4. LES REPRÉSENTATIONS SOCIALES AUTOUR DU
MOULIN.
Qu'est-ce qu'une représentation sociale ? Quelle peut
être son importance dans le contexte de notre étude ? La
représentation sociale est, selon Denise Jodelet (1989 : 36), « une
forme de connaissance, socialement élaborée et partagée,
ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une
réalité commune à un ensemble social ». Il s'entend
alors que les représentations sociales sont un « savoir de sens
commun », des systèmes de pensée et d'interprétation
organisant la vie sociale tant au niveau des conduites que de la communication
sociale. Ce faisant, les représentations sociales jouent un rôle
important « dans le maintien de l'identité sociale et de
l'équilibre socio-cognitif qui s'y trouve lié » (Jodelet
1989 :51). L'arrivée du moulin dans le département de Toma comme
nouvelle technologie ne manqua pas de donner lieu à la production de
représentations sociales.
Selon la première personne ayant introduit le moulin
à Toma en 1962, Joseph Korpan Ki, et les femmes interrogées,
autant le moulin suscita vite l'attrait et la curiosité des femmes,
autant il entraîna des résistances. En effet, « beaucoup
de personnes disaient que la pâte préparée à partir
de la farine sortie du moulin n'était pas bonne. EIles disaient que la
pâte avait un goût de gas-oil, qu'il y avait du fer dedans.
Certains hommes trouvaient que « sa
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pâte» étaient gluante (« a wu a
zoron ») et qu'elle ne rassasiait pas ». Relevons ici que tout
changement de situation fait apparaître très vite les
différences avant le temps de l'adaptation. Ainsi en est-il du
goût du gas-oil et du fer. Le fait que la pâte soit
considérée comme « gluante » était dû
à la grande finesse de la farine obtenue au moulin. Le moulin
écrase fin, alors la pâte ne peut qu'être lisse
comparativement à la farine de la meule qui contient des débris
de granite. Tout ceci nourrit des représentations. Une relation est vite
établie entre la douceur de la pâte et sa digestion rapide. Ainsi
on peut dire alors que « la pâte du moulin » ne rassasie pas.
Ces premières réactions ont, selon les personnes
interrogées, poussé certains maris à interdire à
leurs femmes l'usage du moulin.
Par ailleurs, beaucoup de femmes trouvaient aussi que la
farine obtenue du moulin était difficile à préparer.
« A wu basii don goon nè » ( « Sa pâte
fuit dans la marmite ») disaient-elles ; ou bien encore « A
wu kokore » (« Sa pâte forme des boulettes farineuses
»). Le problème ici est clair, c'est celui de la
maîtrise de la préparation de la farine lisse. La
préparation de cette nouvelle qualité de farine nécessite
un apprentissage par des gens qui pourtant savent déjà
préparer. L'adoption d'une technologie nouvelle est synonyme ici de
changement des habitudes. C'est également là que le changement
peut être appréhendé comme une rupture. « Tout
apprentissage requiert rupture, tout changement véritable signifie crise
pour ceux qui le vivent ». (Crozier et Friedberg : 1972 : 400).
Une analyse plus approfondie de ces données
révèle que nous nous situons au niveau des étapes de
l'adoption des innovations. Comme élan de décision d'accepter
l'innovation et de modifier le comportement, l'adoption est définie par
Van Den Ban (1994 :115) comme un « processus mental par lequel l'individu
passe de la connaissance initiale d'une innovation à la décision
de l'accepter, de la pratiquer ou de la rejeter, cette décision
étant ultérieurement confirmée ». Les
représentions sociales participent de la disposition mentale des
populations au sujet de l'innovation. Nous retrouvons ici la dimension
culturelle de l'innovation technologique. Il y a nécessairement
rencontre de cultures ou acculturation qui peut réussir ou
connaître un échec. En effet, comme le souligne Treillon (1992 :
47) « toute innovation est confrontée à un ensemble
structuré de normes, de règles et de valeurs correspondant
à l'environnement symbolique propre à une communauté. A
défaut d'intégration possible à ce niveau, la
nouveauté a tendance à être rejetée ». Ceci
explique pourquoi au départ certains hommes interdisaient l'usage du
moulin à leurs femmes. Par ailleurs, le moulin est vu, aujourd'hui
encore, comme un outil des Blancs dont beaucoup de personnes dans les villages
ignorent le mode de
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fonctionnement. Le moulin, comme d'autres engins
motorisés, est toute une mécanique qui échappe au commun
des villageois et de surcroît aux femmes qui ont peu d'occasion de les
manipuler. Et par rapport aux avantages du moulin, on entend facilement dire
« les Blancs sont venus nous donner du repos » («
Nansaran man ne da susui ko wo la »). Si la relation du moulin au
Blanc dit son origine, il reste dans les consciences un objet lointain, non
encore approprié mais dont on peut profiter des effets bienfaisants. Par
métonymie, les gens substituent le Blanc au moulin. Ainsi, le repos
procuré par le moulin est perçu ici comme le résultat
d'une action salvatrice du Blanc ou de l'Occident si on ne veut pas parler en
terme de race. La réalité sous-jacente de ces propos est celle de
la reconnaissance d'une supériorité technique qui
différencie les sociétés. Cette supériorité
technique s'évalue au rendement de l'outil ou de la méthode
utilisée. Selon Ecrement (1984 :60) citant Marglin (in Gorz A.
,Critique de la division du travail, Seuil, Paris , 1973, P.48),
« une méthode de production est dite technologiquement
supérieure à une autre si elle crée plus de produits avec
les mêmes facteurs (effectifs de main-d'oeuvre diversement
qualifiée, durée et intensité du travail, matières
premières, énergies, équipement de production ...) ou
encore si elle crée la même quantité de produits avec
proportionnellement moins de facteurs ». Ecrement donne ailleurs une autre
citation de Marglin complétant cette première définition
de la supériorité technique : « Une méthode de
production est dite technologiquement efficace s'il n'existe aucune autre
méthode technologiquement supérieure qui puisse lui être
substituée hic et nunc » (idem, p. 94). Les villageois
sont conscients de cette réalité dans le cas du moulin et de la
meule de pierre. Il y a supériorité technologique d'une culture
par rapport à une autre à partir du constat de la
différence d'efficacité des outils. Toutefois, signalons qu'en
vérité, les résultats s'évaluent par rapport au
contexte. Car ce qui semble supérieur ou efficace pour les uns peut ne
pas l'être pour les autres.
Par ailleurs, le caractère mécanique du moulin
fait croire à certaines personnes que ce dernier « ne se
fatigue pas ». Cette réflexion est d'ailleurs courante chez
les Sanan qui considèrent que le fer résiste à tout :
« Waa ne wé folo a ? ». Littéralement, cette
phrase se traduit par « Qu'est-ce qui peut faire souffrir le fer ?
». C'est ainsi que certaines personnes ne comprennent pas pourquoi
après deux ou quatre heures de fonctionnement, il faut laisser le moulin
« se reposer ». Le moulin incarne une puissance de travail
qui n'existe pas chez la personne humaine. En outre les femmes pensent que son
maniement convient aux hommes et non à elles. En fait, elles ne peuvent
penser autrement dans un contexte culturel où la métallurgie est
réservée à l'homme et le travail de la glaise à la
femme, si l'on se réfère à l'exemple du forgeron et de la
potière.
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D'autres représentations naissent autour des moulins en
ce qui concerne la propriété. Les moulins individuels des
commerçants sont vus et considérés comme tels en rapport
au commerce et à la propriété privée tandis que les
moulins des groupements sont liés à l'aide et à la
propriété collective. Il s'ensuit alors des différences de
comportements selon que l'on est chez tel ou tel propriétaire ou au
moulin communautaire.
Pour nous résumer, les représentations sociales
nous permettent d'aller au coeur de la complexité des interactions entre
la diffusion des techniques et la dynamique du changement social. Et «
étudier ce que les utilisateurs font (et ne font pas), les
représentations mentales qu'ils associent à ces usages, c'est
éclairer les modalités d'appropriation de la technique par la
société » (Scardigli, 1992 :11).
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