur eux
lorsqu'il s'agit de se mettre en rang. « On bouscule les enfants qui
ne peuvent pas se défendre » nous informe une autre femme. A
ce sujet on pourrait dire que le moulin a introduit l'inégalité
là où il était
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question de solidarité de type « mécanique
» comme dirait Durkheim. Même dans les GVF, le moulin n'a-t-il pas
développé un certain individualisme plutôt que l'esprit
associatif ?
Une analyse des données sus-citées laisse
apparaître que les différents conflits naissent des
stratégies des acteurs en interaction. En effet, selon la théorie
de l'analyse stratégique développée par Crozier et
Friedberg (1972 : 469), les acteurs essaient de défendre des objectifs
et intérêts individuels. Chaque acteur joue les cartes du pouvoir
qu'il détient selon une dimension rétrospective et prospective.
Ainsi, « l'orientation stratégique des acteurs (...) procède
d'une évaluation de leurs possibilités d'action,
c'est-à-dire d'un bilan anticipatoire, où la situation
présente est analysée en termes d'atouts et de ressources
mobilisables à l'avenir ». Ces atouts et ressources mobilisables
sont ici le statut social, l'ancienneté, l'autorité que femmes,
meuniers et maris exploitent.
Puisque l'analyse stratégique a pour
intérêt de permettre d'observer les conflits et le fonctionnement
du pouvoir à l'intérieur d'un groupe social, il nous faut, avec
Lewis Coser (1982 : 24) faire une distinction entre le conflit et les attitudes
antagonistes ou hostiles. « Le conflit social, dit-il, implique toujours
une action sociale réciproque tandis qu'attitudes et sentiments sont des
prédispositions à l'entrée en action ». Selon les
femmes qui ont été interrogées, les conflits qui ont lieu
au moulin se terminent au moulin sans rebondissement ultérieur. Mais une
analyse fine nous permet de dire que si les conflits ouverts s'arrêtent
au moulin, il n'est pas évident qu'ils ne se transforment pas en
conflits latents. Enfin remarquons que les conflits ne sont pas toujours
mauvais, qu'ils peuvent contribuer à maintenir la cohésion
sociale ou la protéger contre la désintégration totale de
la société. Les conflits autour du moulin sont normaux si l'on
admet qu' « il y a des occasions de conflit dans toutes les formes de
structure sociale car les individus et les sous-groupes sont toujours
susceptibles de se plaindre de manquer de ressources, de prestige ou de pouvoir
» (Coser 1982 : 84).
En conclusion, dans une société dynamique les
conflits sociaux sont légitimes pour rythmer le cours de la vie sociale
et permettre le progrès. Le moulin, loin d'être cause de conflits,
nous semble plutôt être un lieu d'expression de la dynamique
sociale. Et il n'est pas que cela, la différenciation sociale trouve
aussi en lui sa manifestation.
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