2. De la conciliation de l'écriture et de
l'oralité à la déstabilisation sémantique/De la
coexistence du capitalisme et du communisme aux instabilités
politiques.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages,
Ahmadou Kourouma opère un métissage linguistique bouleversant
entre le français et le malinké, sa langue maternelle,
élaborant ainsi un langage d'une originalité particulière.
Cette entreprise linguistique déstabilisante est unique. Le roman est en
même temps une réflexion sur les deux systèmes de langue
(le français et le malinké) et les conditions politiques de la
naissance de l'Etat africain postcolonial.
De même, l'écrivain s'aventure dans
l'écriture de l'oralité, la conciliation de deux
esthétiques aux perspectives opposées. Ce commerce singulier avec
la tradition orale traduit dans un style débridé les
instabilités politiques dans l'Afrique postcoloniale.
2.1. L'écriture de l'oralité et la
déstabilisation sémantique
En attendant le vote des bêtes sauvages repose
sur la mise en abyme et la polyphonie du récit. Aussi l'action se
situe-t-elle à deux niveaux : l'histoire de la vie de Koyaga,
racontée principalement par Bingo, avec les interventions de
Tiécoura, Maclédio et Koyaga lui-même, et le donsomana
qui se déroule pendant les veillées et qui constitue ainsi
une action orale, dont les protagonistes sont ces quatre personnages, ou
plutôt les voix de ces personnages.
En effet, l'écriture repose sur
l'altérité entre deux systèmes de langue (le
malinké et le français) et est affectée par la circulation
de la parole entre les personnages. Nous voyons
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Bingo affronter, par le seul moyen de la parole, les mensonges
de la tyrannie. Le donsomana est donc constitué de cette action vocale
dont Bingo est le héros, d'une lutte orale dont l'enjeu est la
vérité et la liberté. La parole de Bingo se
caractérise elle-même par une polyphonie interne : Bingo reprend
le discours de la propagande (celle de Maclédio), parfois mot pour mot,
et le décape, le déconstruit, le renverse, armé du seul
pouvoir de la parole.
L'écriture de l'oralité est dès lors mise
en évidence par la présence des proverbes au début et
à la fin de chaque chapitre, véhiculant une forte charge
culturelle malinké ; la structure dialogique du donsomana qui met les
personnages en rapport par le prisme de la parole. Cet état de fait
s'accompagne d'une déstabilisation sémantique.
L'introduction d'un lexique malinké (le sora, le
cordoua, le donsomana, les nyamas, le sama, le djadb...) dont le sens
échappe au lecteur, et qui nécessite quelques fois un discours
métalinguistique, accentue non seulement l'écriture de
l'oralité mais donne également le signe d'un
déménagement de la langue et des sens. De plus, Il existe des
difficultés à nommer de la nomination juste (le nom des
personnages et des lieux, par exemples) et de l'articulation des concepts
malinké adaptés au français. La déstabilisation
sémantique est surtout mise en relief par l'hybridation entre les deux
systèmes de langue que sont le français et le malinké, et
l'altérité et la conciliation de l'écriture et de
l'oralité. Cette subversion des codes constitue l'incarnation formelle
des instabilités politiques dans l'Afrique postcoloniale.
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