2. L'idée de Politique africaine postcoloniale
dans l'oeuvre
Ahmadou Kourouma nous donne d'importantes conceptions de la
notion de Politique dans l'Afrique postcoloniale. Dans En attendant le vote
des bêtes sauvages à la page 278, on lit ce qui suit:
« La politique est illusion pour le peuple, les
administrés. Ils y mettent ce dont ils rêvent. On ne satisfait les
rêves que par le mensonge, la duperie. La politique ne réussit que
par la duplicité. »
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Ainsi, la Politique dans l'Afrique d'après les
indépendances fonctionne sur la base du mensonge et, pour les dictateurs
africains, elle ne peut réussir que par la fausseté, la
matoiserie, la tromperie et l'hypocrisie.
La conséquence en est que dans les systèmes
politiques africains postcoloniaux, les gouvernés sont animalisés
et tout se déroulent exactement comme l'a pensé Thomas
Hobbes56 dans son livre Le Léviathan. Tout est
régi par la loi de la force et les gouvernés ne sont pas plus
considérés que comme des animaux à chasser. C'est bien ce
que dévoile cet extrait de En attendant le vote des bêtes
sauvages à la page 183 :
« La politique est comme la chasse, on entre en
politique comme on entre dans l'association des chasseurs. La grande brousse
où opère le chasseur est vaste,
inhumaine et impitoyable comme l'espace, le monde politique.
»
Nous comprenons donc pourquoi les assassinats politiques ont
été courants, pratiquement quotidiens dans les jeunes Etats
indépendants en Afrique. Citons entre autres les cas Sylvanus Olympio du
Togo - ce dernier nous intéresse même beaucoup dans cette
étude que nous consacrons à En attendant le vote des
bêtes sauvages -, Patrice Lumumba du Congo Belge, Thomas Sankara du
Burkina Faso, assassinés, victimes de l'inhumanité politique dans
l'Afrique indépendante. Cette inhumanité politique
détermine la conception de l'Etat et la nature des régimes en
Afrique.
L'Afrique postcoloniale connaît l'instauration des Etats
dictatoriaux dans tous ses pays où tout sursaut de nationalisme ou
d'attention particulière aux problèmes fondamentaux des
populations par tel ou tel Nouveau Dirigeant est systématiquement
torpillé. Commencera alors le culte de l'incurie politique, de la
concussion, de la corruption, pour tout dire, le règne de la
"gestion carnassière", pour utiliser l'expression de Sony Labou
Tansi. L'Etat africain
56 Thomas HOBBES (philosophe anglais de 1588 à 1679)
appelle `'état de nature'' un état où il n'y a ni lois ni
règles, ni conventions sociales qui déterminent la vie des hommes
en groupe, où les hommes vivent selon le droit naturel qui leur
confère un pouvoir naturel. Conséquence : il y a dans cet
état « la guerre de tous contre tous » et « l'homme est
un loup pour l'homme », le fort peut tuer le faible en recourant à
la force et le faible aussi peut se servir de la ruse pour éliminer le
fort.
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postcolonial fonctionne sur la base de la violence politique,
de la corruption et du mensonge, de la gabegie et du népotisme.
Les pays africains, presque dans leur majorité, seront
dirigés par des soldats venus au pouvoir à la faveur des coups
d'Etat. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, Kourouma
nous décrit la scène horrible de l'assassinat de Fricassa Santos,
le Président démocratiquement élu de la République
du Golfe, par Koyaga et ses lycaons :
« Le Président saigne, chancelle et s'assied
dans le sable. Koyaga fait signe aux soldats. Ils comprennent et reviennent,
récupèrent leurs armes et les déchargent sur le malheureux
Président. Le grand initié Fricassa Santos s'écroule et
râle. Un soldat l'achève d'une rafale. Deux autres se penchent sur
le corps. Ils déboutonnent le Président, l'émasculent,
enfoncent le sexe ensanglanté entre les dents. C'est
l'émasculation rituelle [...] Un dernier soldat avec une digue tranche
les tendons, les bras du mort... » (pp. 100-101).
C'est ainsi que sont venus au pouvoir les Nouveaux Dirigeants
pour la plupart des militaires issus de l'armée coloniale, meurtriers
des dirigeants nationalistes, usant d'une violence qui ne dit pas son nom. Le
pouvoir s'assoit en dernier recours sur la coercition, la force, la violence
mais la mise en productivité du pouvoir se fait mieux et plus facilement
à travers sa légitimité qu'au moyen de la violence. Dans
cette Afrique-là, Pouvoir et Violence vont de pair. D'ailleurs, dans un
pays où règne le parti unique, l'adversaire politique est un
ennemi à abattre absolument. Cet extrait d'En attendant le vote des
bêtes sauvages (p. 200) en témoigne :
« Les adversaires politiques sont des ennemis. Avec
eux, les choses sont simples et claires. Ce sont des individus qui se placent
en travers du chemin d'un président, les individus qui aspirent au
pouvoir suprême - il ne peut exister deux hippopotames dans un seul bief.
On leur applique le traitement qu'il mérite. On les torture, les bannit
ou les assassine. ».
Au total, dans l'Afrique postcoloniale, la Politique est
perçue comme la science de la dictature que tout nouveau chef d'Etat
devait apprendre. C'est ce qu'on découvre dans l'oeuvre à la page
183 :
54
« Vous ne devez, Koyaga, poser aucun acte de chef
d'Etat sans un voyage initiatique, sans vous enquérir de l'art de la
périlleuse science de la dictature auprès des maîtres de
l'autocratie. Il vous faut au préalable voyager. Rencontrer et
écouter les maîtres de l'absolutisme et du parti unique, les plus
prestigieux des chefs d'Etats des quatre points cardinaux de l'Afrique
liberticide ».
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