3. LES ASPECTS ECONOMIQUES DE L'IMPACT DU MOULIN.
Notre étude des aspects économiques de l'impact
du moulin sur la vie des femmes prend en compte les contraintes
apportées par le moulin et la question de l'accès des femmes au
moulin et de l'appropriation de ce dernier.
a). Les contraintes du moulin
Il est clair que la plupart des changements apportés
par les technologies modernes exigent des moyens financiers. Le moulin exige
des femmes une participation financière, ce qui les oblige à
entreprendre des activités économiques.
+ Rapport rapidité - coût.
On gagne en temps, mais la pénibilité n'est pas
pour autant éliminée. Il y a quelque part un prix à payer.
L'expérience des technologies modernes montre qu'il est parfois
très difficile d'allier rapidité et moindre frais. Plus on va
vite, moins le temps est long et plus le prix de consommation est
élevé. L'exemple simple du transport terrestre et aérien
nous fait comprendre cette théorie. Le moulin ferait-il l'exception ?
Lors de nos enquêtes, les femmes nous disaient : «
Si tu utilises la meule tu économises ton argent mais tu ne finis
pas vite » ou bien encore « Le moulin est rapide mais
occasionne beaucoup de dépenses ». « Les moulins
n'enrichissent que leurs propriétaires ». Certaines femmes
allaient jusqu'à dire que depuis l'arrivée du moulin, elles
n'arrivent plus à s'acheter des pagnes. Le refrain courant est celui-ci
: « Mãsin lè woa woro tuma bii » (« le
moulin mange tout notre argent »). Les femmes affirment ne plus pouvoir
économiser suffisamment d'argent. Ceci est d'autant plus vrai que dans
les villages les maris ne donnent l'argent de mouture du mil que lorsqu'ils
engagent des ouvriers pour les travaux champêtres ou lorsqu'il y a des
fêtes ou des funérailles. Ils se contentent de dire à leurs
femmes que chacun doit contribuer à la nutrition de la famille ; ils
disent avoir donné le mil de leur grenier, alors la femme aussi doit
payer la mouture. Une analyse de ces données révèle bien
un changement de mode de vie qu'il faut désormais apprendre à
gérer. Cette évolution du mode de vie aboutit à la
pénétration des rapports marchands dans la vie familiale. Le
moulin vient poser avec acuité la question de l'argent dans la vie
domestique des femmes rurales. Cette vie, dans le contexte ancien,
96
n'exigeait ni de la femme ni du mari aucune contribution
financière. Il suffisait que l'homme donne à la femme le fruit de
son champ et que celle-ci apporte les légumes de son jardin potager pour
que le repas familial soit assuré. Aujourd'hui, avec le moulin, l'effort
de contribution doit s'accroître. La monétarisation de
l'économie familiale aura également une incidence sur l'espace
géographique de la femme dont nous parlerons de manière plus
approfondie dans la sous-section concernant les rôles et places des
femmes (Cf. 4. : les aspects sociaux de l'impact du moulin).
Sur un autre plan, la plupart des femmes des villages (80%)
signalent que depuis l'existence d'un moulin dans leur village, leur
participation aux travaux champêtres a augmenté. Nous donnons ici
à titre d'exemple la réponse d'une femme : « Le moulin
nous a apporté le repos, mais surtout les travaux des champs
». La logique de cette phrase semble incorrecte mais elle est
correcte dans la mesure où la présence du moulin n'a fait que
« changer le fusil d'épaule ». La pénibilité du
travail n'est pas supprimée mais transférée à un
autre pôle. L'évaluation en terme de gain révèle que
les femmes gagnent sur un plan en perdant plus sur d'autres. Avec la meule en
pierre, elles perdaient du temps, leur santé était quelque peu
atteinte, mais elles économisaient leur argent pour d'autres besoins,
même de santé. Maintenant avec le moulin, elles gagnent du temps
mais n'économisent plus, travaillent davantage au champ avec leurs maris
qui refusent de payer la mouture et enfin doivent travailler doublement pour
avoir l'argent de cette mouture. L'on se demande s'il s'agit de la pratique du
dicton « qui perd, gagne » ou bien « qui gagne, perd». En
tout cas, l'hypothèse que le moulin allége le travail des femmes
ne se vérifie pas ici. En terme de production, le moulin a plutôt
alourdi le travail des femmes. La preuve nous est donnée dans les
contraintes de travaux champêtres imposés par les maris sous le
prétexte de la rapidité du moulin à moudre les grains.
Dans le même ordre d'idée, il faut reconnaître que le moulin
joue à peu près le même rôle que la charrue quant
à l'augmentation des superficies des champs. Le moulin permettant la
mouture de grandes quantités de grains, les maris ont la
possibilité d'embaucher et de nourrir un nombre important d'ouvriers
pour les travaux des champs. Ce qui demande à la femme plus de travail
pour le pilage, le décorticage et la préparation de la
nourriture. Si à cela s'ajoute la régularité d'embauche
d'ouvriers comme cela se fait dans certaines familles à Sien et à
Toma, les femmes finissent par ne plus avoir de repos, tandis que le moulin
aura accru la superficie des champs grâce au travail des ouvriers. Une
autre preuve de l'alourdissement du travail des femmes, ce sont les multiples
activités entreprises en vue de trouver l'argent de la mouture. Il
ressort donc
97
que le moulin allège seulement l'activité de
mouture, mais non le travail domestique des femmes.
Du point de vue financier, le moulin appauvrit les femmes.
Dans un contexte de précarité économique, il les appauvrit
en augmentant leurs charges financières. Ceci est une piste
d'interprétation qui nous permet de comprendre leurs manières
exagérées de mesurer les quantités de mil et leur refus de
payer la mouture au kilogramme. En effet, le minimum des dépenses
quotidiennes de mouture par femme à Toma est de 50 F et de 25 F dans les
autres villages20 à raison de la mesure d'une boîte
pour la ration d'une famille de taille d'environ 5 personnes. Or, les effectifs
par famille atteignent parfois 15 personnes à charge. Ce qui double ou
triple le prix à payer. La dépense mensuelle minimum par femme
à Toma s'élève à 1500 F CFA si elle paie le prix
d'une boîte et à 3000 F si la mesure est doublée. Dans les
villages, cette dépense est réduite de moitié (750 F et
1500 F) à cause de l'alternance des jours de préparation (tous
les deux jours). On peut étaler ces dépenses sur l'année.
On aura alors pour Toma les sommes de 18000 F et 36000F par femme et pour les
villages 9000 F et 18000 F par femme. Ces données
présentées dans un tableau peuvent être mieux
observées.
Tableau 10: Dépenses mensuelles et annuelles de
mouture par femme à Toma et dans les villages environnants.
|
Toma
|
Villages alentours
|
Une mesure (50 F )
|
Deux mesures (100 F)
|
Une mesure (50 F)
|
Deux mesures (100 F)
|
Par mois
|
1 500 F CFA
|
3 000 F CFA
|
750 F CFA
|
1 500 F CFA
|
Par an
|
18 000 F CFA
|
36 000 F CFA
|
9 000 F CFA
|
18 000 F Cfa
|
Source : Nos enquêtes
Ces chiffres peuvent être insignifiants pour le citadin,
mais dans le contexte du village où l'activité commerciale est
réduite et où il n'y a pas de salaires, il n'est pas
évident de toujours trouver l'argent de la mouture sans endettement.
Signalons par ailleurs que dans un tel contexte, le risque est grand d'aboutir
à des arrangements entre le meunier et la femme (ou la fille) favorisant
le paiement de la mouture en nature, c'est-à-dire une compensation
sexuelle. Des cas ne nous ont pas été signalés lors de nos
enquêtes, mais nous ne devons pas oublier que
20 La base de ces chiffres est le régime de
préparation de la pâte de mil qui, dans les villages, est un
régime alternatif de deux jours tandis qu'à Toma ( qui fait
figure de ville), les femmes affirment préparer chaque jour et rares
sont les femmes qui préparent une quantité inférieure
à la mesure d'une boîte.
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l'argent des femmes doit servir aussi à payer le sel,
le pétrole, l'huile, le savon, le balai et bien d'autres biens de
consommation pour le ménage. La question est alors la suivante :
où trouver de l'argent ? Cette situation contraint les femmes à
se mobiliser individuellement ou par groupe pour entreprendre des
activités génératrices de revenus.
+ Les activités génératrices de
revenus.
L'argent des femmes dans le département de Toma
provient essentiellement d'activités à but lucratif
appelées couramment activités génératrices de
revenus (AGR). Ces AGR sont de tous ordres et nous les classons ici en trois
groupes : les activités de production, les activités de
transformation et l'achat / revente d'articles divers.
Les activités de production englobent, dans le domaine
agricole, la culture communautaire de champs et l'horticulture d'hivernage ; et
dans le domaine artisanal, la poterie et la vannerie (kèssè,
tièrèen). Par groupes21 de quartier ou à
l'intérieur d'une même grande famille, les femmes cultivent les
champs des chefs de familles qui leur donnent soit de l'argent soit du mil pour
la préparation de certaines fêtes qu'elles organisent au courant
de l'année. Généralement, cet argent qui est communautaire
ne sert pas au paiement de la mouture individuelle des grains.
Les produits de l'horticulture d'hivernage22 sont
la tomate, le piment, le gombo, l'oseille, le haricot, les aubergines et
quelques pieds de maïs qu'on trouve dans les jardins des femmes. Ces
jardins sont prioritairement destinés au piment, car ce dernier rapporte
bien aux femmes en saison de pluies comme en saison sèche. En effet, si
en saison sèche (période après la récolte), le prix
du bol de piment est de 50 francs, en hivernage il varie entre 75 et 100
francs. Les femmes misent sur cette période pour vendre leurs sacs de
piment.
21 Concernant la culture, les femmes vendent leur
force de travail par groupe. On n'a jamais vu une femme se faire embaucher
seule dans un champ. Par contre, les hommes se font embaucher autant en groupe
qu'individuellement. De plus le travail féminin est socialement
dévalorisé lorsqu'il s'agit de la culture.
22 Nous parlons d'horticulture d'hivernage, car les
femmes du département ne font pas de jardinage en saison sèche,
non pas qu'elles ne le veuillent pas mais à cause de la divagation des
animaux. En effet, les hommes font garder les animaux en hivernage à
cause des champs et les libèrent après les récoltes. Le
contexte climatique et le système d'élevage rendent difficile la
garde des bêtes en saison sèche. De plus les Sanan ne sont pas un
peuple d'éleveurs comme les Peuls, mais bien un peuple
d'agriculteurs.
99
L'artisanat féminin, en ce qui concerne la production
et la vente de poterie (jarres, canaris, cruches, vases...), est une
activité spécifique à une catégorie sociale : les
femmes des forgerons qui constituent une caste23 dans la
société san.
L'élevage constitue également une source
importante de revenus pour les femmes. Mais il n'est pas diversifié.
Parmi tous les types d'élevage, les femmes pratiquent uniquement
l'élevage des porcs.
A ces différentes activités de production, les
femmes joignent la transformation des produits pour rendre leurs revenus plus
substantiels.
Les activités de transformation entreprises par les
femmes sont aussi nombreuses que les activités de production. Il s'agit
principalement de la transformation de produits d'agriculture, de cueillette et
de collecte à savoir la collecte de noix de karité
(koé wé), la cueillette de fruits, feuilles et fleurs de
plantes sauvages : les feuilles de baobab [Adansonia digitata], du
terba, les gousses de néré [Parkia biglobosa]
(kusi), les fleurs de kapokier [Bombax costatum]
(bèrè), du sèmèlè
[Balantes aegyptiaca] (sèmèlè-buu)
et les fruits d'autres plantes tels que le zamanè [Acacia
macrostachya] et le kwui. Les produits d'agriculture
transformés sont essentiellement le mil, le sorgho, le sésame, le
haricot et l'arachide qui servent à la préparation de la
bière (yo), de galettes (momo), de beignets
(krokro, kotoron, gnãsãn), de pâtes
(ziwu, ziduu) et de couscous (basi). Transformés sous
des modes divers (bouilli, séché, pilé ou moulu), ces
produits qui entrent dans l'alimentation locale procurent quelques centimes aux
femmes, suivant les saisons. De toutes ces activités la
préparation de la bière de mil est la plus pratiquée par
toutes les femmes et les filles. Il faut signaler ici que la préparation
du yo constitue l'activité commerciale principale et permanente
des femmes au pays san. Bien prisée, cette bière de mil est
consommée à n'importe quelle occasion, d'où sa
rentabilité financière pour les femmes. Nous pouvons ajouter que
la vente du yo est le meilleur moyen pour les femmes d'avoir
indirectement l'argent des hommes puisqu'ils en sont les plus grands
consommateurs.
Diverses autres activités que nous regroupons sous
l'appellation de « petit commerce » existent, permettant aux femmes
de se procurer des revenus. Il s'agit essentiellement de l'achat /
23 La caste se définit ici comme un
sous-groupe de la société, strictement circonscrit et
possédant des fonctions propres sur le plan juridique, rituel,
économique, etc. Les castes pratiquent l'endogamie en y adjoignant
l'hypergamie.
100
revente de produits en l'état, ou avec plus ou moins de
transformation. Nous citons ici la vente de fruits (mangues), de viande, de
liqueurs (surtout le pastis) et d'articles ménagers.
Cette revue des sources de revenus des femmes nous permet de
comprendre leur situation économique. Ces différentes
activités ont connu un développement impressionnant dans le
courant de l'arrivée des moulins. Comparativement aux sources de revenus
des hommes, elles restent insuffisantes. Car la société san est
une société à domination masculine où l'homme a le
contrôle des moyens de production. Les hommes se sont
réservé l'élevage du gros et petit bétail et de la
volaille, laissant aux femmes la tâche de les alimenter en eau.
Notre analyse après constat des différentes
activités, même génératrices de revenus, est que le
moulin est venu faire travailler les femmes sanan, et surtout faire de la
plupart d'entre elles de petites commerçantes. En effet, le commerce est
une activité que, de façon générale, les Sanan ont
jusqu'alors délaissée, la considérant comme propre aux
Mossi. Cette initiative d'entreprendre des AGR se trouve fortement
ancrée maintenant dans le coeur des membres des GVF. Signalons que ce
développement des AGR initie bien les femmes du département
à l'activité commerciale même s'il ne s'agit que du petit
commerce. L'apport positif du moulin à ce niveau est qu'il a permis
à la femme de ne plus attendre que l'homme lui tende la main
financièrement. En cela, il a donné une certaine
indépendance financière à la femme dans le
département de Toma. Signalons enfin que le moulin a permis aux femmes
l'apprentissage d'un type d'épargne forcée. Car bon gré,
mal gré, il faut mettre d'abord de côté l'argent de la
mouture avant de faire certaines dépenses. En réalité,
certaines exigences imposées par le moulin sont plutôt des
avantages que des contraintes. On note par exemple que le moulin impose et
développe l'esprit associatif dans les GVF. Cet esprit associatif
s'impose comme nécessité d'autopromotion. Buijsrogge (1989 :
51-52) exprime cette réalité en ces termes : « Les femmes
ont compris...Elles s'organisent pour réaliser leurs propres projets de
développement : une maternité, un moulin pour moudre le grain, un
puits. Mais pour y arriver les femmes entreprennent un champ collectif. Ce qui
prend sur leur temps ». Dans le fond, cet auteur pose le problème
de l'accès des femmes aux technologies appropriées, dont le
moulin.
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