Conclusion partielle
Dans ce chapitre il a essentiellement été
question des techniques et des technologies de mouture des
céréales. Nous avons vu que les technologies anciennes propres au
pays san remplissaient des fonctions techniques et symboliques en lien avec les
besoins et les représentations sociales. Ceci révèle que
la technologie n'est pas en dehors de la culture que nous définissons
comme l'ensemble des représentations et des manières de faire
d'une société. Au contraire, elle prend corps dans la
société et devient son expression culturelle. Ainsi, le mortier,
le pilon, la meule de pierre sont des éléments de la culture
matérielle des Sanan. Mais les sociétés évoluent
dans le temps avec leurs cultures. C'est pourquoi la culture matérielle
des Sanan s'est enrichie à un moment de son histoire par d'autres
éléments culturels étrangers que sont les moulins.
Ce passage d'une technologie à une autre constitue un
progrès et une innovation technologiques. A la lumière de la
théorie de la diffusion, selon laquelle un fait culturel
caractéristique d'une société donnée
pénètre dans une autre qui l'emprunte et l'adopte, nous pouvons
comprendre comment progressivement les moulins ont été introduits
et se sont répandus dans le département de Toma grâce
à des pionniers, des porteurs sociaux externes et internes. Comme
processus dynamique, l'innovation technologique a une profonde influence sur la
culture. Si le moulin remplit de manière rapide et efficace la
même fonction technique que les anciennes technologies de mouture du pays
san, il supprime cependant les fonctions symboliques et crée d'autres
représentations sociales. En outre il remet en cause l'ancienne
83
division sociale du travail. Ce faisant, il réorganise
les rapports sociaux. Les rôles et les places des femmes s'en trouvent
modifiés.
Le rapport de l'homme avec l'outil a été
également mis en relief dans ce chapitre à travers la question
des techniques du corps. Les techniques s'adaptent aux différents
outils. Le passage de la meule de pierre au moulin motorisé implique un
changement de technique et de logique. Tout cela révèle
finalement que l'être humain est un ensemble de possibilités,
capable de s'adapter et d'apprendre de nouvelles techniques.
Il importe cependant, par rapport aux différentes
couches sociales, d'étudier les incidences de l'innovation
technologique. C'est l'objectif du prochain chapitre consacré à
l'impact du moulin sur la vie des femmes du département de Toma.
84
CHAPITRE 4 : IMPACT DU MOULIN SUR LA VIE DES FEMMES
DANS LE DEPARTEMENT DE TOMA.
Si dans le chapitre précédent nous nous sommes
intéressé aux technologies de mouture, il convient dans le
présent chapitre de présenter et d'analyser leur impact. Par
impact, nous entendons l'influence qu'exercent les technologies sur la vie des
populations qui les utilisent. Cette influence naît de la relation
dynamique entre l'homme et l'outil. Les effets des moulins, dans le
département de Toma, se manifestent au niveau de toutes les couches
sociales d'une manière ou d'une autre. Tout en ne négligeant pas
les autres composantes de la société, nous avons choisi
d'étudier l'impact sur les femmes à qui revient, à plein
temps, l'activité de transformation des aliments dans leur rôle de
ménagères. Procédant par la méthode comparative,
nous présentons ici les différents points de vue des femmes pour
mieux mettre en évidence l'impact du moulin par rapport à la
meule en silex. Notre présentation s'articule autour de quatre axes :
L'impact d'ordre physico-biologique, le temps de travail féminin,
l'impact sur la vie économique et l'impact sur la vie sociale. Les
données présentées ici sont celles de nos enquêtes
et observations de terrain.
1. IMPACT D'ORDRE PHYSICO-BIOLOGIQUE.
La culture a une composante biologique dans la mesure
où les activités sociales réagissent sur l'organisme
humain. C'est pourquoi, le sociologue et l'anthropologue ont aussi pour objet
l'étude des phénomènes physico-organiques car ceux-ci
concernent l'homme et son environnement. La prise en considération de
ces phénomènes, à travers une analyse croisée, leur
permet de comprendre certains comportements et institutions sociaux et de
rendre les interprétations pertinentes. L'impact physico-biologique du
moulin intègre les dimensions sanitaire et nutritionnelle.
D'un point de vue sanitaire, le repos et l'absence de fatigue
physique constituent les premières réponses de la totalité
des femmes à la question « quels sont, selon vous, les avantages du
moulin ? ». Les femmes disaient : « A na da susui ko wo la
» (« Il est venu nous donner le repos ») ou encore
« A na da noma bo wo mii ni » (« Il est venu
enlever de notre tête
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la fatigue »). Littéralement
rapportées ainsi, ces expressions mettent bien en relief un rapport
entre la présence du moulin et le corps humain. Comparativement au
mortier et à la meule, le moulin présente des avantages pour
l'organisme humain. L'expression « enlever de la tête »
présente la fatigue occasionnée par la meule ou le mortier comme
un fardeau dont le moulin décharge les femmes. C'est bien d'ailleurs
dans ce sens que la plupart des études de cas sur les moulins signalent
que le moulin « allège » la fatigue des femmes dans leurs
travaux ménagers. A titre d'exemple, Marie-Christine Gueneau (1986 : 61)
écrit : « Le moulin prend en charge la phase de préparation
du mil la plus pénible, celle de la mouture des grains,
traditionnellement effectuée par écrasement entre deux pierres.
Le moulin est donc l'instrument d'une moindre pénibilité de
travail des femmes ». Les femmes interrogées ne manquent pas
d'exprimer leur douleur : « Le jour où tu écrases sur la
meule, nous dit une femme, elle te fatigue ; le lendemain tu ne peux
plus rien faire. Ta poitrine se contracte, ton cou se raidit, tu as mal aux
bras et aux épaules ; tes paumes chauffent ». Comme travail
manuel, la mouture à la meule demande une dépense
énergétique à tout l'organisme humain. Un effort excessif
demandé aux muscles finit par les endolorir. Il convient en effet de
signaler que dans l'ordre des étapes des travaux de la
préparation du mil en pâte, la mouture intervient en
cinquième position, soit en avant-dernière position, après
la séparation du grain de l'épi, le vannage, le nettoyage et le
décorticage. Cette chaîne d'activités occupe les femmes
pendant toute la journée de cuisine. Selon Sautier et
Odéyé (1989 : 51), « le rendement horaire moyen du
décorticage au pilon a été calculé au
Sénégal : de 9,3 à 13kg/h/femme (...). Le
CRDI17 (1983) donne un temps de pilonnage de 11à 21 minutes
pour 3kg de grains (...). Le décorticage manuel est donc une
opération longue et pénible (dépense
énergétique de 20à 62kJ/kg) ». En outre, signalons
qu'il n'est pas évident que les dépenses
énergétiques des femmes sont proportionnellement
compensées en calories et vitamines.
Si la pénibilité du travail de mouture doit
être mise en rapport avec la nature même de l'activité, elle
doit être également évaluée par rapport au nombre de
personnes à la charge de chaque femme par famille. Mahaman (1990 : 27),
étudiant le cas des femmes nigériennes, écrit à ce
propos : « Il est important de signaler à titre d'exemple que pour
nourrir une famille moyenne de cinq (5) personnes travaillant aux champs, il
faudrait moudre par jour environ 15 kilogrammes de grains, et dire que ces 15
kilos doivent être travaillés par une seule personne serait
vraiment une corvée ». Certes, la quantité de 15 kilogrammes
pour 5 personnes nous
17 CRDI : Centre de Recherche pour le
Développement International (Canada).
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paraît une exagération. On imagine mal une
personne consommant 3 kilogrammes de nourriture par jour. Mais la taille des
familles est ici une donnée importante pour comprendre la souffrance des
femmes dans leurs activités ménagères. Les
résultats de notre enquête montrent, sur 20 familles, un effectif
moyen de 9 personnes à charge par femme. Il faudrait, pour la ration
journalière de 9 personnes, doubler la mesure d'une boîte de 3,5
kilogrammes de grains (soit 7 kilogrammes). Or, piler et moudre une telle
quantité de grains n'est pas une tâche facile pour une seule
femme. Nous convenons donc que la taille des familles, la quantité de
grains à travailler, la nature même de l'activité, le temps
de travail et l'état rudimentaire des outils concourent conjointement
à la pénibilité de la transformation des
céréales chez les femmes.
Par ailleurs, outre la question du repos et de
l'allégement de la fatigue, beaucoup de femmes à Toma, (où
il y a déjà une longue expérience du moulin), nous
montraient leurs paumes devenues lisses depuis qu'elles ne se servent plus de
la meule. La présence du moulin diminue les risques de courbatures, de
contraction de la poitrine et de cancérisation des mains. Cependant chez
certaines personnes, le pilon laisse encore une grosse croûte sur le
pouce (Cf. Photo n°9). Si, comme exercice physique, la mouture des grains
sur la meule peut constituer un sport, elle détériore plus vite
la santé des femmes de constitution fragile. Ce qui peut avoir des
répercussions sur leur vivre en société.
Déjà, la fatigue de la journée peut, à elle seule,
être cause d'incompréhension entre la femme et son mari face
à certaines exigences de ce dernier.
La prise de conscience de la pénibilité de
l'écrasement manuel des grains fait que, de nos jours, le moulin
devienne une exigence de mariage dans les villages du département de
Toma : « Par crainte de la souffrance et de la fatigue, dit un
jeune homme de Sawa, certaines filles te demandent d'abord si un moulin
existe dans votre village avant d'accepter de devenir ta femme. Toutes nos
filles vont se marier à Toma à cause du moulin ». Comme
pour attester cet état de fait, les femmes âgées, que leurs
brus ont relayées au foyer et qui n'ont connu que la mouture à la
meule, trouvent que le moulin est venu rendre les femmes paresseuses. «
Wosèn woa wara, dié ne n yiri kwè mãsin gana ?
Ma n boé do n da wosa mièn nè n wudi lè ko nla , aa
miè, n bii n ton woatan » (« De notre temps, qui
pensait au moulin ? Lorsque tu reviens du champ le soir, on te donne le mil et
le repas est prêt avant que les gens ne dorment »). On note une
certaine fierté chez ces femmes à raconter leur passé. Ces
propos nous semblent relever du phénomène de conflit de
générations. Car les femmes qui ont fait l'expérience de
la meule puis du moulin trouvent que leur situation était proche de
l'esclavage. « Nous nous tuions » disent-elles («
wo wo gwan ndini dii »).
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A ce niveau, nous pouvons pour l'instant conclure que le
moulin permet aux femmes de conserver leur santé, en leur
épargnant la dure corvée de la mouture manuelle.
Du point de vue de la consommation, les femmes signalent la
finesse de la farine obtenue au moulin par rapport à la meule. Elles
évaluent cette qualité en fonction de l'absence des grains de
pierre dans la farine. Cette absence de grains de pierre est un avantage dans
la mesure où elle concourt à diminuer le taux de maladies de
ventre ou d'appendicite. De plus, le moulin sort une farine
hygiéniquement propre et dispense de l'usage d'un tamis pour
éliminer les saletés.
Au total, le moulin présente pour l'organisme humain
des avantages importants pour la santé, en lien direct ou indirect avec
la vie sociale. Tandis que la meule participe à la réduction
progressive et rapide de la force de travail, le moulin conserve l'individu. Un
homme de Toma nous disait : « Depuis que le moulin est là, nos
femmes sont regardables ; elles ont belle apparence ». Outre son
impact physico-biologique, le moulin garde une place importante dans le temps
de travail des femmes.
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Photo 9: Marques laissées par le pilon sur la
main.
Photo Jn. P. Ki, Toma, le 27/8/1999.
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