2.2. L'écriture de la Négritude
S'il est judicieux de considérer Batouala de
René Maran comme le premier véritable roman nègre, alors
que cet auteur antillais s'appliquait à critiquer ab irato
l'administration coloniale au Tchad, c'est parce que réellement le roman
négro-africain ou mieux la littérature négro-africaine est
née d'une tension politique et culturelle, et loin d'être
évasive, fantastique ou onirique, elle est a contrario chaude, critique,
réaliste et fortement engagée. Ce qui a donné naissance
à ce qu'on pourrait appeler une « écriture de la
Négritude » est bien sûr l'acceptation et l'affirmation de
l'identité du Noir, à travers un cri retentissant à la
liberté.
2.2.1. La Négritude : une écriture de
race et de classe
Vers les années 1930, c'est le règne et le
triomphe des idées de la Négro-Renaissance qui cherche à
réhabiliter l'homme noir dans sa dignité bafouée. 1930,
c'est le règne et le triomphe des idées de l'école
haïtienne sous l'égide et l'initiative de René Maran et du
Docteur Jean Price - Mars. Ici aussi, ce sont les civilisations noires qui
doivent être réhabilitées et qui sont portées aux
nues. 1930, c'est l'année de la rencontre de la plupart des
intellectuels noirs à Paris : Césaire de la Martinique, Senghor
de l'Afrique, Damas de la Guyane, Wright des Etats-Unis. Donc, des noirs venus
des horizons divers et qui s'aperçoivent qu'ils partagent le même
sombre destin : colonisation, ségrégation, oppression,
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exploitation. Tous ces éléments vont pousser les
noirs à se sentir unis et solidaires dans l'infortune et vont exacerber
chez eux la notion de la race :
« On cessait d'être un étudiant
martiniquais, guadeloupéen, guyanais, africain, malgache, pour
n'être qu'un seul et même étudiant noir »
(Damas.)
Il était donc normal et tout à fait
justifié que la littérature produite in illo tempore, par des
jeunes noirs tout entiers acquis à l'idée du combat pour la
reconquête et la réhabilitation de la dignité du Noir,
impose une écriture voulue, intentionnelle, conventionnelle,
chargée d'une mission messianique. Cette écriture classique,
c'est-à-dire de classe, celle des peuples colonisés, et de race
fonda la Négritude, que Senghor inaugure en ces termes : « Vous
nous traitiez de Nègre, messieurs ? C'est le titre de noblesse que nous
nous conférons désormais. »
2.2.2. Qu'est-ce que la Négritude ?
Définir30 la Négritude suppose de
poser une certaine problématique que nous pouvons formuler dans les
questions suivantes : existe-il pour les Nègres des problèmes
spécifiques du seul fait qu'ils ont la peau noire ou qu'ils
appartiennent à une ethnie différente de celle des Blancs et
jaunes ? Quels sont ces problèmes et en quels termes se posent-ils ?
2.2.2.1. Selon Senghor : la Négritude est une
culture et un programme d'action.
Pour répondre à ces questions, Senghor
définit la Négritude en deux volets, en ces termes :
« - D'abord objectivement, la
Négritude est un fait : une culture. C'est l'ensemble
des valeurs économiques et politiques, intellectuelles et morales,
artistiques et sociales - non seulement des peuples d'Afrique noire, mais
encore des minorités noires d'Amérique, voire d'Asie et
d'Océanie.
30 Dans sa dynamique phénoménologique,
la Négritude doit se définir chaque fois par rapport à son
temps.
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- Ensuite, subjectivement, la
Négritude, c'est « l'acceptation de ce fait » de civilisation
et sa projection, en prospective, dans l'histoire à continuer, dans la
civilisation nègre à faire renaître et accomplir. C'est en
somme la tâche que se sont fixés les militants de la
Négritude : assumer les valeurs de civilisation du monde noir, les
actualiser et féconder, au besoin avec les apports étrangers,
pour les vivre par soi-même et pour soi, mais pour les faire vivre par et
pour les autres, apportant ainsi la contribution des Nègres nouveaux
à la civilisation de l'Universel
».31
A comprendre Senghor, la Négritude est un programme
d'action, et son expression à travers l'art, ou simplement à
travers la littérature, assigne à l'écrivain une mission
à plusieurs variables complémentaires, un programme à
double versant. Ecrire la Négritude, c'est donc participer à un
accomplissement, à la réalisation d'un rêve collectif,
celui de voir les peuples noirs libres.
2.2.2.2. Une écriture-programme politique et
culturel
Le programme d'action de Senghor veut projeter les valeurs de
civilisation africaine en prospective pour un métissage voulu : de la
quête-critique des origines à la civilisation de
l'Universel32. La Négritude senghorienne acquiert l'Action
pour fondement car pour Senghor, « res, non verba ! ».
De toute évidence, l'écriture poétique et
l'action politique sont devenues chez Senghor, une seule et même
réalité : « la poésie précède et
développe la matière politique et retrace
31Maurice Amuri Mpala LUTEBELE, «
Littérature africaine francophone du XXème siècle :
une dynamique de décolonisation bradée », in Acte du
colloque de Lubumbashi, 26-28 janvier 2005, « Bilan et tendance de la
littérature négro-africaine ».
32Rapprochement avec MEMMI, mais chez SENGHOR la
quête des origines a pour objectif la projection, en prospective des
valeurs du passé.
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une expérience vécue sur tous les plans
à la fois »33. Ainsi se réalise l'alliance
alchimique entre l'écriture senghorienne de la Négritude et la
politique : l'une et l'autre se nourrissant de la même substance
idéologique, le même idéal, la même aspiration, le
salut de la race noire. Cependant, « la Négritude n'est pas un
racisme à rebours, [...] c'est un bond sur deux proies, le racisme et le
colonialisme »34.
Dans tous les cas, l'écriture de la Négritude
combat l'idéologie de la colonisation en s'imposant elle-même
comme l'idéologie de la décolonisation.
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