CHAPITRE II: LE RÊVE
BIOMÉTRIQUE CONFRONTÉ AUX
DÉFIS TECHNOLOGIQUES
Le fantasme de l'identification certaine est un leitmotiv
dans l'histoire de la police depuis le XVIIIe siècle. Identifier les
individus de manière précise voire « scientifique » est
en effet l'un des enjeux centraux dans l' « étreinte »
(erfassen) de la société et des individus par l'Etat, en
permettant non seulement de contrôler leurs
déplacements93, mais aussi leurs prétentions à
exercer certains droits et à bénéficier de certaines
formes de protections (sociale, diplomatique, etc.). Conjugué à
une forme, sinon de scientisme, du moins de technophilie, ce rêve
policier s'exacerbe au contact des technologies biométriques. Pourtant,
l'examen détaillé de ces technologies et de leur mode de
fonctionnement contraint à se confronter au réel et à ses
imperfections. La biométrie, malgré les publicités,
positives ou négatives, qui lui sont faite, n'est pas parfaite. Comme
toute technologie de l'identification, elle porte avec elle ses failles et ses
défauts94. L'examen, toutefois, de ces imperfections, exige
aussi de différencier entre plusieurs espèces de techniques
biométriques. La biométrie, qui fonctionne selon une logique de
probabilités, est fondée sur un principe de similitude, et non
d'identité: les caractéristiques biométriques
comparées, lors de la phase d'enrôlement et la phase de
vérification, ne sont jamais identiques, mais seulement plus ou moins
similaires. Dès lors, la fonction spécifique du droit est ici de
transformer en vérité administrative certaine une simple
présomption technique de similitude. La fonction juridictionnelle,
au sens large, se double ici d'une fonction véridictionnelle.
93 Pour le rapport entre le monopole étatique des «
moyens légitimes de circulation » et l'identification des citoyens,
ainsi que pour le concept d' « étreinte », entendu à
travers l'allemand erfassen qui signifie « saisir » au sens
d' « enregistrer », voir John Torpey (2000), L'invention du
passeport, Belin, Paris, 2005.
94 Contrairement à ce à quoi on pourrait
s'attendre, ce ne sont pas nécessairement les critiques de la
biométrie qui invitent à cette présentation
nuancée, mais aussi les promoteurs de cette technologie, qui font ainsi
appel au principe de réel pour dédramatiser le fantasme de «
Big Brother ».
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A/ UNE SCIENCE DU PROBABLE
La biométrie fonctionne en effet sur une logique
bayésienne de probabilités, et donc sur un principe de similitude
et non d'identité. Lors de la vérification ou de l'identification
d'un sujet, le dispositif compare le gabarit de l'image de l'empreinte obtenue
à ce moment au gabarit obtenu lors de la phase d'enrôlement dans
le système. Or, les images des empreintes ne sont jamais identiques: le
vieillissement, les circonstances extérieures (lumière, climat,
etc.), des blessures, etc., rendent ces images distinctes.
Les différentes failles des systèmes
biométriques (arbitrage entre taux de faux rejets et de fausses
acceptations, conditions d'enrôlement et de vérification des
gabarits, circonstances climatiques, empreintes inexistantes chez certaines
personnes, possibilité d'imiter les empreintes d'autrui, etc.) se
rassemblent dans cet apparent paradoxe: choisie en tant que procédure
permettant d'établir un critère numérique, réel et
certain, de l'identité des personnes, la biométrie fonctionne
de facto à partir d'une identité qualitative des
personnes: comme pour les anciens systèmes d'identification, c'est le
principe de similitude, et non d'identité, qui est à
l'oeuvre dans la reconnaissance biométrique. Il n'y aurait pas de
biométrie sans calcul des probabilités.
Dès lors, on peut comprendre les rapports
réciproques entre le droit et ces technologies: celles-ci assurent au
droit la garantie technique que l'identité civile, juridique, est bien
établie. Toutefois, ne reposant de facto que sur une
vraisemblance technique, et non une vérité certaine, elles ne
peuvent apporter de réelle garantie au droit. Celui-ci doit alors
valider cette garantie, en transformant, de manière
performative, la vraisemblance technique apportée par la
biométrie en vérité juridique certaine et indubitable.
Vérité juridique et vérité technique se renforcent
ainsi mutuellement, mais le double jeu entre celles-ci explique que puissent
apparaître de « vraies fausses » identités,
certifiées par le droit mais néanmoins « objectivement
» fausses. La possibilité d'établir de telles « vraies
fausses » identités est ce qui conduit à s'interroger sur
les limites de la biométrie en tant que système technique
garantissant l'identité civile: celle-ci, en effet, repose sur une
« chaîne de
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sécurité » qui va de la
délivrance des documents jusqu'aux agents de
contrôle95. En d'autres termes, la subjectivité
humaine, que la biométrie tentait de court-circuiter,
ré-apparaît nécessairement.
Ainsi, si la biométrie se présente dans les
discours visant à l'accréditer comme forme de technologie
d'identification fondée non par sur des caractères descriptifs
subjectifs, renvoyés à une histoire désormais
archaïque du signalement, mais comme une technologie fonctionnant à
partir de critères objectifs et constants, appartenant au corps
individuel lui-même, et supposés intangibles et uniques, le
fonctionnement effectif des technologies biométriques contredit
clairement ce discours.
1. Le principe de similitude: taux de faux rejets et de
fausses acceptations
Les systèmes biométriques de reconnaissance
d'empreintes digitales ne comparent pas entre elles deux empreintes digitales
qui seraient identiques parce qu'elles proviendraient du même individu,
mais deux images similaires d'empreintes digitales, celles qui ont
été préalablement enrôlées et celles qui sont
présentées au moment du test. Le processus informatique consiste
alors, en éliminant la richesse de l'image (les contrastes, la
lumière, etc.: toutes sortes d'accidents ou de circonstances
contingentes qui font qu'on obtient à chaque fois des images
d'empreintes digitales plus ou moins différentes pour un
même individu, et jamais identiques) pour ne garder que les points
importants permettant d'établir les « minutiae » qui
codent l'empreinte digitale, à comparer deux images pour lesquelles on a
artificiellement augmenté leur similitude. Cette technologie de
comparaison d'empreintes digitales ne compare donc pas entre elles des
égalités, ou des quantités égales, mais des
similitudes96
Dès lors, tout dispositif biométrique doit
arbitrer entre taux de faux rejets et taux de fausses acceptations. On peut en
effet régler le système pour qu'il n'accepte comme
équivalentes que des images très proches, ou au contraire pour
qu'il tolère des différences plus grandes dans les images. Dans
le premier cas, cela aura pour effet
95 Cf. infra, chap. V
96Hopldns, Richard (1999),
art.cit.
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d'avoir un système extrêmement sûr, dans la
mesure où le taux de fausses acceptations, c'est-à-dire de
personnes reconnues à tort sera minimisé. Dans le cadre d'un
contrôle d'accès, cela implique que le sujet ne sera pas confondu
avec un autre et que le dispositif ne laissera entrer qu'un nombre
réduit de personnes. Dans le cadre d'un système d'identification
tel qu'une base de données ADN, cela signifie qu'on ne commettra pas
d'erreur judiciaire. Mais un tel réglage a son revers: le taux de faux
rejets augmentant en raison inverse de celui de fausses acceptations, les
empreintes d'individus identiques seront considérées comme venant
d'individus distincts (cf. l'image ci-contre comparant l'empreinte obtenue lors
de l'enrôlement et celle obtenue à partir du même sujet
trois mois plus tard, lors d'une procédure de
vérification97).
fal
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(hl
|
|
Selon le contexte (poussière, empreintes
abimées, faible luminosité, etc.), les caractéristiques
enregistrées, soit lors de la phase d'enrôlement, soit lors de la
phase de vérification, seront d'autant plus différentes. Dans de
tels contextes, le degré de sensibilité du dispositif doit donc
être réglé à un niveau assez faible, pour qu'il
puisse considérer comme venant du même sujet des empreintes
légèrement différentes, au risque d'augmenter le taux de
fausse acceptation. « La biométrie n'est pas une science exacte
», affirmait ainsi Richard Hopkins en 1999, en insistant
notamment sur cette contradiction entre le taux de faux positifs et de faux
négatifs, affirmation reprise dix ans plus tard par d'autres
experts98.
97 Source : Anil K. Jain, Arun Ross et Salil
Prabhakar, « An Introduction to Biometric Recognition »,
IEEE Transactions on Circuits and Systems for Video
Technology, vol. 14, n° 1, janvier 2004.
98 Desgens-Pasanau, Guillaume et Freyssinet, Eric
(2009), L'identité à l'ère numérique
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