2. L'appropriation du français : vers une
identité politique et culturelle africaine
Les romans de Kourouma se caractérisent par un certain
nombre de spécificités qui montrent l'appropriation de la langue
française.
« Sur le plan de la création
littéraire, l'appropriation renvoie à l'idée selon
laquelle l'écrivain africain peut écrire dans une
indifférence totale par rapport à l'institution littéraire
de l'ancienne puissance colonisatrice, c'est-à-dire dans une langue qui,
même sienne, est avant tout celle de son ancien maître
»73.
En attendant le vote des bêtes sauvages en est
une illustration parfaite. L'appropriation du français par Kourouma
passe par des malinkismes sur fond de violence et de transgression pour
déboucher sur la réinvention du roman négro-africain.
2.1. La malinkisation du français et
l'insécurité linguistique
Dans l'écriture de Kourouma, nous retrouvons des
stéréotypes linguistiques à surcharge culturelle
africaine, et plus précisément malinké. Ce romancier,
iconoclaste et révolutionnaire, affirme malinkiser le
français, parce qu'il ne lui permet pas de dire sa réalité
:
73 David NGAMASSU, « Dynamisme du
français dans les littératures francophones : perspective
comparative », in Synergies Afrique Centrale et l'Ouest,
n°2 - 2007, pp.71- 94.
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« Qu'avais-je fait ? Simplement donné libre
cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop
rigide pour que ma pensée s'y émeuve. J'ai donc traduit le
malinké en français en cassant le français pour trouver et
restituer le rythme africain. »74
Si Kourouma mélange le français et le
malinké, qui font l'originalité de sa langue hybride, c'est parce
que ces malinkismes constituent l'essentiel de son dialecte
idiosyncrasique75.
Effectivement, nous retrouvons dans le roman quelques exemples
qui permettent d'illustrer ces malinkismes révolutionnaires. L'auteur
donne à certaines formes verbales des sens qu'elles n'ont pas dans le
français standard ; on note chez lui un emploi particulier de certains
verbes : les verbes transitifs entrent dans des constructions intransitives et
les verbes intransitifs sont construits comme s'ils étaient transitifs.
Cela advient dans les énoncés, où les verbes «
sacrifier », « poignarder » et « égorger »
entrent dans des constructions intransitives alors qu'ils sont transitifs :
« Les partisans de Koyaga [...] réprimèrent la
manifestation en tirant dans la foule, en poignardant et
égorgeant » (p. 112) ; « Des
chasseurs tuaient des sacrifices » (p. 70).
D'après Jacques Chevrier, ces constructions verbales,
divergent fréquemment par rapport à l'usage admis, mais en
réalité, elles répondent « à un double
souci d'expressivité et de concision dans la mesure où [...]
Kourouma fait fréquemment l'économie des mots outils qui, tout en
rendant la phrase plus explicite, risquent parfois de l'alourdir
»76.
Dans le roman, certaines images et métaphores
employées, pour être comprises par le lecteur, doivent être
replacées dans leur contexte malinké : «
demander la route » (p.214) ; «
danser le deuil des crânes » (p. 138) ;
« le perceur de la brousse » (p.
323).
74 Ahmadou KOUROUMA, in L'Afrique
littéraire, n°10, 1970.
75 Le dialecte idiosyncrasique de l'écrivain
est une langue intermédiaire, soumis à un perpétuel
processus de construction-reconstruction ; il renvoie aux négligences
grammaticales et aux violations de la norme et du bon usage, la transgression
de la norme standard.
76 Jacques CHEVRIER, « Une écriture
nouvelle » in Notre librairie n°60, 1981, p.72.
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La malinkisation du français provoque des sentiments
d'insécurité linguistique, qui sont susceptibles de naître
à la lecture de Kourouma. En effet, parce que le donsomana est une
pratique orale dans la tradition malinké, Kourouma, dans son
appropriation du français, invente un discours métalinguistique
ancré dans le Malinké. Ainsi, il est constaté que Kourouma
se voit obligé d'expliquer certains termes ou certaines expressions
à l'intérieur du texte dans le roman :
« Le récit purificatoire est appelé en
malinké un donsomana. C'est une geste. Il est dit par un sora
accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un
initié en phase purificatoire, en phase cathartique ».
(p. 10) ;
« Ils déboutonnent le Président,
l'émasculent, enfoncent le sexe ensanglanté entre les dents.
C'est l'émasculation rituelle. Toute vie humaine porte une force
immanente. Une force immanente qui venge le mort en s'attaquant à son
tueur. Le tueur peut neutraliser la force immanente en émasculant la
victime » (p. 100).
Ces explications de termes ou d'expressions sont des
manifestations des malinkismes (l'introduction du malinké dans
l'écriture du français) et de l'insécurité
linguistique, qui constituent en réalité une transgression des
normes métropolitaines. Cette transgression est bien l'expression d'une
libération et l'affirmation d'une liberté à l'égard
des anciens maîtres. Pour Kourouma, la libération linguistique et
conséquemment culturelle, préfigure l'identité politique
africaine. C'est pourquoi le fait de malinkiser le français, est une
action politique, au sens second du terme, pour aboutir à une
identité politique et culturelle typiquement africaine. Par
l'appropriation de la langue française, Kourouma, non seulement
défend la tradition orale et la culture africaine, qu'il illustre, mais
encore ouvre une nouvelle voie de lecture du roman négro-africain.
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