Conclusion partielle.
Tel se présente le site de notre étude : un
milieu essentiellement rural. Les conditions climatiques défavorables
influent sur la végétation et la pluviométrie, rendant
ainsi le milieu naturel rude pour la population dont l'activité est
totalement agricole. En effet, les habitants du département de Toma
luttent pour produire, conserver et transformer les produits de leurs champs
avec des moyens technologiques assez rudimentaires. L'apport de certaines
technologies appropriées (charrettes, culture attelée,
moulins...) et d'infrastructures de développement reste un appui
important pour les populations.
La problématique sous-jacente à ce chapitre est
celle du rapport entre milieu et technique ou entre milieu et innovation
technologique. Toute innovation technologique est fonction du milieu
géographique comme du milieu social. Et tout apport de technologies
nouvelles dans un milieu vise à opérer un changement
significatif. Dans la mesure où notre étude s'inscrit dans cette
ligne, il importe d'abord de tenir compte de ce milieu pour mieux
évaluer les incidences de l'innovation en matière de moulins
à grains. Comme le fait remarquer Guy Rocher (1968 : 57), « On ne
peut apprécier l'influence réelle de la technologie sans tenir
compte du contexte culturel où elle se trouve...elle (la technologie)
relève en même temps du monde des choses et de l'univers de la
pensée, des attitudes et des valeurs ».
La présentation de la société san, dans
le contexte de l'étude des technologies appropriées, a son
intérêt dans la dynamique du rapport technologie et
société. Les technologies importées trouvent en place une
structuration sociale sur laquelle elles auront un impact :
54
l'organisation économique et politique, les rapports de
parenté, les rapports de genre en lien avec la division sexuelle du
travail, les places et les rôles sociaux en seront affectés. La
technologie nouvelle ne sera appropriée que lorsqu'elle aura pris place
au coeur de cette structuration sociale.
Le prochain chapitre nous présente les
différentes techniques et technologies de mouture des
céréales du département de Toma.
55
CHAPITRE 3 : TECHNIQUES ET TECHNOLOGIES DE MOUTURE
DES CEREALES
Le présent chapitre analyse le passage d'une
technologie à une autre dans le département de Toma. Il s'agit de
la technique de mouture traditionnelle à la meule dormante, puis de
celle avec le moulin motorisé. Nous accordons une importance
particulière à cette évolution, car elle nous permet de
comprendre, à travers une analyse dynamique, les changements intervenus.
Cette présentation s'articule autour de quatre points : Les techniques
et technologies anciennes, les moulins comme technologies nouvelles, le
système de mouture et les représentations sociales autour du
moulin.
1. LES TECHNIQUES ET TECHNOLOGIES ANCIENNES DE
MOUTURE.
La mouture des céréales en pays san, comme chez
beaucoup de peuples dans le monde, s'est faite bien longtemps avant
l'arrivée du moulin grâce à des outils technologiques
tirés de l'environnement immédiat et du génie
créateur du peuple san. Chez les Sanan on trouve la meule en pierre
accompagnée d'autres instruments ménagers destinés aux
transformations alimentaires tels que le pilon, le mortier et le tamis. Ces
instruments sont surtout maniés par les femmes à qui revient
l'art de la préparation alimentaire. L'intérêt de ce
chapitre par rapport à notre problématique, c'est de nous
permettre de mieux évaluer l'impact du moulin dans la condition de vie
des femmes du département de Toma. Nous pensons en effet que c'est en
partant des technologies existantes que nous pouvons mieux évaluer
l'apport de celles qui sont importées.
a). Les origines de la technique de mouture des grains chez
les Sanan.
L'usage de la pierre par l'homme remonte à
l'antiquité. Première trouvaille technologique de l'homme, la
pierre, surtout le silex et le granite, s'est montrée depuis lors
efficace. "Il semble, dit l'historien et archéologue Posnansky (1987 :
507), que les minerais extraits étaient broyés au moyen de pilons
de pierre". Il serait très difficile de dresser un listing des
différents usages de la pierre. Mais pour le sujet qui nous concerne, il
reste clair toujours selon le même archéologue
56
que "la pierre était presque certainement extraite
à des fins variées, la plus importante étant la
fabrication d'outils de pierre polie et de meules. De nombreuses
sociétés utilisaient des meules dormantes et portaient leurs
graines jusqu'à un affleurement rocheux où elles pouvaient
à la fois faire sécher leurs provisions et moudre des graines ou
broyer des aliments végétaux". La pierre est donc très
importante dans l'histoire alimentaire des hommes.
A la suite des historiens de la technologie qui ont
tenté de trouver les origines de la technologie dans les mythes des
divinités grecques, nous nous sommes intéressé aux mythes
sur la mouture des grains chez les Sanan. Deux récits existent.
+ Premier récit.
Le récit suivant nous a été livré
par une femme de Koin.
"Un jour, un chasseur alla trouver un génie en
train de moudre du grain sur du granite. Il resta à l'observer. A son
retour au village, il en parla à son père. Celui-ci lui dit de
prendre prochainement son courage à deux mains pour mieux l'observer. Le
lendemain, le chasseur s'enquit de la mouture et de ses raisons auprès
du génie. Le génie lui posa alors cette question : "Vous les
Sanan, vous ne connaissez pas cela ? Et il lui expliqua : "Quand on pile le
mil, on l'écrase pour pouvoir le préparer en pâte". De
retour à la maison, le chasseur raconta à son père tout ce
qu'il avait vu et ce que le génie lui avait dit. Ils
décidèrent alors d'en faire pareillement. Depuis ce temps, les
Sanan savent moudre et préparer la pâte de
mil."10
+ Deuxième récit.
Ce récit nous a été fourni par un homme
de Toma. Il commence ainsi :
"Autrefois les Sanan ne connaissaient pas le wu
(pâte à base de farine de mil) et mangeaient le mil bouilli. Un
jour, une femme partit en brousse pour chercher des légumes. Elle eut
soif. Elle entra chez des génies et en trouva un. Elle lui demanda de
l'eau à boire. Le génie lui dit de s'asseoir. Elle s'assit. Entre
temps arrivèrent de leur promenade les enfants du génie qui
trouvèrent la femme. Ceux-ci demandèrent à leur
mère de leur donner à manger. Elle leur dit de patienter le temps
d'écraser des grains de mil. Alors elle prit les grains, les
déposa entre deux pierres et les écrasa. Elle ramassa la farine
obtenue, fit du feu et versa la farine dans la marmite quand l'eau bouillit.
Elle malaxa ensuite la farine avec une spatule pour obtenir une
10 Récit recueilli le 3/01/00 à Koin.
57
pâte. Lorsque la pâte atteignit un
degré suffisant de cuisson, elle l'enleva et fit des parts qu'elle donna
à ses enfants et à la femme san qui en mangea. Celle-ci trouva
que c'était bon. De retour à la maison, la femme imita le
génie en écrasant le mil et en le préparant. Depuis ce
temps, les Sanan connaissent la pâte de mil"11.
Si l'origine de la technologie ne se trouve pas dans la
mythologie mais plutôt les besoins de l'homme en face d'un environnement
à transformer, le mythe peut au moins aider à comprendre comment
les hommes et les sociétés se représentent la technologie
à travers leurs systèmes de valeurs et l'intègrent dans
leurs comportements et leurs attitudes. L'analyse de ces deux récits
semblables et dissemblables en quelques aspects nous conduit à dire que
si la source de certains savoirs peut se trouver en dehors du groupe social,
ici le groupe san, ces mêmes savoirs techniques peuvent faire l'objet
d'un apprentissage et surtout d'un emprunt, selon la théorie
diffusionniste. A travers ces deux mythes, il nous apparaît clairement
que les Sanan tentent d'expliquer non seulement l'origine de la mouture des
grains et de leur préparation en pâte, mais encore comment se
fonde leur culture technologique. Dans ces récits, les instruments
techniques sont la pierre, le feu, la marmite (ou le canari), le mortier et le
pilon. Les acteurs sont les génies et les humains
représentés par le chasseur, son père et la femme. Le
cadre de la rencontre entre ces acteurs est le cadre familial des génies
si on fait référence aux enfants du génie dont le second
récit parle. La communication et l'observation semblent être la
base de l'apprentissage et de l'imitation a posteriori. Enfin,
l'adoption et l'appropriation sont la phase finale du processus d'apprentissage
de l'art de la mouture et de la préparation culinaire, disons de toute
innovation technologique : "Depuis ce temps" (sous-entendu jusqu'à nos
jours) les Sanan savent faire... En définitive, ces mythes posent le
problème de l'innovation technologique en pays san. La forme de
l'innovation ici n'est pas l'invention du nouveau au sein du milieu social
technique lui-même, mais l'adoption d'un élément nouveau
pris ailleurs, à un autre milieu technique. En cela l'innovation
consiste en un enrichissement d'un savoir-faire culturel existant : le passage
du mil bouilli à sa transformation en farine puis en pâte cuite
avant de le manger.
Ces deux mythes ont une grande portée pour notre sujet.
Ils s'appliquent très bien au contexte de l'introduction et de
l'adoption des moulins comme processus d'emprunt d'une technologie nouvelle.
Une analyse comparative des deux contextes nous permet de faire
11 Récit selon Sô Benoît Kossonguin né
en 1931, recueilli le 12/01/2000.
58
l'interprétation suivante : à l'instar du
chasseur du premier mythe, quelqu'un est allé à l'aventure et a
découvert une nouvelle technologie : le moulin. Beaucoup d'innovateurs
sont, certes, ceux qui sont sortis de leur milieu quotidien de vie. Mais la
découverte seule ne suffit pas. Pour que le moulin soit une technologie
appropriée, adoptée dans la culture san, il faut bien observer et
apprendre ; au besoin, retourner comme ce chasseur sur les lieux une seconde
fois. C'est pourquoi le processus de l'innovation technologique, processus de
diffusion et d'emprunt culturel, demande du temps et de la
persévérance. Le moulin est venu. Les Sanan l'ont
préféré à la meule de pierre. Depuis lors, les
Sanan écrasent leurs grains au moulin pour la préparation des
repas.
Mais le moulin n'est pas sans impact sur les femmes sanan
(traditionnellement attelées à la mouture manuelle sur la pierre)
ni même sur l'ensemble de leur région. C'est cet impact et le
changement social apportés que ce travail veut étudier
Ces mythes nous invitent à présent à la
présentation des technologies et techniques de mouture des grains dans
le département de Toma.
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