CHAPITRE : I
L'ECRITURE DE KOUROUMA : VERS LA DEFENSE DE L'ORALITE
ET L'EXPRESSION DE L'AFFIRMATION IDENTITAIRE
L'écriture de la politique passe nécessairement
par une écriture politique, c'est-à-dire « une
écriture alors chargée de joindre d'un seul trait la
réalité des actes et l'idéalité des fins
»71. En effet, la littérature, en pensant ou en
analysant le champ de la politique, forme une écriture singulière
des situations historiques, une identité singulière de
l'écriture ou une écriture singulière de
l'identité.
L'écriture politique de Kourouma s'identifie d'abord
par la défense et l'illustration de l'art oral à travers lequel
s'expriment l'identité culturelle africaine et l'appropriation du
français. L'appropriation de la langue française chez Kourouma
est fondée sur des malinkismes sur fond de violence et de transgression
pour aboutir à la (re)création du roman négro-africain.
1. L'aventure de l'écriture de l'oralité
et la parole politique
La politique doit être perçue avant tout comme le
rapport de la parole et de l'action. L'art oratoire fonde donc l'art
d'organiser la cité. Si l'écriture est un acte éminemment
politique, une écriture de l'oralité est une action politique,
par nature.
L'action politique d'Ahmadou Kourouma consiste en la
dénonciation, par le prisme de la parole et de l'écriture, du
pouvoir dictatorial d'après les indépendances. En effet, En
attendant le vote des bêtes sauvages, qui est un roman de la parole
mise en scène, enferme un de ces dictateurs sanguinaires de
l'Afrique liberticide, Koyaga, dans son histoire. Amputé de ses
attributs protecteurs, le dictateur au totem faucon tourne en rond dans la
geste de ses
71 Roland BARTHES, Le degré zéro de
l'écriture, Paris, Edition du Seuil, 1953, p. 22.
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actions. La circularité de la parole, de nature
cyclique et palingénésique, fonde l'art sans égale de
Bingo. Le roman suscite par ce jeu circulaire les renvois entre un commencement
et une fin, sur le dévoilement des parts d'ombre et de sang, communes
à toutes les dictatures. A ce propos, Madeleine Borgomano constate que
dans En attendant le vote des bêtes sauvages, il s'agit d'une
« histoire qui avance en reculant, qui progresse sans évoluer
» : la récitation de la geste « commence parce que
l'histoire finit et où l'histoire finit »72. Si le
chant des chasseurs, le donsomana, a lieu, c'est parce que Koyaga a besoin d'un
rite purificatoire à la suite de la disparition de sa mère et de
son marabout, détenteurs de son identité politique et de ses
pouvoirs magiques. L'enfermement du discours en spirale de Bingo, est le signe
que Koyaga se trouve dans un engrenage politique fatidique qui semble durer
jusqu'à ce que « les bêtes sauvages votent ?».
C'est aussi la manifestation littéraire de l'effacement du pouvoir
politique des dictateurs africains postcoloniaux, dont les pratiques
dictatoriales ont été les fossoyeurs mêmes de leurs
régimes, et de l'éclatement des partis uniques au profit du
pluralisme politique, textualisé à travers la polyphonie et la
pluralité de voix et de consciences autonomes.
Ainsi, par le pouvoir de la parole, le très doué
griot, Bingo, renverse et déconstruit le pouvoir politique de Koyaga. La
verve de Bingo, cette action orale, dévoile une construction en spirale
du pouvoir politique des dictateurs africains postcoloniaux, dont l'origine
contient aussi la fin.
Nous constatons que l'action politique de Kourouma, est
menée immanquablement par Bingo. Ce dernier affronte, au moyen de la
parole politique, les mensonges de la tyrannie et les violences de la
dictature. De cette action vocale que constitue le donsomana, Bingo s'y est
fait le héros d'une lutte orale dont l'enjeu est la
vérité, la liberté et la justice. La parole de
72 Madeleine BORGOMANO, Des Hommes ou des
bêtes ?, Paris, L'Harmattan, 2000, p.30.
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Bingo se caractérise elle-même par une puissance
catalytique, qui reprend le discours de propagande (celle de Maclédio),
le casse, le déconstruit, le renverse, armé de sa seule
ironie.
En définitive, l'écriture de l'oralité
chez Kourouma, est une affirmation de la puissance de la parole, capable de
faire triompher la vérité et la justice et jeter bas la tyrannie
; c'est aussi un acte de foi en la supériorité de l'esprit et de
l'art oratoire sur l'usage de la force. La parole politique de Kourouma vise
essentiellement à purifier les hommes politiques d'Afrique de
l'oppression de la dictature et du mensonge politique. L'action politique de
Kourouma s'exprime également par l'appropriation de la langue
française.
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