Conclusion partielle
L'écriture par nature est un produit historique au
travers duquel s'identifie la liberté et la responsabilité de
l'écrivain. Ainsi l'écriture en soi est-il l'expression d'un acte
politique mais elle peut également devenir une action politique.
L'écriture de Kourouma en est un exemple. Particulière et
complexe, l'écriture kouroumalienne présente les
caractéristiques des écritures postcoloniales dont les formes
nouvelles traduisent clairement le fond. On y rencontre une
problématique énonciatoire axée sur la polyphonie
discursive, le dialogisme, et un `'Je» au pluriel. Il s'agit d'une
écriture violente où mêlent transgressions, conciliations
ou altérité générique et linguistique. De cet
engagement formel, Kourouma arrive à l'engagement politique. En effet,
le roman, En attendant le vote des bêtes sauvages, est
fondamentalement une oeuvre idéologique (l'idéologie de la forme)
et politique, c'est-à-dire une oeuvre qui fait la peinture de la
cité des hommes. Ce faisant, l'oeuvre de Kourouma est une
représentation de la politique dans l'Afrique postcoloniale.
62 Jean-Dominique PENEL, "Littérature et
Politique" in Notre Librairie (Littérature
nigérienne) n°107 novembre- décembre 1991.
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DEUXIEME PARTIE
LES REPRESENTATIONS DE LA POLITIQUE DANS
L'OEUVRE
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Dans En attendant le vote des bêtes sauvages,
la politique est représentée à travers les actions des
personnages, la fixation du temps et de l'espace, une thématique des
figures du pouvoir et des fondements du pouvoir politique dans l'Afrique
postcoloniale. L'oeuvre repose dès lors sur une dialectique de
l'épopée et de la satire.
Dans cette deuxième partie de notre étude, nous
allons nous intéresser à comment à travers le récit
épique, Kourouma présente d'abord les prouesses politiques avant
de les tourner en dérision par l'ironisation des bouffonneries des
personnages ; comment il présente les instabilités politiques
à travers la déstabilisation sémantique par la
conciliation de l'écriture et de l'oralité.
L'analyse psychocritique des personnages, l'onomastique et la
thématique nous permettront également de mieux mettre en
évidence les réalités politiques de l'Afrique
postcoloniale dans l'oeuvre.
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CHAPITRE : I
DU RECIT EPIQUE AU ROMAN SATIRIQUE ; DE LA CONCILIATION
DE L'ECRITURE ET DE L'ORALITE : UN SYSTEME D'ESTHETIQUES PROPRE POUR
REPRESENTER LA POLITIQUE
En attendant le vote des bêtes sauvages est une
oeuvre dont la structure est radicalement complexe. On y rencontre
épopée et satire, oralité et écriture
conciliées. Ces codes littéraires sont les mieux indiqués
pour représenter la politique. En effet, la politique met la parole au
prisme de l'écriture ; et, tandis que l'épopée permet de
louanger les prouesses politiques du héros, la satire en fait une
critique acerbe sur fond d'ironie.
Par ailleurs, l'hybridité générique
constituée par la conciliation entre l'oralité et
l'écriture déséquilibre le système structural
classique et découvre une déstabilisation sémantique,
laquelle est un signe de déchéance politique dans l'Afrique
postcoloniale.
1. Du récit épique au roman satirique :
les désillusions politiques
Le récit dans En attendant le vote des bêtes
sauvages s'ouvre sur un ton épique, censé vanter les
exploits rocambolesques et héroïques de Koyaga. Mais très
vite, le lecteur se désillusionne pour découvrir plutôt la
vérité sur la « dictature » du héros,
sur ses « parents », ses « collaborateurs
», ses « saloperies », ses « conneries
», ses « mensonges », ses « nombreux
crimes et assassinats... ».
Ce passage de l'épopée à la satire
traduit l'expression de désillusions politiques qui ont marqué la
conscience collective des africains au lendemain des indépendances.
L'épopée politique montre le héros
sur-humain qui apparaît comme un
héros-Sauveur du Peuple. La
61
satire politique expose le héros
in-humain qui est aussi le héros-Diable. Nous
allons montrer comment cette situation est rendue à travers
l'écriture de Kourouma.
1.1. L'épopée politique : le Héros
Sur-humain / le Héros-Sauveur
Selon le Robert Collège, l'épopée est
« un long poème ou récit de style élevé
où la légende se mêle à l'histoire pour
célébrer un héros ou un grand fait ». Or le
« héros », Koyaga, apparaît, dans la
première ligne, dans une présentation hyperbolique et martiale,
comparé à un dieu, à un surhomme. Dès les
premières phrases du roman, le récit est donné
immédiatement comme une épopée à la manière
d'une « geste » pour présenter un personnage légendaire
et mythique :
« Votre nom : Koyoga ! Votre totem : faucon ! Vous
êtes soldat et président. Vous resterez le président et le
plus grand général de la République du Golfe tant qu'Allah
ne reprendra pas (que des années encore il nous en préserve !) le
souffle qui vous anime. Vous êtes chasseur ! Vous resterez avec
Ramsès II et Soundiata l'un des trois plus grands chasseurs de
l'humanité. Retenez le nom le nom de Koyoga, le chasseur et
président-dictateur de la République du Golfe ». (p.
9).
L'identité de Koyaga découvre un héros
doté d'une humanité surnaturelle. Est-il
surhumain ou in-humain ?
Surhumain, oui ! Le récit de la naissance de Koyaga et
de ses premières années montre la naissance merveilleuse d'un
héros, antithèse du commun des mortels, dans des conditions
inhabituelles et paradoxales :
« La gestation d'un bébé dure neuf mois
, · Nadjouma porta son bébé douze mois entiers. Une femme
souffre du mal d'enfant au plus deux jours , · la maman de Koyaga peina
en gésine pendant une semaine entière. Le bébé des
humains ne se présente pas plus fort qu'un bébé
panthère , · l'enfant de Nadjouma eut le poids d'un lionceau.
» (p. 22)
Une naissance aussi controversée ne fait que
préfigurer un destin hors pair pour un homme politique que deviendra
Koyaga, le destin du « plus grand tueur de gibiers parmi les
62
chasseurs », qui, dans ses premières
années, constituait une source de tourments pour les animaux.
L'épopée des prouesses politiques
transparaît déjà dans le récit de l'histoire de
Koyaga avant ses neuf ans.
« Des mouches tsé-tsé partirent des
lointaines brousses et des montagnes et foncèrent sur le
bébé. Par poignées, Koyaga, vous avez écrasé
les glossines dans vos mains. A quatre pattes, vous n'avez laissé vie
sauve à aucun des poussins et margouillats qui picorent dans vos plats
de bébé. Quand vous avez eu cinq, les rats perdirent la
sécurité et la tranquillité dans leurs trous , ·
vous fûtes un grand et habile attrapeur de rats. Les tourterelles ne
jouirent plus de leur repos sur les branches des arbres , · vous
fûtes un adroit manipulateur du lance-pierre » (p. 22)
« Quelle étaient l'humanité, la
vérité, la nature de cet enfant ? » s'interroge
insidieusement Bingo.
Nous découvrons que le héros est d'une nature
surhumaine. Le récit du combat qu'il mena contre les monstres qui
hantaient les paléos, dans le chapitre 5, confirme
Koyaga « le plus féroce tueur de bêtes ». Ainsi
Koyaga tua successivement « la panthère qui ne vivait que de la
chair humaine », « un buffle noir solitaire, le plus
âgé des buffles de l'univers » et qui «
constituait pour tous les peuples paléos, tous les hommes de la
région, une véritable calamité », et
l'éléphant « qui détruisait les récoltes
et lâchait sur les plantations des monts de crottes », toujours
armé de sa « carabine 350 Remington Magnum ».
Nous pouvons considérer également le
récit du combat entre Fricassa Santos et Koyaga (pp. 95-101). Cette
partie du roman montre les hauts faits magiques de Koyaga qui a pu arriver
à bout des pouvoirs zoomorphiques du grand initié Fricassa
Santos.
Dans l'Afrique postcoloniale, les chefs d'Etat dictateurs et
tyrans ont d'abord été accueillis comme des sauveurs venus pour
délivrer le Peuple. C'est aussi le cas de Koyaga et des autres
dictateurs dont nous parlent Kourouma dans En attendant le vote des
bêtes
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sauvages. En effet, l'épopée politique
dans l'oeuvre raconte les exploits du héros sur-humain qui
vient comme un libérateur, un sauveur pour le Peuple. Ce
héros-Sauveur faisant montre d'une certaine sur-humanité
est bon de coeur, généreux, sympathique. Il combat le
système existant et arrive à faire un coup d'Etat en
éliminant physiquement le Président ou en le chassant du pouvoir.
Comme exemples, Koyaga est devenu Président de la République du
Golfe en assassinant Fricassa Santos ; Bossouma, l'Empereur du Pays aux Deux
Fleuves, arriva au pouvoir en participant à un coup d'Etat contre le
régime de son cousin, et en assassinant tous ses propres complices ; le
dictateur au totem léopard accède au pouvoir en trahissant Pace
Humba, celui-là même qui lui avait attribué le grade de
général d'armée. Evidemment, l'arrivée au pouvoir
de ces nouveaux dirigeants a donné naissance à de nouveaux
espoirs qui se changeront rapidement en désillusions.
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