b). Instruments et techniques de mouture.
Dans le département de Toma, comme dans tout le pays
san, ce sont les femmes qui ont la maîtrise des techniques et
technologies de mouture. La mouture des grains s'insère dans la grande
chaîne de transformation alimentaire qui commence par la
séparation des graines des épis, se poursuit par le
décorticage, le séchage, la mouture et se termine par la
préparation de la pâte de mil. Au pays san, broyer le grain est
l'une des tâches principales assignées à la femme dans sa
fonction de ménagère chargée de la cuisine. La meule est
l'outil principal auquel est associé le mortier à pilon. Divers
instruments sont utilisés à chacune des étapes de la
transformation alimentaire.
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+ Le mortier et le pilon (cf. photo n°2)
Le mortier et le pilon sont des instruments en bois
taillé fabriqués et vendus généralement par des
artisans du village. Mortiers et pilons sont de tailles variables en pays san
pour des questions de commodité. Mais leur usage exige de la femme,
comme première technique, la stature droite du corps. Il faut remarquer
que si ces instruments servent essentiellement pour le décorticage et le
pilage chez les femmes sanan, ils sont très rarement utilisés
pour la mouture du mil. Les femmes font le broyage des céréales
au mortier lorsqu'elles ont du maïs ou lorsqu'elles veulent
préparer des galettes de mil. La technique de mouture au mortier est
utilisée surtout par les Peuls dans le département de Toma.
Comment se passe généralement l'opération
de pilage ? Bien souvent les femmes se mettent en groupe pour le pilage et le
décorticage. A tour de rôle et selon une certaine cadence,
rythmant et accélérant ainsi l'action de piler, chaque femme
lève et fait descendre son pilon dans le mortier. Parfois des
claquements de doigts au contact du pilon accompagnent cette activité.
De temps en temps une femme lance son pilon en l'air et le rattrape sans casser
le rythme de pilage.
Mais, le pilon et le mortier exigent de la femme, pour leur
maniement, de l'énergie et ont une incidence sur son physique. Ces
outils de travail laissent leur marque sur les paumes des femmes qui se
durcissent et forment des cals.
Signalons enfin que dans la culture san, le pilon remplit
d'autres fonctions que celle de piler. Nous savons par exemple qu'en cas de
profanation de la brousse12 par un acte sexuel, dont le manque
prolongé de pluies est supposé en être la
conséquence, les rites religieux de réparation nécessitent
une reprise symbolique et publique de l'acte sexuel par les coupables qu'on
fouette. A défaut des intéressés, les Sanan juxtaposent
deux pilons. Ceci explique que les Sanan attribuent un symbolisme au pilon
à partir de sa forme qui renvoie au phallus.
12 Les Sanan considèrent que la brousse est
sacrée.
60
Photo 2: Pilon et mortier
Photo Jn. P. Ki. Toma, le 21/8/1999
+ La meule en pierre. (cf. photos N°3 et 4)
Du point de vue des femmes lors de nos enquêtes, la
meule en granite telle qu'elle existe de nos jours encore dans le
département, fait elle-même l'objet d'une importation depuis les
régions de Kiembara (environ 60 km au nord de Toma) et de
Dédougou (90 km à l'ouest de Toma). Avant la pierre en granite,
existait la latérite taillée. Celle-ci avait pour
inconvénient majeur de s'effriter rapidement et de rougir la farine de
mil. On trouve encore des restes de ces pierres taillées dans certaines
concessions. L'avantage du granite c'est sa résistance.
La meule de granite se compose de deux éléments
: une partie principale, gii dan, la "meule-mère", de forme
rectangulaire (environ 45 cm sur 30 à 35 cm) fixée à peu
près à hauteur de 80 à 90 cm du sol sur une
élévation en terre battue, et une partie secondaire, gii
né, la "meule-fille", (une barre de granite de longueur à
peu près égale à la largeur de la meule-mère)
61
que la femme promène à la surface de la «
meule-mère » dans un mouvement de va-et-vient en exerçant
une pression sur les grains pour les écraser. Disons qu'il s'agit d'une
meule et d'un broyeur.
Ici, la femme adopte une position courbée et appuie de
toutes ses forces sur la "meule-fille". De temps en temps elle dépose
sur la « meule-mère » quelques grains à l'aide d'une
main pendant que l'autre continue de remuer la « meule-fille ». Le
broyage des céréales est une opération longue et
pénible durant laquelle la femme fait des pauses pour reprendre son
souffle.
Photo 3: Meules « mère » et « fille
» Photo 4: Mouture du mil.
Photos Jn. P. Ki. Toma, le 13/1/2000.
Les Sanan établissent un rapport de filiation entre la
meule et le broyeur. D'où les termes « meule-mère » et
« meule-fille » qui ont une signification symbolique. Ce symbolisme
est celui de la reproduction. En san, le mot gii donné à
la meule signifie aussi « multiplier, devenir beaucoup, germer ». En
outre, la position du broyeur par rapport à la meule rappelle l'enfant
au dos de sa mère.
+ Le balai et le tamis
A proprement parler, le tamis, tèmè,
n'est pas un instrument de mouture, mais il intervient aussitôt
après la mouture pour tamiser la farine obtenue et la débarrasser
de la balle ou d'éventuelles fourmis attirées par la farine et le
mil. Pendant et à la fin de la mouture, la femme utilise
régulièrement un petit balai, gii mèsè,
pour rassembler les grains dispersés et le restant de farine.
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+ Le totoarè, instrument d'habillage de la
meule.
Le totoarè est une sorte de poinçon
emmanchée servant à donner à la meule et à la
meulette une surface rugueuse afin de faciliter l'écrasement des grains.
Le totoarè est un instrument indispensable à toute femme
qui dispose d'une meule, car son utilisation est régulière. De
plus, la femme se repose mieux si la meule est bien poinçonnée.
L'usage du totoarè exige une grande adresse et un savoir-faire.
En effet si la surface de la meule devient trop granuleuse, elle
n'écrase pas bien ; de même que si elle est trop lisse.
L'habillage des meules métalliques des moulins, qui consiste à
entailler leurs surfaces travaillantes d'une série de rayons, peut
être rapproché de cette technique locale du pays san.
Photo 5. Femme san poinçonnant la meulette avec un
totoarè
Photo Jn. P. Ki, Toma, le 13/1/2000
Ces instruments et ces techniques qui constituent une partie
de la culture matérielle des Sanan se trouvent aujourd'hui
sanctionnés par la révolution du moulin, et sont mis au rebut en
l'espace de dix ans. Dans certaines familles, on n'y recourt que quand le
moulin est en panne ; mais dans d'autres familles, les meules n'existent plus.
L'usage optimal de tous ces instruments nécessite certaines techniques
du corps auxquelles le socio-anthropologue doit s'intéresser.
63
+ Des techniques du corps
Nous limiter à une classification des formes d'outils
n'aurait pas une pertinence anthropologique. Car comme le dit Leroi-Gourhan
(1965 : 35) « l'outil n'est réellement que dans le geste qui le
rend efficace ». Les méthodes de transformation alimentaire
relèvent de tout un art chez les femmes sanan. Autrefois, dans certaines
concessions, un grand vestibule (à l'entrée) servait d'espace
commun à l'édification des meules individuelles des femmes
desdites concessions. Selon le nombre de femmes, on trouvait (même
aujourd'hui encore) un alignement de meules allant parfois jusqu'à huit
(Cf. Annexe 4.2). Ces vestibules étaient le lieu par excellence
où les femmes fredonnaient seules quelques chansons populaires et
où les cantatrices pouvaient avoir quelque inspiration pour des
prestations publiques ultérieures. Lorsque les femmes se retrouvaient
nombreuses au même moment, on assistait parfois à un
véritable concert composé de chants, scandés de
"yililili"13, traitant directement ou indirectement
d'actualité, de la condition féminine ou visant une personne
particulière. Nous pensons que ce plaisir lié au travail de
mouture soulageait, comme pour le pilage, la peine y afférant. En effet
malgré l'humeur joyeuse des femmes, toute l'activité s'accompagne
de grosses gouttes de sueur et se solde avec le temps par le durcissement des
paumes en une forme de cancérisation.
Dans cette activité de mouture, langage et geste
s'harmonisent pour créer un rythme rendant l'exercice agréable.
Les reprises de refrains en choeur par les femmes donnent à cette
activité toute sa dimension sociale. Il y a lieu de rappeler ici avec
Mauss (1950 :372) que « le corps est le premier et le plus naturel
instrument de l'homme. Ou plus exactement, sans parler d'instrument, le premier
et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de
l'homme, c'est son corps ». Le corps humain est la mesure de tout, c'est
pourquoi nous lui accorderons une place dans l'analyse de l'impact du moulin
sur les femmes au chapitre 4.
Nous récapitulons ces quelques indications en
précisant que la présentation des technologies locales de mouture
des céréales trouve son intérêt dans la
problématique de la technologie culturelle. Chaque société
fabrique les instruments en fonction de ses besoins et de son environnement.
Les formes, les modes d'utilisations et les symbolismes de ces instruments sont
l'expression de la culture de cette société.
13 Au pays san le yililili est un cri
d'acclamation que seul les femmes poussent à certaines occasions pour
encourager l'auteur d'une action, d'un discours, d'un chant, etc. pour
manifester leur satisfaction. Le yililili est une technique de
remuement de la langue dans le sens transversal (de gauche à droite) de
la bouche. Un yililili bien prononcé s'entend au moins à
200 mètres.
64
Cette section nous a permis de mettre en relief la
catégorie sociale qui, dès les origines mythiques, fait de la
mouture des céréales, sa part dans la division sociale et
sexuelle du travail. Les techniques du corps accompagnant le maniement des
outils montrent l'importance de la dimension corporelle dans toute
activité humaine. Loin d'être figées, ces techniques
changent et s'adaptent à l'environnement technologique. Ainsi en
sera-t-il au sujet des moulins dans le département de Toma.
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