2. De l'altérité dans l'oeuvre à
l'alternance démocratique
Le concept de l'altérité est perçu
généralement comme la considération habituelle de l'Autre.
Le genre littéraire approprié pour réaliser l'absorption
d'autres esthétiques, est le roman. Kourouma s'est servi de cette «
souplesse absorbante »81 du roman pour créer un
mélange générique qui s'identifie immédiatement aux
principes esthétiques de la Démocratie.
2.1. Mélange générique et
esthétique démocratique
Dans le roman de Kourouma, il existe un système
générique où mêlent hybridation entre
épopée et fiction, conciliation entre oralité et
écriture, bref il y a dans l'oeuvre une inclusion ou une union des
divers types de discours. Le récit est tantôt épique (les
exploits guerriers de Koyaga), satirique (la dénonciation des dictateurs
et de leurs actes), tantôt romanesque. On y note également deux
systèmes de langue (le français et le malinké) qui sont
conciliés.
79 René DUMONT, L'Afrique noire est mal
partie, Paris, Seuil, 1962, p. 125.
80 Le général Meynier cité par
René Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil,
1962, p. 25.
81 Jean-Jacques Séwanou DABLA, Nouvelles
écritures africaines, romanciers de la seconde
génération, Paris, Harmattan, 1986, p.244.
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Ce phénomène d'altérité dans
l'entité du roman en général et de celui de Kourouma en
particulier, montre une esthétique démocratique. Or la
démocratie s'appuie sur le principe que l'autorité appelée
à régir la vie collective repose sur l'ensemble des individus
composant la collectivité, « gouvernement du peuple par le
peuple » selon la définition Abraham Lincoln, la
Démocratie permet la participation de tous, les gouvernants et les
gouvernés, à la gestion des affaires publiques.
En fait, le roman est né à la fin du 18
siècle, à la même époque que la démocratie
qui signifie essentiellement prise du pouvoir par le peuple et renouvellement
du suffrage, c'est-à-dire changement périodique continuel. Ainsi,
le roman de Kourouma se veut une oeuvre qui aspire à la
Démocratie. L'oeuvre prône l'acceptation mutuelle en politique et
propose aux hommes politiques africains le dialogue démocratique.
2.2. Discours dialogique et dialogue
démocratique
Par le choix du donsomana, un genre polyphonique, Kourouma
affirme la nécessité de la pluralité des idées. Aux
antipodes des partis uniques qui ont poussé comme des champignons en
Afrique après les indépendances, le récit purificatoire de
Koyaga est fait dans un discours dialogique. Le dialogisme discursif est
perçu d'entrée de jeu par le truchement de la précision du
dispositif de la cérémonie : au centre du cercle formé par
les sept plus prestigieux maîtres chasseurs, se font face Bingo, avec
Tiécoura à sa droite, et Koyaga, avec Maclédio à sa
droite. Nous avons précédemment vu en quoi sont opposés
Tiécoura et Maclédio. Il en est de même pour Bingo et
Koyaga.
En effet, ces personnages s'affrontent dans un dur combat dont
l'unique arme est la parole, les idées et l'esprit. Le griot Bingo
déconstruit la parole propagandiste de Maclédio, armé de
l'art oratoire et non d'une « carabine 350 Remington magnum
». Ce qui prévaut, c'est la force de l'esprit plutôt que
l'esprit de la force.
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Dans l'Afrique postcoloniale, les partis uniques ont servi
à produire un discours politique de clôture, adynamique et
monoptique (d'une perspective unique). Ce système dictatorial
est dénoncé par Ahmadou Kourouma qui propose un pluralisme
politique vrai, caractérisé par le dialogue
démocratique.
Le dialogue suppose la transcendance des particularités
individuelles et apparaît comme une forme de manifestation du discours en
mutation et, par là, comme un facteur du sujet en voie de
transformation.
Francis Jacques estime à ce propos que
« le dialogisme implique un dépassement des
particularités individuelles qui est sans
précédent dans la tradition philosophique. En effet, tant qu'on
nourrit une conception non-dialogique du dialogue, on recommande à la
subjectivité individuelle de s'ouvrir à autrui afin
d'émerger de sa particularité. [...] La dialogicité
requiert une véritable conversion à l'interpersonnel.
»82.
Le dialogue démocratique permet donc une ouverture
interpersonnelle, idéologique et politique. Il se fonde sur une
conception dialogique du dialogue qui autorise des divergences de points de
vue. Kourouma, à travers son roman, propose, pour tout dire, le
dialogue, le pluralisme politique, l'altérité politico-culturelle
(la coexistence de diverses conceptions politiques et culturelles, qui
acceptent pacifiquement de s'imbriquer les unes dans les autres) en Afrique.
En attendant le vote des bêtes sauvages, au carrefour de la
traversée des cultures, est bien ce que Edouard Glissant appelle «
l'aventure du multilinguisme et [...] l'éclatement des cultures
».
À partir de son choix de l'écriture, Kourouma
propose également la liberté du vote démocratique.
82 F. JACQUES, Dialogiques. Recherches logiques sur le
dialogue, Paris, P.U.F., 1979 ; L'espace logique de l'interlocution,
Paris., P.U.F., 1985 ; Différence et subjectivité,
Paris, Aubier, 1982.
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