2. LE TEMPS DE TRAVAIL FÉMININ.
L'emploi de temps des femmes rurales est une question
fondamentale aujourd'hui dans l'idéologie de promotion de la femme. Ce
temps dont on pensait que les habitants du milieu rural n'ont aucune notion,
est devenu aujourd'hui un enjeu important. Nous avons fait du gain de temps une
de nos hypothèses de recherche en nous basant sur le fait que les
techniques et technologies modernes, de façon générale,
présentent un avantage en terme de rapidité et, partant, font
gagner du temps. Cette hypothèse se vérifie-t-elle aussi avec le
moulin ou bien le moulin ne fait-il que déplacer le contenu de l'emploi
du temps des femmes ? Quelles nouvelles
89
contraintes le moulin impose-t-il aux femmes ? Les
réponses des femmes à ces deux principales questions nous
permettront de tester notre hypothèse.
a). Gain de temps par rapport à la meule.
Dans tous les villages parcourus où nous posions aux
femmes la question de savoir si le moulin était vraiment rapide par
rapport à la meule et quels étaient ses avantages, les femmes
répondaient à 100% que le moulin est rapide et leur permet de se
reposer. Elles relevaient par-là la différence entre un travail
manuel et un travail fait à la machine. Les réponses comme
celles-ci nous ont été données : « Le moulin
donne le repos, il est rapide. Même quand tu pars au champ, tu peux venir
et préparer la nourriture ». Ou bien encore : « Le
moulin ne fatigue pas ; si tu as un autre travail, tu peux aller le faire, tel
que aller chercher le bois par exemple ». Enfin d'autres femmes
ajoutent : « C'est quand tu as une grande quantité de mil que
tu connais la valeur du moulin ». Toutes ces réponses tendent
ainsi à montrer que le moulin est rapide et, partant, avantageux. Les
femmes le savent par rapport à leur propre rythme de travail, à
l'ensemble de leurs activités et au temps mis par le moulin pour
écraser les quantités de grains qu'elles y apportent.
Dans notre recherche, nous ne nous sommes pas contenté
du seul point de vue des femmes. Interrogés également, certains
maris affirment manger plus tôt le soir depuis qu'il y a un moulin dans
leur village. De plus, le souci de vérification de notre
hypothèse sur des bases objectives nous a conduit à
procéder le 13/1/2000 à une expérience de mouture en vue
de relever les écarts de temps. Le temps mis par le moulin pour
écraser 3,5 kg de mil (mesure d'une boîte)18 est de
quatre minutes (4 mn) tandis qu'une femme a mis 1h 25 mn pour écraser la
même quantité. L'écart en temps est bien grand et le serait
davantage avec une quantité plus grande qui finirait par épuiser
la femme.
Ainsi, il n'y a pas de doute que le moulin soit techniquement
plus rapide. Mais la mouture des grains au moulin fait partie de tout un
engrenage formant un système que les femmes n'ignorent pas. C'est
pourquoi, en même temps que les femmes affirment la rapidité du
18 La mesure d'une boîte est celle que les
familles nombreuses jusqu'à 7 personnes utilisent comme ration
quotidienne. Cette quantité se prépare chez la plupart des femmes
dans des marmites N°5 ou N°6 (12 à 14 litres). Les familles
plus nombreuses que 7 et qui atteignent 10 personnes, et même plus, sont
obligées de doubler la boîte, ce qui donne une quantité de
l'ordre de 7 à 10 kilos si l'on tient compte de la façon
exagérée des femmes de mesurer le mil au moulin. La mouture de
telles quantités à la meule occupe une large partie du temps des
femmes.
90
moulin, elles ajoutent à leurs réponses «
A condition que tu partes trouver que le moulin n'est pas rempli de mil
». Ceci veut dire que la question du gain de temps n'est pas
seulement liée à la rapidité mécanique du moulin.
Elle doit être perçue et analysée en rapport avec
l'ensemble du système de mouture et même du système social
: le temps mis pour se rendre au moulin et en revenir, l'alignement, etc. Le
système du rang en effet ne permet pas parfois aux femmes de constater
qu'elles gagnent du temps. Dans les villages où de façon
générale les femmes préparent la ration alimentaire pour
deux jours, il arrive souvent que presque toutes les femmes du village se
retrouvent à l'unique moulin lorsqu'il n'y en a pas deux. Les
premières reviennent tôt du moulin mais beaucoup accusent du
retard dans la préparation. Lorsque le moulin est rempli comme le montre
la photo N°10, les femmes qui tiennent la dernière position dans le
rang peuvent attendre entre 30 minutes à une heure avant que leur tour
de mouture arrive. Certaines affirment que leur mil a séjourné
plusieurs fois au moulin. Dans ce cas, la famille dort à jeun ces
jours-là. D'autres, de retour du moulin, constatent que leurs camarades,
qui ont utilisé la meule, ont fini de moudre et commencé la
préparation du repas familial. Parfois aussi, l'éloignement du
moulin crée du retard : surtout lorsque ce dernier est situé dans
un autre village. Au nombre des occasions de perte de temps des femmes au
moulin, il faut citer les nombreuses pannes qui créent des blocages
systématiques pour tout un village lorsqu'il n'y a qu'un seul moulin.
Les femmes n'ont alors le choix qu'entre aller écraser leurs grains dans
un autre village à pied (peut-être envoyer un enfant à
vélo) et retourner à la meule en pierre. Or la plupart des femmes
ont abandonné la mouture manuelle et arraché leurs meules depuis
l'installation des moulins. Elles attendent donc, espérant à
longueur de journée, que le moulin soit réparé.
Nous avons observé aussi que les femmes, pour gagner du
temps, confient leur mil à d'autres camarades qui se chargent de suivre
la mouture tandis qu'elles-mêmes vaquent à d'autres occupations.
Il en est de même lorsqu'elles envoient leurs enfants au moulin. Cette
délégation de service reste difficile dans le cas de la mouture
manuelle où c'est la femme elle-même qui devra suivre le processus
de mouture de bout en bout.
Ces quelques exemples montrent combien le moulin est
techniquement reposant, rapide et libère du temps pour les femmes. Mais
la distance, les pannes et l'abondance de mil au moulin sont des
paramètres dont il faut tenir compte dans une analyse systémique
du problème. Dans certains villages, deux moulins aideraient les femmes
à mieux résoudre le problème du temps. Mais le pari de la
rentabilité financière serait difficilement gagné,
à cause de la petite
91
taille de la plupart des villages. Ces derniers atteignent
à peine une population de mille habitants. Or selon le rapport du
séminaire national tenu en 1984 sur les moulins villageois
(Ministère du développement rural, 1984 : 20), il faudrait un
minimum de 1500 habitants pour implanter un moulin dans un village. Remarquons
ici que si le rapport population / consommation indique la rentabilité,
c'est surtout la quantité de grains écrasés qui est la
mesure de cette rentabilité19.
Selon les femmes et à partir de notre expérience
de chronométrage de l'activité de mouture, la
réalité est que le moulin libère du temps pour les femmes,
malgré le temps d'attente. En cela notre hypothèse se trouve
vérifiée. Les femmes elles-mêmes évaluent cette
libération du temps à partir du repos qu'elles ont
désormais au regard de leurs emplois de temps (dont nous avons
déjà construit le tableau au Chapitre II), de la
possibilité d'accomplir d'autres activités au cours de la
journée, et surtout de la quantité de mil à
écraser. C'est ce temps libéré qui leur permet
d'entreprendre des activités génératrices de revenus afin
de payer encore le prix de la mouture. Nous pensons que l'analyse du gain de
temps doit se faire à travers une approche systémique afin
d'être pertinente. Nous présentons dans le tableau suivant les
gains et pertes des deux systèmes de mouture.
Tableau 9 : Comparaison des gains et pertes des deux
systèmes de mouture.
|
Pertes
|
Gains
|
MEULE MANUELLE
|
- Fatigue corporelle.
- Perte en temps plus grande. - Isolement de la femme dans le
cadre familial.
- Remémoration des soucis et souffrances à travers
le chant.
|
- Avantage d'avoir l'outil de mouture à
domicile.
- Possibilité de mettre la marmite au feu pendant la
mouture.
|
MOULIN
|
- Attente plus ou moins variable.
- Distance (variable). - Pannes.
|
- Repos.
- Communication avec autrui.
- Informations.
- Ouverture à la vie du village.
- Oubli momentané des soucis de ménage et
personnels.
- Possibilité de relations commerçantes (kola,
arachides, sel, cube maggi...)
|
Source : Nos enquêtes
19 Selon le même rapport (1984 : 32) une activité
de 108 tonnes par an peut garantir cette rentabilité en ramenant les
tarifs à 12 F CFA le kilo. Une question demeure cependant : comment
évaluer les quantités écrasées au village ? Nous
avons proposé le système pesée des grains à
certains GVF et commerçants, mais les femmes trouvent cette
méthode désavantageuse pour elles car elles ne pourront plus
mesurer à déborder. Certains commerçants par contre
semblent favorables à cette idée.
92
Une analyse croisée de chacun des
éléments de ce tableau (qui interviennent tous dans la
problématique du gain global de temps) avec les autres, montre qu'il y a
un gain dans l'usage du moulin. Par ailleurs, cette comparaison des gains et
pertes des deux systèmes de mouture nous amène à conclure
que le moulin fait gagner plus de temps aux femmes qu'il ne leur procure du
repos. Le moulin fait travailler les femmes deux fois plus qu'auparavant. Car
le temps gagné dans la rapidité du moulin est investi dans
d'autres tâches ménagères, des activités
génératrices de revenus et même des travaux
champêtres (cf. infra la gestion du temps). C'est pourquoi il convient de
retenir avec Isabelle Droy (1990 : 162) qu'en zone rurale « contrairement
à une idée répandue, le temps libre est une denrée
rare et tout accroissement du temps de travail agricole doit s'accompagner d'un
allègement des autres tâches ». Cette dernière
proposition reste encore un idéal dans la plupart des communautés
villageoises. Le temps gagné grâce au moulin est loin d'être
un temps de repos ; toutefois, il est à l'avantage des femmes dès
lors que les activités génératrices de revenus par exemple
leur apportent une indépendance économique et
financière.
Du point de vue de la socio-anthropologie, peu d'auteurs se
sont intéressés à la question du temps (ou plutôt
nous n'avons pas trouvé de la documentation à ce propos).
L'importance du temps a été montrée par Benjamin Franklin
(cité par Max Weber 1964 : 44) à propos de l'esprit du
capitalisme : « Souviens-toi que le temps c'est de l'argent ». Mais
en dehors de l'esprit capitaliste et de son caractère mesurable, le
temps a des implications sociologiques importantes. Le temps est
précieux à plusieurs égards. D'abord, le temps est un
moment de l'action humaine permettant l'accomplissement d'activités pour
la vie. En disposer donc est très important. Ensuite, le temps est celui
des interactions sociales et des affaires.
Des données qui précèdent, il ressort que
les technologies modernes ont l'avantage de permettre l'acquisition d'un temps
supplémentaire à cause de leur rapidité. Notre
préoccupation à présent est de savoir quelle gestion les
femmes font du temps libéré par le moulin ?
93
Photo 10. Rang au moulin à
Koin
Photo Jn. P. Ki. Koin, le 2/1/2000. b). La gestion du
temps libéré
Afin de connaître la gestion que font les femmes de leur
temps, nous leur avons posé les questions suivantes : « Quels sont
les avantages du moulin ? Que fais-tu lorsque tu envoies ton mil au moulin ?
». Les réponses des femmes sont orientées dans deux
directions en fonction des réalités qu'elles vivent au quotidien.
Tandis que certaines disent qu'elles laissent leur mil au moulin ou le confient
à d'autres camarades pour aller vaquer à d'autres
activités ménagères (aller chercher de l'eau, du bois, des
légumes ...), pour d'autres cette pratique est difficile parce qu'on
vole le mil au moulin. Alors elles préfèrent rester auprès
de leur mil jusqu'à écrasement complet. Mais la question du temps
libéré est fonction de la rapidité du moulin.
Généralement lorsque les femmes reviennent tôt du moulin,
elles en profitent pour enchaîner avec les autres
94
activités ménagères afin de se
ménager un large temps de repos le soir. Nous constatons que les femmes
sont maintenant fréquentes dans les cabarets de yo
(bière de mil) le soir vers 17 h 30 - 18 h, heure à laquelle,
avant la venue de moulins dans certains villages, elles étaient
attelées à la préparation des repas. En effet, les femmes
reconnaissent que depuis l'arrivée des moulins dans les villages, elles
finissent de préparer avant la tombée de la nuit. Ceci indique
que le temps libéré par le moulin sert aussi aux loisirs tel que
boire une calebasse de yo en compagnie d'autres femmes ou même
rendre visite dans les familles amies. Disons que la gestion du temps
libéré par le moulin est liée à l'organisation
individuelle de chaque femme qui devra savoir le mettre à profit, car ce
temps tel que nous en parlons n'est jamais une suite continue d'heures libres.
Il est bien morcelé, reparti entre d'autres tâches
ménagères ; ces tâches sont loin d'être
supprimées par la présence du moulin. Enfin, face à la
contrainte financière imposée par le moulin, les femmes utilisent
également le temps libéré aux activités dites
génératrices de revenus (aspect que nous développerons
dans la prochaine sous-section).
En somme, les femmes emploient leur temps
supplémentaire à de multiples autres activités dans le
domaine ménager incluant la production et la transformation de produits
dont elles ne sont pas les seuls bénéficiaires. La
problématique du temps dans le cadre de notre étude
s'insère dans celle de la condition de la femme et dans celle de son
travail domestique. De nombreuses études (Riss,1989 ; Bisilliat, 1992 ;
Combes et Dévreux, 1992...) montrent que « le travail domestique
quotidien demande beaucoup de temps à la femme » (Riss, 1989 : 64).
Malheureusement, les données chiffrées permettant une
évaluation approximative du temps de travail domestique des femmes
manquent, comme cela l'est d'ailleurs pour l'ensemble de l'économie
domestique. Néanmoins, les travaux domestiques tels que la recherche
d'eau, de bois, le soin des enfants, la préparation des repas occupent
pendant de longues heures les femmes qui, de surcroît, s'adonnent aux
travaux champêtres pendant la saison des pluies. C'est au coeur de cette
réalité quotidienne que les technologies appropriées
prennent une importance comme moyen d'allégement du travail. De fait,
« la vie domestique de la femme connaît des améliorations
grâce à la vulgarisation des machines collectives » (Riss
1989 : 102). Cependant, ces améliorations ne sont pas sans influence sur
la vie économique de la femme.
95
|