CHAPITRE : II
DE L'ONOMASTIQUE A LA THEMATIQUE DANS L'OEUVRE :
LES FIGURES DU POUVOIR ET LES FONDEMENTS DE LA
POLITIQUE DANS L'AFRIQUE POSTCOLONIALE
Kourouma, grâce à son génie
créateur, invente à travers ses oeuvres un univers fictionnel
dans lequel il fait vivre des êtres autres que lui, des êtres qui
donnent l'illusion d'une existence réelle. Dans ce monde
créé par le romancier, les désignations et les
caractérisations totémiques occupent une place de choix tout
comme celles des personnages. Mais, nous devons noter que les personnages chez
Kourouma sont souvent désignés sous leur signe totémique.
L'onomastique dans l'oeuvre fonctionne comme un masque qui occulte la
réalité sur les figures du pouvoir dans l'Afrique postcoloniale.
Les noms des personnages, des lieux, des animaux sont des repères
indiciels qui participent d'un jeu de cache-cache auquel s'adonne Kourouma pour
représenter la scène politique de l'Afrique au lendemain des
indépendances.
Par ailleurs, à partir de la thématique, nous
découvrons, dans l'oeuvre, les fondements du pouvoir politique, les
caractéristiques de l'Etat africain postcolonial.
1. L'onomastique : un jeu de cache-cache sur les
figures de pouvoir dans l'oeuvre
Selon le Robert, «l'onomastique est l'étude ou la
science des noms propres et spécialement des noms de
personnes63». Elle comporte plusieurs branches :
«L'onomastique est la science qui se donne pour objet
l'étude des noms. Elle se subdivise en plusieurs branches dont les plus
importantes pour l'historien sont consacrées aux noms des lieux, des
rivières, de personnes et portent les noms respectivement de
toponymie,
63 Paul ROBERT, Dictionnaire Alphabétique
et analogique de langue française, Paris, 1990, p.1189.
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hydronymie, anthroponymie, formés tous trois
d'après d'anciens mots grecs. »64
Dans le cadre de notre travail, nous nous intéresserons
à l'anthroponymie, mais aussi à la zoonymie, c'est-à-dire
le nom des animaux. L'étude onomastique consiste à
apprécier la dénomination des personnages, des animaux
totémiques dans l'oeuvre. Elle permet d'appréhender les
différents aspects de l'oeuvre en vue d'y cerner la problématique
de la représentation de la politique dans l'Afrique postcoloniale
posée par Kourouma. Dans cette perspective, l'onomastique devient chez
cet écrivain une véritable esthétique.
« Ainsi le nom d'un personnage peut être
confirmé de manière rétrospective par le
déroulement de l'histoire, ou intervenir d'une manière
prospective en laissant pressentir la suite des événements.
»65
1.1. Les anthroponymes
Le nom chez Kourouma est un mystère
révélateur de secret. Il traduit toute la personnalité
culturelle, religieuse, spirituelle et intellectuelle du personnage. Or, dans
le roman, la plupart des noms sont une construction malinké. Il s'agit
bien d'une technique de camouflage. Selon Greimas et Courtès,
«La composante onomastique permet un ancrage historique visant
à constituer le simulacre d'un référent externe et
à produire l'effet de sens "réalité" »66.
Cette étude nous permettra de dépister les figures du
pouvoir politique africain postcolonial, qui se cachent derrière «
les mille dictateurs » de Kourouma.
De plus, les noms des personnages du roman drainent un
syndrome indicatif historique, culturel et politique, qui nous aide à
démasquer ces hommes d'Etat, que Kourouma a plaqués dans son
roman. Certains noms sont des transpositions ou des constructions qui nous
64 Jacques THEVENOT, « L'onomastique
» in L'Histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard,
1961, p. 677. 65Charly Gabriel MBOCK, Comprendre ville cruelle
d'Eza Boto, Paris, Editions Saint-Paul, Les classiques africains, 1981,
p.75.
66GREIMAS et COURTES, Sémiotique,
Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,
Hachette Université, 1979, Tome I, p. 261.
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permettent de découvrir les hommes cachés
derrière les masques tandis que d'autres sont
révélés à travers des indices historiques et
politiques.
Les noms suivants sont composés par un jeu de
camouflage basé sur la transposition ou la construction.
- Koyaga serait une composition de Kourouma
et d'Eyadéma. Ce nom serait à l'origine
Koya(m)a où le jeu de camouflage a conduit
l'auteur à substituer m à
g. Dans Koyama, on retrouve aisément
les initiales de Kourouma (ko) et d'Eyadéma
(ya). Kourouma ne s'identifie pas forcément
à Koyaga, mais les deux ont quand même certains traits communs :
ils ont été soldats de l'armée coloniale et ont
participé à la guerre d'Indochine. (Cf. Biographie d'Ahmadou
Kourouma). Le personnage est donc identifié à Gnassingbé
Eyadéma du Togo.
- Nadjouma serait un nom d'origine
Ewé, que Kourouma aurait malinkisé. En effet, selon que nous
considérons ce nom dans l'espace Ewé, nous voyons qu'il est
composé de deux mots : nã
(sorcière, vieille femme, grand-mère) et
djoumé (ville, pays). Ainsi
nãdjoumé signifiera soit la
sorcière du pays ou soit la vieille femme, la grand-mère du pays.
Or, nous savons que le personnage de Nadjouma créé par Kourouma
est une sorcière et dans la République du Golfe, on l'appelle
« respectueusement la vieille ou la maman » (p. 296).
Nadjouma est bien une représentation de celle qui a été
connue au Togo comme Maman N'danida, mère du général
Gnassingbé Eyadéma. En fait, ce jeu de camouflage auquel s'adonne
Kourouma, en calquant des stéréotypes malinkés sur des
noms essentiellement Ewé, n'est pas surprenant puisque le romancier a
pris contact avec cette langue lors de son séjour au Togo, où il
a résidé pendant plusieurs années.
- Bokano est construit à partir des
mêmes procédés que Nadjouma. Ce nom est une recomposition
malinké du nom Ewé Bokónõ
qui signifie charlatan, féticheur ou
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encore géomancien. Bokano est ce marabout (en
malinké) qui a soutenu le régime de Koyaga par ses pouvoirs
magiques, divinatoires et géomantiques. Bokano ou
Bokónõ est donc la
représentation des marabouts ou féticheurs qui ont
contribué à l'enracinement des partis uniques dans l'Afrique
postcoloniale et surtout au Togo.
- Maclédio est une construction
révélant deux êtres de même nature et de même
fonction. Là, Kourouma a rassemblé dans ce personnage deux
figures politiques qui ont joué un grand rôle dans la vie de
Gnassingbé Eyadéma du Togo et de Houphouët Boigny de la
Côte d'Ivoire. Maclédio est composé de Kpotivi
Théodore Laclé, un cacique du RPT, parti unique fondé par
Eyadéma, et de Joseph Diomandé, un fidèle acolyte
d'Houphouët.
- Bossouma, qui signifie en malinké
« puanteur de pet » (p. 208), est une transposition de
Bokassa. Il s'agit là d'un jeu de paronymie pour masquer ce chef d'Etat
de la République de la Centrafrique, autoproclamé empereur :
- Pace Humba est vraiment un camouflage par
des jeux de syncope de Patrice Lumumba, premier ministre du Congo belge
indépendant.
Les autres figures du pouvoir sont dévoilées par
l'analyse du syndrome indiciel politique et historique.
- Nkoutigui Fondio est identifié
à Sékou Touré, président de la République de
la Guinée (Conakry). L'histoire retient son opposition spectaculaire
contre la Communauté française proposée par De Gaulle (p.
164).
- Tiékoroni, président de la
République des Ebènes, est le masque que Kourouma fait porter
à Félix Houphouët-Boigny, président de la
République de Côte d'Ivoire. En effet, le président
Houphouët-Boigny se faisait appeler « le Sage de l'Afrique
» ; « il a
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bâtit à la lisière de la forêt
un monument religieux catholique » (p. 206) : il s'agit de la
Basilique de Yamoussoukro.
- L'homme au totem léopard,
président de la République du Grand Fleuve, est un
procédé périphrastique pour nommer Mobutu
Séssé Séko, président du Zaïre, dont l'insigne
est sur noir ou jaune moucheté de tache noir. L'évocation de la
colonisation belge (p. 227) en est une confirmation. De plus, un nom comme
Patrice Lumumba (Pace Humba) est très indicateur dans le
dépistage de cette figure du pouvoir caché derrière un
masque transparent.
- L'homme au totem chacal, roi du Pays des
Djebels et du Sable, correspond à Hassan II, roi du Maroc. Nous pouvons
noter l'évocation de la Marche verte de 1975 (p. 265).
Enfin, nous réalisons que le masque que Kourouma fait
porter aux figures du pouvoir dans le roman est trop transparent. Cependant, ce
jeu de cache-cache est très intéressant comme pratique
littéraire pour la représentation de la politique. Il en est de
même pour les signes totémiques dans le roman.
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