CHAPITRE II
LES CARACTERISTIQUES DE L'ECRITURE POSTCOLONIALE DANS
EN ATTENDANT LE VOTE DES BETES SAUVAGES
Durant la période coloniale, Camara Laye, Oyono, Mongo
Béti et bien d'autres avaient fait du roman une oeuvre de combat contre
le colonialisme puis un instrument de réhabilitation de la
personnalité africaine. Cette première étape était
nécessaire et il est évident qu'à cette époque le
fond primait la forme. C'est parce que l'important était alors de
témoigner. Cette attitude littéraire donnait de facto un destin
politique à l'écriture. Après les indépendances, de
nouveaux thèmes vont s'imposer à l'écrivain
négro-africain l'amenant à rompre avec l'écriture
française et briser les fortifications grammaticales de la langue
métropolitaine. Qu'est-ce qui caractérise l'écriture dans
le roman africain postcolonial et particulièrement l'écriture de
Kourouma ? En quoi cette écriture nouvelle est-elle principalement
idéologique et politique
Les spécificités principales de
l'écriture dans l'oeuvre
L'écriture dans En attendant le vote des
bêtes sauvages possède des caractéristiques de fond et
de formes interdépendantes au point qu'elle donne aisément le
reflet des thèmes traités. Analyser l'écriture de Kourouma
est une chose très complexe d'autant plus qu'il s'agit de l'invention
d'une structure textuelle brisant les traditions littéraires.
Désormais, l'écrivain ivoirien s'engage dans l'aventure de
nouvelles écritures caractérisées par le brouillage
énonciatif, la rupture du style balzacien, l'écriture de
l'obscène, la violence scripturaire, le mélange des genres,
l'espace incertain, un titre énigmatique et surtout la caricature des
figures du pouvoir...etc. Dans En attendant le vote des bêtes
sauvages, les marques de la littérature postcoloniale sont
manifestes. Que ce soit au niveau de l'énonciation,
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de la diégèse, de la narration, du code, du
narrataire, du personnage, de l'espace physique, du temps du récit, des
jeux du langage, de la thématique ou de la figure de
l'altérité, l'oeuvre de Kourouma se situe sans conteste dans la
littérature postcoloniale.
1. La problématique énonciatoire ou le
brouillage de la source énonciative
L'un des premiers traits distinctifs de l'écriture dans
En attendant le vote des bêtes sauvages est le brouillage de la
source énonciative. En effet, à la lecture de ce roman, le
lecteur peut facilement se laisser déconcerter par la multitude
d'instances énonciatives constituant une sorte de brouillage.
A la question `'qui parle dans cette oeuvre ?», tout
lecteur de En attendant le vote des bêtes sauvages s'embrouille
au premier abord. En effet, l'histoire unifiée de l'oeuvre est le
produit de plusieurs narrateurs, de plusieurs voix. On note donc polyphonie
discursive, dialogisme et un `'Je» au sens pluriel. Ainsi
s'établit-il dans le roman de Kourouma une pluralité des voix
narratives, différents narrateurs, qui font rarement un discours
unifié.
1.1. Les types de narrateurs et les niveaux narratifs
L'histoire dans En attendant le vote des bêtes
sauvages est racontée par plusieurs narrateurs. Aussi pouvons-nous
distinguer différents types de narrateurs et différents niveaux
narratifs.
L'auteur peut faire raconter l'histoire par l'un des
personnages. C'est le cas de Bingo, le Sora. Il peut aussi le faire raconter
par un narrateur étranger à cette histoire : ce sera le
récit dit à la troisième personne. Le premier type est
appelé homodiégétique et le second,
hétérodiégétique40. En d'autres
termes, un récit à narrateur absent de l'histoire qu'il
raconte
40 Gérard GENETTE, Figures III, Paris,
Seuil, 1972, P. 252.
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est hétérodiégétique
tandis que lorsque le narrateur est présent dans l'histoire qu'il
raconte s'appelle homodiégétique. En outre, si le
narrateur homodiégétique agit comme le héros de
l'histoire, il sera appelé autodiégétique.
Nous distinguons une première voix ou un premier
narrateur qui est absent de l'oeuvre. Derrière ce dernier se dissimule
subtilement Ahmadou Kourouma lui-même. Il s'agit là, selon
Gérard Genette, d'un narrateur
hétérodiégétique. Effectivement, même si
Kourouma n'est dans aucune diégèse, son ombre plane sur
l'ensemble de l'histoire qu'il construit avec le concours de ses
personnages-narrateurs. Le fait saute aux yeux dès les premières
lignes du roman. A la page 10 on reconnaît la voix d'un narrateur absent
qui vient décrire les gestes du Sora par une focalisation externe :
« Le répondeur joue de la flûte, gigote, danse.
Brusquement s'arrête et interpelle le président Koyaga
». Il revient même régulièrement à la fin
de chaque chapitre et au début de chaque veillée pour encadrer le
récit dans son ensemble. Nous donnons les exemples à la fin des
premier et dernier chapitres :
« Il faut, dans tout récit, de temps en temps
souffler. Nous allons marquer une pause, énonce le sora. Il
interprète une chanson avec la cora, pendant que le répondeur
exécute une danse débridée cinq longues minutes, puis il
s'interrompt. Il reprend le même air avec la flûte. Le sora lui
demande d'arrêter de jouer et énonce quelques proverbes sur la
tradition... » (p. 21)
« Le cordoua se déchaîne, danse marche
à quatre pattes, tour à tour imite la démarche et les cris
de différentes bêtes. Quand le mil est pilé les pileuses
posent les pilons et vident les mortiers... » (p. 381).
Dans un second cas, Kourouma prête sa voix à l'un
des ses personnages, le très doué griot Bingo, qui semblera
raconter toute l'histoire. Le récit
hétérodiégétique s'alterne donc avec le
récit homodiégétique, ce dernier étant
défini par Gérard Genette comme `'un narrateur présent
comme personnage dans l'histoire qu'il raconte». Dans ce cas, pour
signaler que c'est Bingo qui parle, ce dernier interpelle toujours son cordoua
: « Ah ! Tiécoura... ».
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Un dernier type de narrateur est le cas du narrateur agissant
comme le héros de l'histoire. Il s'agit bien attendu d'un narrateur
autodiégétique. Nous pouvons citer comme exemple le récit
de Tchao à la page 20.
En fait, nous pouvons voir trois niveaux narratifs dans le
roman. Le premier niveau est lié au récit
hétérodiégétique. Ce que nous pouvons
désigner par Niveau 1. Le second est lié au récit
homodiégétique fait par Bingo et que nous désignons par
Niveau 2 et un dernier lié au récit
autodiégétique que nous appelons Niveau 3.
Le Niveau 1, la narration du récit premier
sera appelée extradiégétique. L'histoire contenue
dans ce même récit est au niveau immédiatement
inférieur appelé diégétique ou
intradiégétique. Par conséquent, l'acte narratif
de Kourouma ou du narrateur extérieur qui entreprend de raconter les
Veillées se situe à un niveau extradiégétique
au donsomana qui racontera au cours de ces Veillées qui sera
appelé hypodiégétique41 et non
métadiégétique.
Il est possible d'établir un schéma des niveaux
narratifs, qui donne la même configuration pour chaque Veillée
dans tout le roman.
Niveau 1 Niveau 1 : Narration
extradiégétique
Niveau 2 Niveau 2 : Narration
intradiégétique
Niveau 3 Niveau 3 : Narration
hypodiégétique
Evolution narrative d'une Veillée
Schéma 1 : Les niveaux narratifs dans En
attendant le vote des bêtes sauvages
41 Certains narratologues comme Musarra (1981) et
Rimmon (1983) parlent de hypodiégétique estimant que le
récit second est subordonné, donc sous sa dépendance,
tandis que le préfixe méta rappelle fâcheusement
la fonction métalinguistique, qui concerne un discours sur un
discours
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Par ailleurs, à l'intérieur de chaque
Veillée, une structure de la prise de la parole du Sora fait
également voir les différents niveaux narratifs par les
changements des voix narratives.
Sora
Le Sora par
Voix off la voix off Sora
Ajoute Koyaga Conclut le répondeur
Proverbes
Ah ! Tiécoura
Ah ! Koyaga
Ah ! Tiécouca
Ah ! Koyaga
Diégèse, histoire ou récit
Schéma 2 : Structure globale
de chaque chapitre montant la prise de la parole du Sora Sur le
schéma 2, nous pouvons voir que la voix du Sora,
narrateur intradiégétique, s'alterne avec la voix d'un narrateur
extradiégétique qui est certainement Kourouma lui-même. En
effet, quand Kourouma prend la parole, le Sora a la voix off même si il
arrive quelque fois à glisser des proverbes que Kourouma rapporte le
souvent dans un discours direct.
Cette circulation de la parole pousse à s'interroger
sur la construction du statut de l'énonciateur mais aussi du
destinataire.
Pour ce roman, nous dégageons deux types de
récepteurs : les destinataires fictifs qui sont l'auditoire des griots
à qui s'adresse en général le griot Bingo, et le public
réel constitué par les lecteurs du roman à qui s'adresse
Kourouma. Koyoga est le destinataire du donsomana
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ainsi que la confrérie des griots. Aussi le ton
variable des adresses permet-il de démêler la complexité du
statut du narrataire et du pluriel du `'Je» narratif.
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