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Des identités de papier à  l'identité biométrique

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par David Samson
Ecole des hautes études en sciences sociales - Master 2 de théorie et analyse du droit 2009
  

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Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 36

B/ L'IDENTITÉ, PHYSIQUE ET CIVILE,

ENTRE L'IDENTITÉ NUMÉRIQUE ET

L'IDENTITÉ QUALITATIVE

Comprise à la lumière de cette histoire, la biométrie paraît s'insérer dans ce continuum de l'identification à distance, fondée sur le couple passeport-registre, auquel on aurait simplement substitué le couple mesures corporelles-base de données informatisée. Il s'agit soit de déterminer l'état civil d'une personne, soit d'attester cet état civil, en le mettant en correspondance avec le corps, l'identité physique. On distinguera donc ici non plus l'identité numérique de l'identité qualitative, mais l'identité physique de l'identité civile.

Ce couple de concepts ne se superpose pas: l'identité physique peut être considérée comme numérique, si l'on adopte une conception essentialiste et biologique; on peut aussi la considérer comme une simple identité qualitative, même en demeurant à un niveau strictement biologique, indifférent à l'évolution de l'apparence. Le concept naturaliste d' « identité biologique » se heurte à des apories pas seulement sur le plan diachronique, apories qui ont fait l'objet de l'étonnement des Anciens61, mais aussi sur le plan synchronique: l' « identité génétique » peut certes permettre d'identifier de façon diachronique un individu, mais elle ne permet pas toujours de distinguer de manière synchronique deux individus (par exemple des vrais jumeaux ou des clones). A l'inverse, un même individu peut avoir deux séries de gènes différents (chimères). La position constructiviste soulève aussi des apories, puisqu'on est en droit de s'interroger sur la cohérence logique du concept d'une « identité » en mouvement: l'identité devient en fait le nom du même, concept qui n'exclut pas le changement. En d'autres termes, toute conception constructiviste de l'identité est amenée à en faire une identité qualitative, de degré et de ressemblance,

61 Platon fait ainsi dire à Diotime, dans Le Banquet : « En réalité, même dans le temps que chaque animal passe pour être vivant et identique à lui-même, dans le temps par exemple qu'il passe de l'enfance à la vieillesse, bien qu'on dise qu'il est le même, il n'a jamais en lui les mêmes choses; mais sans cesse il se renouvelle et se dépouille dans ses cheveux, dans sa chair, dans ses os, dans son sang, dans tout son corps, et non seulement dans son corps, mais aussi dans son âme: moeurs, caractère, opinions, passions, plaisirs, chagrins, craintes, jamais aucune de ces choses ne reste la même en chacun de nous; mais les unes naissent, les autres meurent. » (Le Banquet, 207e, trad. E. Chambry, légèrement modifiée par Stéphane Ferret, in L'identité, GF Flammarion, 1998)

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tandis qu'au contraire une conception naturaliste se heurte à l'impossibilité de trouver un critère fiable de l'identité numérique qui pourrait englober la personne dans toutes ses dimensions. Même lorsqu'elle se contente d'aborder la personne sous une seule dimension (par exemple le corps ou les gènes), elle se heurte de nouveau à l'impossibilité de trouver un critère universel : l'identification génétique est certes un critère fiable, mais ne permet pas de distinguer des jumeaux; il s'agit d'un critère universel au sens faible du terme, c'est-à-dire qui se contente d'une généralité empirique, mais n'a aucun caractère nécessaire.

L'identité civile ne peut davantage être assimilée ni à l'identité numérique, ni à l'identité qualitative. Cela s'explique parce que ce que nous recherchons, ce n'est pas le critère de l'identité (numérique ou qualitative) de l'identité civile; en ce cas, on pourrait dire que l'identité civile est numériquement identique quand il n'en existe qu'un seul et unique exemplaire (ainsi, il ne peut y avoir deux numéros identiques d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques, ou NIR). En effet, c'est l'identité civile elle-même qui est le critère numérique d'identité utilisé pour identifier un corps. Or, tel corps peut disposer d'identités civiles distinctes, que ce soit légalement (ainsi le changement de nom ou de filiation62) ou non (l'usage de faux-papiers ou l'usurpation d'identité). En d'autres termes, si l'identité numérique est la seule identité « réelle », qui permette de distinguer avec certitude un individu d'un autre, ni l'identité civile, ni l'identité physique, ne peuvent revendiquer à eux seuls ce privilège. L'identité civile est toujours traversée par la logique de l'identité qualitative et du devenir : ce sont les faux-papiers, qui permettent de donner la même identité civile à deux individus distincts, ou, plus simplement, les hiatus entre plusieurs données d'état civil, selon les registres (ainsi, certaines personnes en France sont enregistrées selon plusieurs dates de naissances distinctes, variant selon les registres administratifs63). Mais c'est aussi, de façon plus générale encore, le fait que l'identité civile elle-même change et se modifie: ainsi les mentions portées sur les actes d'état civil rapportent les changements importants dans la vie d'une personne. Si les papiers d'identité permettent de « fixer » l'identité

62 Fine, Agnès (dir.) (2008), Etats civils en questions. Papiers, identités, sentiment de soi, CHTS, Le regard de l'ethnologue n°i9, Editions du comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 2008

63 Communication personnelle d'une employée en « développement local » de la mairie de Tremblay-en-France (Seine-St-Denis). C'est aussi le cas à Mayotte (cf. Gueunier, Noël Jean, M'Trengoueni Mohamed et Soilihi Mouhktar, « « Nom, prénom », une étape vers l'uniformisation culturelle? Identité et statut juridique à Mayotte » (1999), art. cit.)

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d'une personne, ils se montrent aussi suffisamment souple pour accompagner les évolutions biographiques. Ce rapport entre permanence et stabilité permet d'ailleurs de différencier les papiers entre eux: ainsi, le permis de conduire est un document accordé à vie (sauf retrait ou réforme à venir), qui demeure donc immuable, tandis que la carte d'identité doit être renouvelée tous les dix ans, imposant ainsi un changement d'adresse, de photographie, etc. L'identité est ainsi à la fois « un ensemble de données intangibles » et un « moyen d'enregistrer le temps qui s'écoule », un « fragile équilibre entre permanence et rupture »64. Or, pour affirmer que cette vieille carte d'identité se rapporte au même sujet que cette carte actuelle, il faut nécessairement un critère numérique extérieur. L'identité civile ne coïncide pas avec l'identité numérique, parce qu'elle fonctionne comme critère numérique de l'identité du corps ou de la personne, et qu'elle a elle-même besoin d'un critère numérique extérieur qui permette d'affirmer qu'il s'agit du même sujet, malgré les changements d'état civil. Il en va de même pour l'identité physique, qui est elle aussi exposée au devenir, et ne peut donc être reconnue que par un critère d'identité qualitative, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun critère numérique pour s'assurer qu'il s'agit bien du même corps. Identité physique et civile sont ainsi pris dans l'ambiguïté entre le concept d'identité numérique et le concept d'identité qualitative.

Le couple identité civile-identité physique ne recouvre pas davantage la distinction nature-culture que la distinction identité numérique-identité qualitative. En effet, l'identité physique, qui se présente comme identité biologique, ou encore comme corps, demeure néanmoins toujours de l'ordre du social : si, comme le dit Bourdieu, le corps est, « en tant que forme perceptible (...) celle qui se laisse le moins et le moins facilement modifier (...) et, du même coup, celle qui est socialement tenue pour signifier le plus adéquatement, parce qu'en dehors de toute intention signifiante », il n'en reste pas moins que « ce langage de l'identité naturelle (du « caractère ») est en fait un langage de l'identité sociale, ainsi naturalisée »65. Ce qu'il y a d'apparemment naturel dans le corps (taille, poids, etc.) se laisse ainsi modifier par les habitus sociaux. En soulignant l'importance sociale accordée à la prépondérance de la signification du corps sur d'autres formes de signification, importance qui découle directement de son absence de signification consciente,

64 Mouliné, Véronique (2008), « Des papiers sur soi, des papiers pour soi. L'identité portable », in Agnès Fine (op.cit.).

65 Bourdieu, Pierre (1977), « Remarques provisoires sur la perception du corps », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1977, vol. 14, n°1, p.51-54.

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Bourdieu rejoint les constats de Bertillon et de l'anthropométrie, pour qui les détails les plus insignifiants du corps sont précisément les plus révélateurs, parce que non maîtrisés par le sujet, qui ne leur accordent aucune signification66.

Pas plus que le corps n'est absent de la dimension du social, le nom n'est-il qu'une institution de police civile, marqueur indélébile marquant la fixité des individus. Il tend en effet progressivement à devenir un droit subjectif, sujet de changement67, voire à se détacher de la personne physique pour devenir une marque. Ainsi, le nom, juridiquement attaché à la personne physique, peut-il devenir un « signe distinctif » qui se détache de celle-ci, pour « s'appliquer à la personne morale (...) et devenir l'objet de propriété incorporelle »68. La Cour de cassation a ainsi considéré, en 1987 (arrêt Romanée Conti) que « la loi du 6 fructidor an II, qui édicte une interdiction concernant le citoyen, ne vise pas l'usage du nom patronymique à titre commercial ou comme dénomination sociale »69. D'autre part, s'il est un principe d'ordre public, il tend toutefois à être intégré, par la Cour européenne des droits de l'homme, à la vie privée:

«En tant que moyen d'identification personnelle et de rattachement à une famille, le nom d'une personne n'en concerne pas moins la vie privée et familiale de celle-ci. Que l'Etat et la société aient intérêt à en réglementer l'usage n'y met pas obstacle, car ces aspects de droit public se concilient avec la vie privée conçue comme englobant, dans une certaine mesure, le droit pour l'individu de nouer et développer des relations avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel ou commercial. »

66 Ginzburg, Carlo (1980), « Signes, traces, pistes -- Racines d'un paradigme de l'indice » in Le Débat n°6, 1980, pp.2-44

67 Cf. Da Silva, Isabelle (2004), art. cit. ; Hincker, Laurent (1999), art. cit.; et Fine, Agnès (2008), op.cit.

68 Cour cass., chambre commerciale, 12 mars 1985, n°84-17.163, Bulletin 1985 IV N.95, p.84. Cf. aussi Hincker, Laurent (1999), art. cit., qui cite un arrêt de la Cour d'appel, Romanée Conti (1985), jugé par la Cour de cassation le ler déc. 1987 (Bull. civ. IV, n°256).

69 Cour cass., Com., ler décembre 1987, Bull. civ. IV, n°256. Cf. aussi CA Versailles, 27 avril 2006, Milka B. c/ Kraft Foods Schweiz Holding AG: Mme Milka B., propriétaire d'un site Internet www.milka.fr et d'une enseigne « Milka couture », invoquait le « droit au respect de son prénom » et soutenait qu'elle « utilisait depuis plus de quinze ans son prénom dans la vie des affaires ». La Cour a confirmé le jugement du TGI l'interdisant d'utiliser ce site internet, qui portait « préjudice » à la marque de chocolat, précisant par ailleurs qu' « à la différence du nom patronymique, le prénom ne confère aucun droit privatif à son titulaire sauf à Madame B à démontrer qu'elle a acquis une certaine célébrité sous ce prénom, preuve qu'elle ne rapporte pas; qu'elle prétend elle-même n'être qu' « une petite couturière de la Drôme ». »

70 CEDH (1994), Affaire Burghartz C. Suisse, (Requête n°16213/90), 22 février 1994

Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 40

Ainsi, le nom, s'assimilant à l'état civil et à une institution de police, sert-il de critère d'identité numérique pour identifier et distinguer les individus. Ce critère se révèle toutefois insuffisant et faillible, d'autant plus qu'une évolution juridique tend à en faire aussi un droit subjectif, relié à la fois à la vie privée et au droit commercial. Au pôle opposé, le corps, qui semblerait être le plus proche de la nature, et permettrait donc un critère d'identité numérique fondé sur le biologique, se préservant ainsi des errements dues à l'autonomie de la volonté, se révèle lui aussi critère faillible et non universalisable. Entre corps et nom, identité biologique et identité sociale, culturelle et juridique, la recherche d'un critère fiable, certain et universel de l'identité numérique, seul identité véritablement réelle, par contraste avec l'identité qualitative de ressemblance, se heurte à de nombreuses apories. A travers l'anthropométrie et la biométrie, on recherche ainsi la trace du nom dans le corps, examinant un détail, fouillant les minuties qui permettraient d'en faire un corps propre; inversement, on recherche l'empreinte du corps dans la signature écrite, qui authentifie les actes d'état civil et permet d'identifier l'auteur responsable de ses écrits et de ses engagements contractuels.

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"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire