3. L'écriture de Kourouma : une écriture
idéologique et politique
Nous avons dit dans les définitions consacrées
au concept d'écriture, que toute écriture développe
absolument une idéologie. Il en est de même pour l'écriture
de Kourouma. L'écriture elle-même devient une
réalité formelle dans laquelle se lit facilement la
réalité thématique. Cela n'est possible que par
l'idéologie de l'engagement de la forme.
3.1. Le culte de la forme ou l'idéologie de
l'engagement formel
L'écriture de Kourouma présente une structure
formelle brisant les traditions littéraires. La forme est
désormais au service du fond. Kourouma tente de briser l'arbitraire du
signe pour établir une interdépendance entre le fond et les
formes littéraires. Les caractéristiques du texte postcolonial,
que nous venons d'étudier plus haut, sont les signes manifestes de
l'engagement formel dans En attendant le vote des bêtes sauvages.
En réalité, la rupture que le romancier opère par
rapport aux écrivains traditionnels s'est faite sur fond d'une
idéologie de la forme.
Le choix de l'écriture déstructurée et
éclatée s'oppose à l'unité du système
d'écriture classique. Si toute écriture s'impose en s'opposant,
l'écriture de Kourouma, particulière et iconoclaste, s'impose par
les profonds renouvellements qui l'affectent. N'oublions pas que
l'esthétique kouroumalienne est née de la révolution des
formes antérieures. Les nouvelles formes expriment donc l'aspiration de
l'écrivain postcolonial à la liberté totale, culturelle et
linguistique. La polyphonie discursive adoptée dans la plupart des
oeuvres postcoloniales est
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le signe de la nécessité de la liberté
d'expression. Ce qui n'était pas le cas dans la période
coloniale.
Si nous soutenons que l'écriture de Kourouma dans
l'oeuvre est idéologique, c'est parce l'écrivain postcolonial
voue un culte à la forme qu'il crée et recrée
immanquablement. Ce qui compte désormais, c'est la forme et non les
idées. Ce qui est aussi intéressant est que les idées
nouvelles de liberté, d'intégration, de démocratie se
trouvent incrustées dans les signes de la littérature
postcoloniale.
3.2. De l'engagement formel à l'engagement
politique
Le roman de Kourouma raconte une fable politique. Si la
politique est avant tout ce qui concerne la société, la politique
est donc le matériau principal de la littérature chez Kourouma.
Qu'il s'agisse de l'écriture de la violence, de l'obscène, de la
caricature des figures du pouvoir, ou de la révision de l'Histoire...,
la politique devient le champ d'investigations de cet écrivain africain
postcolonial. Ses romans constituent des illustrations intéressantes de
la mise en scène de la politique en littérature.
Venu à l'écriture avec Les soleils des
indépendances57, Ahmadou Kourouma était
jusque-là inconnu du monde littéraire. OEuvre de circonstance,
Les soleils des indépendances sont devenus aujourd'hui un
classique de la littérature africaine. Entre violence et conciliation,
violence à la langue française qu'il désacralise
d'ailleurs par une libération par rapport à l'orthodoxie
linguistique occidentale, et conciliation de l'écriture et de
l'oralité, non seulement Ahmadou Kourouma innove son style
d'écriture, mais encore il ouvre une ère nouvelle au roman
négro-africain, lequel est fait désormais de liberté de
ton dans la forme, et d'engagement réel, politique dans le fond.
57 Ahmadou KOUROUMA, Les soleils des
indépendances, Université de Montréal, Canada, 1968,
Paris, Seuil, 1970.
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Au fond, Les soleils des indépendances
décrivent l'effondrement des structures traditionnelles
après la colonisation, l'appauvrissement accéléré
des populations en zones rurales et surtout les déceptions qu'ont
causées les simulacres d'indépendances, qui «comme une
nuée de sauterelles tombèrent sur l'Afrique ».
Déception au niveau des espoirs d'amélioration du niveau de vie,
et surtout déception au niveau des libertés politiques. Pierre
Soubias note à ce propos que ce « roman peut se lire comme une
longue récrimination, cristallisée justement autour du
thème de l'indépendance »58. De toute
évidence, le roman négro-africain a changé de cible avec
Les Soleils des indépendances, qui « démode
tant d'écrits antérieurs »59 par sa
thématique nouvelle, qui fait la représentation des
déchirements sociopolitiques des Etats africains indépendants,
ainsi que par son écriture innovante et révolutionnaire.
Le deuxième roman d'Ahmadou Kourouma, Monnè,
Outrages et Défis60, confirme son ambition scripturale
et sa vocation de recréer le roman négro-africain en
dénonçant les aberrations politiciennes. En effet, ici, dans
cette oeuvre, Ahmadou Kourouma se propose de présenter une image vivante
de ce que fut la colonisation du Soudan occidental en particulier, et celle de
toute l'Afrique subsaharienne en général, tout en restant
fidèle à son langage sec mais libéré et
resémantisé.
Enfin que ce soit dans En attendant le vote des
bêtes sauvages ou dans Allah n'est pas
obligé61, Ahmadou Kourouma pousse à la
consécration sa vocation exceptionnelle de dire ou de penser l'Afrique,
de la montrer dans toute sa nudité (histoire, politique, tradition). La
dimension politique des ouvrages d'Ahmadou Kourouma est corroborée par
un remarquable
58Pierre SOUBIAS, "Les soleils des
indépendances, la magie du désenchantement" in Notre
Librairie. Revue des littératures du Sud. N° 155-156.
Identités littéraires. Juillet-décembre 2004. p. 12.
59 Ibid., op. cit., p. 11
60 Monnè, outrages et défis,
Paris, Seuil, 1990.
61 Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil, 2000.
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travail sur la langue, "l'aboutissement de toute une
recherche sociologique, d'une imprégnation dans la culture et dans la
langue de mon pays" disait-il lui-même dans Le magazine
littéraire n°390, septembre 2000.
Bien plus encore, dans ses deux derniers romans, Kourouma
s'affirme comme étant un être politique au sens large du terme, et
en tant qu'écrivain,
« Il ne peut fermer les yeux ni sur la
société dans laquelle il vit ni sur les communautés
humaines qui coexistent avec lui dans le monde. Se taire
équivaudrait parfois à n'être plus un
homme digne de ce nom »62.
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