Nous ne pouvons évoquer, même brièvement,
différents concepts de l'identité sans évoquer la
distinction conceptuelle élaborée par Paul Ricoeur dans
Soi-même comme un autre, entre « mêmeté »
et « ipséité », qui vise précisément
à apporter des éléments de réponse aux
problèmes soulevés par la permanence dans le temps et, notamment,
par le rapport entre l'identité numérique et l'identité
qualitative. Outre l'intérêt philosophique de cette distinction,
elle concerne directement la biométrie, dans la mesure où le
Comité consultatif national d'éthique y a fait explicitement
allusion dans son avis n°98, « Biométrie, données
identifiantes et droits de l'homme »72.
Le CCNE met en effet en garde contre une réduction de
l'ipséité à la mêmeté que pourrait engendrer
la biométrie. En ce sens, celle-ci représenterait une menace
à l'égard de la « dignité de la personne humaine
»73, en déconsidérant l'ipséité,
caractère subjectif de la personne ou rapport de soi à soi
(illustrée par Ricoeur en tant que fidélité à soi
à travers la parole donnée), la personne étant
réduite aux composants matériels, analysables par la
médecine, de son corps. La Commission nationale consultative des Droits
de l'homme (CNCDH) partage une position très proche, quoique
peut-être plus acérée: il ne s'agirait pas simplement d'un
naturalisme ou d'un réductionnisme biologique, voire
génétique, mais plutôt d'une autonomisation des
données biométriques, lesquelles, une fois recueillies,
possèderaient leur « vie propre »: si la personne est alors
« réduite à une composante de son patrimoine biologique ou
à un geste enregistré », ce n'est pas tant parce qu'elle ne
serait considérée que sous cet angle-là, mais parce que
son double (« data double ») le serait74.
71 Voir en particulier de la 5e étude de
Soi-même comme un autre, intitulée «
L'identité personnelle et l'identité narrative ».
72 Comité consultatif national d'éthique
(2007), avis n°98, « Biométrie, données identifiantes
et droits de l'homme », publié le 20 juin 2007
73 Cf. chap. IV
74 CNCDH, avis du ler juin 2006, «
Problèmes posés par l'inclusion d'éléments
biométriques dans la carte nationale d'identité: contribution de
la CNCDH au débat. »
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 42
Ce que Ricoeur appelle « mêmeté »,
c'est à la fois le concept d'une relation et une relation de relations.
Il s'agit en effet de la relation entre l'identité numérique,
à laquelle correspond selon lui l'identification (ou re-connaissance) et
l'identité qualitative, à laquelle correspond, selon lui,
l'opération de substitution sans perte sémantique (salua
ueritate). Or, chacun de ces concepts d'identité étant
eux-même des relations (entre x et y), il s'agit bien d'une
relation de relations. Plus le temps passe, plus on fait appel, dit-il,
à l'identité qualitative pour reconnaître une personne, au
détriment de l'identité numérique. Le doute s'installe
alors. En raison de la faiblesse de ce critère de similitude, on fait
alors appel à un troisième concept, de structure, qui permet
d'expliquer la permanence dans le temps (celle de l'arbre qui provient d'une
graine, ou de la personne qui passe par différents âges). Il
s'agit en fait d'une identité formelle, ou de genre, et non d'une simple
permanence dans le temps : la graine comme l'arbre appartient à la
même espèce75. On reste-là, toutefois, dans le
domaine de la « mêmeté »: si Ricoeur invoque le concept
d'ipséité, c'est pour s'affranchir du concept de substance,
répondre à la question non pas « quoi? » mais «
qui? », seule appropriée, selon lui76, à la
personne humaine. Mais ce concept n'a de sens qu'en tant qu'il est
lui-même relationnel: l' « identité narrative », qui est
le concept majeur élaboré par Ricoeur, est cette relation entre
l'idem et l'ipse, entre la mêmeté et
l'ipséité. Pour illustrer celle-ci, il prend deux exemples
élevés au statut paradigmatique : le maintien du caractère
dans le temps, et le respect de la parole donnée (ou promesse). Le
caractère, selon lui, implique le recouvrement quasiment
complet de l'ipse par l'idem, qui permet notamment
l'identification de la personne :
«J'entends ici par caractère l'ensemble des
marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu comme
étant le même. Par les traits descriptifs que l'on va dire, il
cumule l'identité numérique et qualitative, la continuité
ininterrompue et la permanence dans le temps. C'est par là qu'il
désigne de façon emblématique la mêmeté de la
personne. »77
Le respect d'une promesse implique au contraire
l'écart maximal entre l'idem et l'ipse: je reste
fidèle à la parole donnée alors même que je savais
que j'allais changer et devenir autre. Je donne l'assurance à mon
interlocuteur (fût-il moi-même) que,
75 Voir sur ce point Descombes, Vincent (1991),
« Le pouvoir d'être soi. Paul Ricoeur. Soi-même
comme
un autre », in Critique, Paris, Revue
générale des publications françaises et
étrangères, tome 47,
n° 529-530, juin juillet
1991, pp. 545-576.
7° Ce que Vincent Descombes conteste par
ailleurs. Cf. art. cit.
77 Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, 5e
étude, « L'identité personnelle et l'identité
narrative ».
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p. 43
quand bien même je serais un autre, cet autre respectera
la parole que je donne, aujourd'hui; et c'est la fidélité
à soi dans cet écart qui marque l'ipséité de la
personne. Contrairement à ce que semble dire le CCNE, dans un avis qui
n'a pas la prétention d'être un texte philosophique, mais qui se
prévaut toutefois de la légitimité des « sages
», la mêmeté ne se réduit pas au corps. Ricoeur met
explicitement le lecteur en garde contre l'assimilation de la distinction entre
mêmeté et ipséité à celle du corporel et du
psychologique. Le « caractère », qui serait davantage, selon
lui, du côté du psychologique que du corporel, est en effet un
aspect de la mêmeté; bien qu'il soit sujet à
évolution, il n'en demeure pas moins relativement stable.
La mêmeté n'est pas l'identique'$. De façon
inverse, « l'appartenance de mon corps à moi-même constitue
le témoignage le plus massif en faveur de
l'irréductibilité de l'ipséité à la
mêmeté. Aussi semblable à lui-même que demeure un
corps (...), ce n'est pas sa mêmeté qui constitue son
ipséité mais son appartenance à quelqu'un capable de se
désigner lui-même comme celui qui a un corps. »79
Nonobstant les réserves de Ricoeur à l'égard de la
science-fiction, la nouvelle de G. Egan illustre ce point8°.
Dans cette mesure, les membres du CCNE vont un peu vite
lorsqu'ils assimilent la « mêmeté » au corps. Certes,
cet avis n'a pas la prétention d'être un texte philosophique, et
se contente de faire appel à la distinction désormais
célèbre faite par Ricoeur pour souligner les risques introduits
par l'usage de la biométrie. Il s'agirait donc plutôt d'un essai
d'application des concepts élaborés par Ricoeur à la
problématique sociale, technique, politique et juridique posée
par la biométrie. En ce sens, le respect exact de la lettre de cette
cinquième étude de Soi-même comme un autre n'a pas
de sens: ce qui est important, c'est de donner vie à ces concepts, d'en
faire un usage stratégique, quitte à les tordre et à
changer leur sens. De plus, en tant qu'avis émanant d'un «
comité de sages », il n'est pas indifférent d'invoquer un
philosophe reconnu et une distinction conceptuelle devenue classique : l'usage
de ces
78 L'assimilation trompeuse de la «
mêmeté » au « corps » trouve en effet son
symétrique dans sa réduction à l' « identique ».
Ainsi, Ayse Ceyhan (2006) identifie-t-il la « mêmeté »
aux caractéristiques corporelles et à ce qui ne change pas chez
l'individu, c'est-à-dire à un « noyau substantiel ».
Mais, précisément, le corps change autant que l'esprit, et la
question posée par Ricoeur consiste à tenter de penser
l'identité de la personne en-dehors du concept de substance. Ce n'est
que le discours général sur la biométrie qui
présente le corps comme un invariant permanent, affirmation
immédiatement contredite par la pratique biométrique
elle-même, qui requiert par exemple la prise à intervalles
réguliers des empreintes digitales d'une personne. Cf. Ceyhan, Ayse
(2006), « Enjeux d'identification et de surveillance à l'heure de
la biométrie », Cultures & Conflits, 64, hiver 2006,
p.33-47.
79 Ibid.
8o « Le réserviste
», cité en exergue. Cf. Sylvie Allouche (2003), «
Identité, ipséité et corps propre en science-fiction, une
discussion à partir de Paul Ricoeur, Derek Parfit et Greg Egan »,
Alliances n°6o.
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p. 44
concepts obéit sans doute à des objectifs de
légitimation politique, qui visent à donner plus de force
à ce qui ne possède pas de valeur juridique en soi, mais qui peut
être invoqué, à titre d'avis consultatif, dans des textes
juridiques. C'est la position intermédiaire, le statut consultatif du
CCNE, qui expliquerait cet usage imparfait des concepts élaborés
par Ricoeur. Vu de cet angle, l'avis du CCNE constitue une appropriation
réussie du texte de Ricoeur. Car si le concept de mêmeté
n'est pas isomorphe à celui du corps, il semble vrai que la
biométrie, en s'appuyant sur le caractère semblable du corps au
cours du temps -- ou plutôt, sur le « caractère »,
c'est-à-dire sur ce qui permet de « ré-identifier un
individu comme étant le même » en dépit des
changements intervenus --, s'appuie sur la mêmeté, au
détriment de l'ipséité ou, pour utiliser d'autres termes,
du sentiment de soi. Or, en portant l'attention sur ce qui échappe
à l'individu, au corps et aux données matérielles,
physiologiques et comportementales, la biométrie pose en effet un risque
vis-à-vis de la perception des identités. Si l'assimilation du
corporel à la mêmeté est philosophiquement erronée,
il est toutefois vrai que la biométrie, en s'appuyant sur le corps,
contribue à fixer les identités et à rendre celles-ci
immuables et indépendantes de la volonté du sujet. Le CCNE, ici,
reprend une antienne ancienne, déjà exprimée en 1989,
selon laquelle l' « identité biologique » pourrait entrer en
conflit avec l'identité civile, hypothéquant ainsi la
liberté humaine :
« De même, affirmait-elle alors, utilisées
dans la vie sociale, les techniques d'empreintes génétiques
peuvent mettre en danger le système et l'autorité de
l'état civil, le secret de la vie privée, le principe de
non-discrimination en raison de l'ethnie ou de la parenté, ou la
liberté du travail. »81
On pourrait toutefois rétorquer que le processus de
réduction de l'ipséité à la mêmeté,
dénoncé par le CCNE, est loin de caractériser uniquement
la biométrie: en fait, en devenant une affaire d'Etat, l'identification
des individus sort non seulement du domaine privé de la volonté
individuelle, mais aussi de la sphère sociale d'interconnaissance qui
surdétermine l'identité des individus. L'argumentation
déployée par le « comité des sages » du CCNE
à l'encontre de la biométrie pourrait être utilisée,
de façon cohérente, à l'encontre de tout programme
d'identification des
81 CCNE, Avis n017 du 15 décembre 1989, «
relatif à la diffusion des techniques d'identification par analyse de
l'ADN ».
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p. 45
citoyens, et pourrait fournir des armes à une critique
de l'état civil en général, qui impose contre leur
gré des « identités de papier » aux individus.
Divers travaux historiques et ethnologiques ont en effet
montré que l'identité administrative, écrite, n'enregistre
pas des identités pré-existantes, mais contribue à les
créer (cela a par exemple été le cas au Rwanda, où
l'administration coloniale a renforcé les identités ethniques
tutus et hutsies, notamment via l'émission de cartes d'identité
spécifiques82). Historiquement, le paradigme de
l'identification par l'écrit inclut l'étatisation de
l'état civil. En effet, si des registres de naissance et de
décès étaient auparavant tenus par les paroisses,
progressivement les Etats vont prendre en charge ceux-ci (à partir de la
Révolution française en France83, plus tardivement
ailleurs). Progressivement, l'identité civile ou « identité
papiérisée », auparavant restreinte à certaines
catégories de la population (armée, voyageurs,
étrangers84), va être généralisée
à l'ensemble de la population. G. Noiriel a pu montrer dans quelle
mesure ce processus allait de pair avec l'édification de l'Etat-nation
et la détermination de la communauté des citoyens et des «
ayant droits ». L'émergence de cette identité civile est
toutefois loin de se restreindre à la sphère administrative ou/et
bureaucratique : au contraire, elle joue fortement sur la perception des
identités sociales, en réduisant l'identité d'une personne
à quelques caractères inscrits sur le papier, caractères
conduisant parfois à restreindre les possibilités
d'identification ou d'auto-identification de la personne (ainsi pour le cas des
hermaphrodites ou « transgenres », sommés de choisir leur
sexe). Le reproche fait par le Comité consultatif national
d'éthique à l'encontre de la biométrie, qui
réduirait l'ipséité des personnes à la
mêmeté, s'applique ainsi tout autant aux identités
bureaucratiques de papier.
Néanmoins, l'identité de papier n'est pas
seulement imposée aux individus: ceux-ci « jouent » avec
celle-là. Ainsi, selon l'historienne et anthropologue Agnès Fine,
« les marques de l'identité civile que sont les papiers liés
à un événement biographique, fin de l'adolescence,
mariage, paternité, maternité, en sanctionnant publiquement une
étape importante de la vie, non seulement traduisent le sentiment
82 Longman, Timothy « Identity Cards, Ethnic
Self-Perception and Genocide in Rwanda » in J. Caplan & J. Torpey
(eds), Documenting Individual Identity: The Development of State Practices
in the Modern World (Princeton & Oxford, 2001), pp.
345-58.
83 Noiriel, Gérard (1993), art.
cit.
84 Denis, Vincent (2008), op.cit.
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 46
de soi mais contribuent à le produire.
»85 L'identité civile permet encore, dit-elle, d'assurer
la permanence dans le temps et « de jouir des effets positifs de
l'identification, alors même que nous développons des
identités plurielles au contact d'interlocuteurs divers et
variés. » Si l'ipséité relève du rapport de
soi à soi, le rapport de celle-là au social se fait par la
narration de ce rapport, ce que Ricoeur théorise
précisément sous le nom d' « identité narrative
», qui entremêle les éléments autobiographiques
à l'histoire des sociétés. Dans ce cadre, les
identités de papier viennent fournir un élément de
construction de plus à cette narration du sujet. Ce faisant,
l'identité de papier est à la fois une
identité-mêmeté, imposant le principe d'immutabilité
du nom, et une identité-ipséité, nom par lequel l'individu
reconnaît son corps comme le sien. Imposée du dehors et
appropriée par l'individu, l'identité civile se situe non
seulement dans une zone d'indétermination entre identité
numérique et identité qualitative, mais aussi entre
mêmeté et ipséité, de même qu'elle entrelace
le changement à l'identité. L'identité civile ne demeure
jamais identique à elle-même, enregistrant les changements
biographiques de la vie, de même que le corps est marqué par les
aléas et les cicatrices du temps. Corps et nom demeurent les mêmes
au cours du temps, ce qui ne les empêchent pas de changer, d'être
qualitativement voire numériquement différent86 : en
aucun cas l'identité ne se réduit-elle à la permanence,
et, à proprement parler, il ne s'agit pas d'identité, mais du
même, c'est-à-dire du résultat d'un processus de
re-connaissance et d'identification.
Plutôt que d'identifier la mêmeté au corps
ou/et à la permanence, alors que le concept d'ipséité vise
précisément à préserver l'identité, voire
à sauver les apparences de l'identité, tout en se passant du
concept de substance et de permanence, on peut utiliser d'une façon plus
convaincante la distinction entre « mêmeté » et «
ipséité » pour penser la biométrie. En effet, ce qui
distingue selon Ricoeur ces deux concepts, c'est le régime de
vérité qui est en jeu: la mêmeté procède
d'un critère, d'une « critériologie », et du
régime de vérification et de falsification;
l'ipséité, elle, procède de l'attestation. En ce sens, la
biométrie procède bien d'une accentuation de la
mêmeté au détriment de l'ipséité, ce qui
pourrait conduire, en retour, à une
85 Fine, Agnès (2008), « Identité
civile et sentiment de soi », introduction au recueil Etats civils en
questions. Papiers, identités, sentiments de soi (dir. Agnès
Fine), éditions du CHTS, Paris, 2008.
86 On dira d'un corps qu'il est difficile qu'il soit
numériquement différent dans le temps, en s'appuyant sur une
conception naturaliste. Cependant, outre le problème du
métabolisme cette question prend son sens dans les cas limites des
greffes d'organes, de modifications importantes de la personnalité, ou
pour les corps en état de « mort cérébrale ». A
quel moment peut-on dire, dans ces cas, qu'il ne s'agit plus du même
corps, qui est devenu, par exemple, un « cadavre »? (cf. à ce
sujet Iacub, Marcela, 1999)
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p
· 47
modification de l'ipséité, de la structure
anthropologique de la conscience de soi, ou encore des « frontières
de soi », des actions que le sujet est prêt à s'approprier
comme siennes8 .
En effet, on ne demande plus à l'individu d'attester,
par un récit, de son identité, mais on se contente de
vérifier son identité, ou d'infirmer ses dires, à l'aide
de mesures biométriques. La signature elle-même, d'attestation
permettant d'authentifier un acte, peut être utilisée par les
graphologues comme indice pour attribuer un auteur à un acte. Cette
évolution vers la vérification, au détriment de
l'attestation, est flagrante dans le domaine du droit des étrangers
ou/et de la nationalité. Ainsi de la réforme de l'art. 47 du Code
civil et de l' « amendement Mariani » concernant les tests ADN dans
le cadre du regroupement familial$$, ou encore pour ce qui concerne les
demandeurs d'asile mineurs: plutôt que de se satisfaire du récit
de la personne qui se présente en tant que mineur, on passe par une
vérification de son âge, à l'aide d'expertises osseuses ou
médicales, qui permettent ensuite de lui attribuer, au regard du droit,
un âge89. Indépendamment du statut incertain et
approximatif de l'expertise médicale concernant la détermination
de l'âge, il s'agit bien de vérifier ou d'infirmer l'âge
prétendu de la personne, voire de lui en fixer un d'autorité; on
note au passage que l'âge juridique fixé peut être
ouvertement fictif, comme c'est le cas lorsque les autorités attribuent
un âge à une personne naturalisée ignorant sa date de
naissance9°
L'identité des personnes est donc une notion
polysémique, faisant intervenir plusieurs couples de concepts, qui ne se
recouvrent pas entre eux: identité numérique et identité
qualitative, mêmeté et ipséité, identité
narrative, etc. Dans le processus
8' Voir l'analyse critique du texte de Ricoeur
effectuée par V. Descombes (art. cit.). Critiquant le projet
d'anthropologie philosophique de Ricoeur, celui-ci écrit : « Rien
ne nous autorise à juger que les frontières du soi soient
fixées une fois pour toutes dans la nature des choses. Quelle part des
actions dont je suis l'agent doit je m'approprier, reconnaître comme
mienne ? Cela dépend certainement des idées qu'on se fait autour
de moi sur le droit, la responsabilité, la justice humaine, la justice
divine. Déterminer la frontière ne relève pas d'une
exploration « éidétique », mais d'une décision.
Par conséquent, la structure de la conscience de soi, ou celle de
l'ipséité humaine, ne sont pas des formes uniques, universelles,
accessibles à la réflexion pure. Ces structures sont plutôt
des constructions sociales qui peuvent varier. » (Descombes, art.
cit.)
88 cf. infra, chap. V, section la
« chaîne de l'identité ».
89 Cf. infra, chap. V, section sur
«EURODAC» et la problématique de l'examen de l'âge des
demandeurs d'asile.
9° Avant novembre 2004, les autorités
françaises retenaient arbitrairement la date du ier janvier;
désormais, c'est celle du 31 décembre qui est retenue. Voir
Sylvie Sagnes, « Aux marges de l'état civil: les «
Français de l'étranger », in Fine, Agnès (dir.)
(2008), Etats civils en questions. Papiers, identités, sentiment de
soi, p.55-76
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 48
d'identification administrative, ce qui importe, c'est la
correspondance de l'identité physique à l'identité civile:
l'identité civile est utilisée comme critère de
l'identité numérique du corps, c'est-à-dire comme
critère de reconnaissance et d'identification; ce que Ricoeur
désigne sous le terme de « mêmeté ». C'est cette
relation entre le corps et le critère d'identité numérique
qu'est l'identité civile qui seule permet l'identification et la
vérification biométrique, comme le rappelle Bernard Didier,
directeur scientifique et du développement de Sagem Défense
Sécurité, du groupe Safran, leader mondial de la
biométrie: « Votre empreinte n'est pas votre nom. Ce qu'il faut
protéger, c'est le lien entre les deux. »91 Cette
correspondance entre le corps et l'identité civile doit s'établir
selon les critères de l'identité numérique: elle vise
à déterminer l'identité numérique de ce corps-ci,
mais pour cela ne peut s'empêcher de passer par des critères
qualitatifs (la photographie insérée sur la carte
d'identité ressemble ou non au visage qui se présente au
contrôleur). Ainsi, il ne peut s'agir simplement de mettre en
correspondance l'identité civile et l'identité physique, ni
celle-là, ni celle-ci, ne pouvant jamais être
appréhendée de manière immédiate. Concept
juridique, l'identité civile s'incarne nécessairement dans un
corpus (actes d'état civil, « papiers d'identité »,
etc.). Ce que l'on met en correspondance avec l'identité civile ne peut
être qu'une description de l'identité physique, un
signalement ou une perception; inversement, ce que l'on met en correspondance
avec le corps n'est jamais immédiatement l'identité civile, mais
l'incarnation empirique de celle-ci dans un corpus documentaire. « Ce
visage que je vois-là ressemble à cette photo que je vois
ci-devant. » Le corps est médiatisé par le regard;
l'identité civile par le corpus documentaire et l'appareil
étatique qui le prend en charge. La subjectivité inhérente
à l'opération classique d'identification et de reconnaissance
demeure ainsi irréductible, et le principe de similitude, ou le
critère faillible d'identité qualitative, surdétermine
inévitablement le principe d'identité, ou le critère
numérique d'identité. C'est précisément de ceci que
la biométrie va tenter de se défaire.
Le processus d'identification ne se joue donc pas seulement
dans une relation entre deux termes, identité physique et
identité civile, mais fait intervenir un troisième terme, le
signalement, ou la description de l'identité physique, qui se veut un
double de l'identité physique elle-même, sa copie la plus
fidèle possible. Dès lors,
91 Cité par Persidat, Marie (2008), « Le premier
passeport biométrique », Le Parisien, ier novembre 2008
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p. 49
le passage d'un signalement écrit, plus ou moins
formalisé ou objectivé, au signalement biométrique,
correspond à une tentative d'épouser au plus près le
corps, d'approcher du rêve d'une description immédiate du corps. A
travers l'automatisation du regard, ou du signalement, on espère se
passer de la médiation que met en oeuvre ce regard. L'usage de la
technologie manifeste ici le rêve scientifique et administratif de mettre
la subjectivité individuelle hors jeu, permettant ainsi d'établir
une identité physique objective, et donc assurée. De même,
la biométrie permettrait de se passer de la médiation
médiatisante de l'identité civile, du corpus documentaire de
l'état civil, en branchant directement le corps au concept juridique de
la personnalité physique. Cela correspond à ce que Peter Galison
a appelé l' « objectivité mécanique »
92. Au lieu d'utiliser des critères physiques approximatifs
(la taille, la couleur des yeux, etc.), toujours soumis à la
subjectivité de l'agent effectuant leur description, ainsi que des
aléas du contexte, la biométrie utiliserait des critères
biologiques uniques et permanents. La biométrie se présente ainsi
comme le stade scientifique du signalement : elle serait l'avènement au
rang de « science » des procédures archaïques
d'identification. On pourrait alors fantasmer une histoire ternaire de
l'identification, qui commencerait par l'identification dans le
face-à-face, procédure la plus primitive, se poursuivrait
avec l'identification par l'écrit et les progrès
apportés à l'objectivité du signalement, et enfin
culminerait dans l'identification biométrique, procédure
scientifique et infaillible.
Cette lecture rétrospective est bien entendu
vouée à rester mythique. Si les médiations technologiques
visent à mettre l'homme « en-dehors du circuit » (off the
loop), afin de gagner du temps et de l'efficacité, celles-ci
n'éliminent pas tout risque d'erreur, et auraient même tendance
à secréter leurs propres vulnérabilités. Comme on
le verra, le fonctionnement même des technologies biométriques
repose davantage sur un principe qualitatif de similitude que sur un principe
d'identité (numérique).
Par ailleurs, l'identification par l'écrit n'a jamais
entièrement supprimé l'étape nécessaire du
face-à-face, ce qui se manifeste clairement à l'occasion des
contrôles d'identité (chap. V). A l'heure où
l'identification biométrique prolonge l'identification par
l'écrit, ces débats demeurent actuels. L'identification dans le
face-à-face,
92 P. Galison, « Objectivity is Romantic
», in American Council of Learned Societies, Occasional Paper
n°47, « The Humanities and The Sciences »,1999.
Accessible sur
http://archives.acls.org/op/op47-3.htm
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 5o
l'identification par l'écrit et l'identification
biométrique ne peuvent donc être pensés selon les termes
progressifs d'une histoire linéaire, comme si l'une succédait
à l'autre, reléguée au musée de l'histoire des arts
et techniques. Toutes ces formes d'identification doivent en effet affronter la
tension entre l'identité numérique et l'identité
qualitative et entre l'identité physique et l'identité civile. A
la recherche d'un critère introuvable permettant d'établir
l'identité numérique, et donc la certitude de la
mêmeté d'une personne, l'identification fait appel à
l'identité civile, qui tend à être garantie par
l'établissement d'une véritable administration, qui émerge
en France dès le XVIIIe siècle, et permet ainsi l'instauration
des « identités de papier ». Avec la Révolution
française, l'état civil devient à la fois le
critère permettant de distinguer les citoyens des étrangers et
les « ayant droits » de ceux privés des différents
types de droits (politiques, civils, économiques, etc.).
L'identité de papier devient ainsi centrale non seulement dans
l'édification de l'Etat-nation, concrétisant la «
communauté imaginée » qu'est la nation, mais aussi dans le
« sentiment de soi » de chacun. Elle trouve alors sa place à
l'intersection entre la mêmeté et l'ipséité, faisant
l'objet de narrations différentes, selon que l'on parle du point de vue
administratif ou du point de vue du sujet lui-même. Ou, pour reprendre
les concepts foucaldiens, l'état civil permet à la fois l' «
assujettissement » des individus, c'est-à-dire la formation
même du sujet individuel, tout en étant lui-même pris dans
les procédures individuelles et collectives de « subjectivation
». Si les procédures d'identification biométriques
n'arrivent pas à rendre obsolètes les autres modes
d'identification, qui perdurent encore, elles pourraient toutefois marquer une
divergence notable par rapport aux identités de papier. Ainsi, rien
n'empêche de penser la substitution d'un « paradigme », pris au
sens large, d'une forme d'identification à une autre, selon
l'interprétation proposée par G. Noiriel puis par V. Denis.
Admettre une telle hypothèse interprétative nous conduirait donc
à questionner l'émergence éventuelle d'un nouveau
paradigme de l'identification, qui viendrait au jour avec l'utilisation
croissante des technologies biométriques. En quoi celles-ci
modifient-elles le face-à-face et l'identification à distance,
par l'écrit ?
Chapitre II:Le rêve biométrique confronté
aux défis technologiques p. 51
n