2. La violence de l'écriture et
l'écriture de la violence
La violence apparaît comme le domaine de
définition du roman En attendant le vote des bêtes
sauvages. C'est parce que la décolonisation a été une
expérience de la violence contre la violence. Fanon expliquait dans
Les damnés de la terre que : « La violence
désintoxique, débarrasse le colonisé de son complexe
d'infériorité, de ses attitudes contemplatives et
désespérées »44. En effet, Kourouma a
le génie de produire des textes radicaux, immédiatement
identifiés comme rupture, des textes-scandales qui portent
indélébilement les marques d'une lutte de libération
politique (culturelle, linguistique...). Il s'agit bien évidemment d'un
discours rebelle, d'une écriture révolutionnaire.
43 Bakhtine MIKHAIL, Esthétique et
théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 19.
44 Frantz FANON, Les damnés de la terre
(1961), préface de Jean-Paul Sartre, présentation de
Gérard CHALIAND, Paris, Gallimard, Coll. Folio, 1991, p.127.
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2.1. La violence de l'écriture
En attendant le vote des bêtes sauvages
d'Ahmadou Kourouma dévoile par un discours scandaleux les
désenchantements et les leurres des indépendances par la
caricature des dictateurs dans l'Afrique postcoloniale. Cet écrivain a
donné une nouvelle orientation à la littérature
négro-africaine par son audace, son non-conformisme virulent et
corrosif.
Kourouma a choisi de bousculer la raison logicienne, la
syntaxe, le vocabulaire de la langue française au profit d'une langue
parlée : le Malinké. Ainsi oppose-t-il au système
d'écriture français un éclatement des formes
marquées par les textes les plus bousculés, les intrigues
contrariées et multiples, les personnages déstructurés, la
syntaxe rebelle ou le lexique outrancier.
La violence verbale parcourt également l'oeuvre de
Kourouma. Ce sont des formes crues en l'occurrence les jurons, les insultes,
les injures et autres gros mots, qui fonctionnent comme des
procédés langagiers, qui entrent dans la violence verbale. C'est
souvent lorsqu'il fait le portrait d'un chef d'Etat dictateur. Kourouma
traitait Tiékoroni, dictateur au totem caïman, de « rat
voleur, un toto », « le petit vieillard » et
« vieux dictateur roussi par les matoiseries et la corruption
». Parlant de Bossouma, l'Empereur du Pays aux Deux Fleuves, il
écrit : « Képi de maréchal, sourire de filou,
l'homme au poitrail caparaçonné de décorations »
; « Sa langue et ses lèvres piquetaient, elles puaient le
miasme de l'anus d'une hyène ». Il taxe le dictateur au totem
chacal de « moyenâgeux, barbare, cruel, menteur et criminel
». A la page 10, les propos de Tiécoura sont d'une violence
particulière :
« - Président, général et
dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq
veillées. Nous dirons la vérité. La vérité
sur votre dictature. La vérité sur vos parents, vos
collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries
; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats...
»
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De même, à la page 172, on note les injures de
Maclédio à l'encontre de Nkoutigui Fondio de la République
des Monts :
« - Salaud ! Favoro ! Mère de chienne
! Je te défie, criminel dictateur ! Commande à tes hommes de
m'assassiner comme les autres. Assassin ! Oui, tu es un assassin !
»
Dans tous les cas, la violence de l'écriture menace
d'une implosion, celle de la langue écrite. Comme le note Xavier Garnier
: « La violence du texte ne vient pas de la destruction des formes
mais de cet effondrement du centre qui la provoque »45, la
violence sur la langue, par les procédés de néologisme et
la resémantisation des mots français (par monosémisation
ou par polysémisation), commence avec la bousculade de la langue
classique.
Avec Kourouma, nous sommes toujours en face d'une
écriture déstructurée décrivant un monde en
permanente dégradation.
Ce qui est plus intéressant dans En attendant le
vote des bêtes sauvages, c'est que l'écriture de par sa forme
déchirée donne ainsi l'image déstructurée de la
Politique dans l'Afrique postcoloniale. En réalité, la
littérature est un outil excellent pour l'analyse politique. La
littérature kouroumalienne en l'occurrence se propose comme objectif la
représentation de l'Histoire du peuple noir, des violences africaines de
par son obsession des formes. C'est pourquoi Xavier Garnier écrit :
« La littérature se ferait en quelque sorte
avec les débris d'une violence qui se serait passée ailleurs, la
littérature africaine serait en charpie, éventrée par les
bégaiements violents de l'Histoire »46.
45 Xavier GARNIER, « Les formes
`'dures» du récit : enjeux d'un combat » in Notre
Librairie, Revue des littératures du Sud, « Penser la
violence », n° 148, juillet-septembre 2002, p.54.
46 Xavier GARNIER, op.cit.
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