Comprise à la lumière de cette histoire, la
biométrie paraît s'insérer dans ce continuum de
l'identification à distance, fondée sur le couple
passeport-registre, auquel on aurait simplement substitué le couple
mesures corporelles-base de données informatisée. Il s'agit
soit de déterminer l'état civil d'une personne, soit d'attester
cet état civil, en le mettant en correspondance avec le corps,
l'identité physique. On distinguera donc ici non plus l'identité
numérique de l'identité qualitative, mais l'identité
physique de l'identité civile.
Ce couple de concepts ne se superpose pas: l'identité
physique peut être considérée comme numérique, si
l'on adopte une conception essentialiste et biologique; on peut aussi la
considérer comme une simple identité qualitative, même en
demeurant à un niveau strictement biologique, indifférent
à l'évolution de l'apparence. Le concept naturaliste d' «
identité biologique » se heurte à des apories pas seulement
sur le plan diachronique, apories qui ont fait l'objet de l'étonnement
des Anciens61, mais aussi sur le plan synchronique: l' «
identité génétique » peut certes permettre
d'identifier de façon diachronique un individu, mais elle ne permet pas
toujours de distinguer de manière synchronique deux individus (par
exemple des vrais jumeaux ou des clones). A l'inverse, un même individu
peut avoir deux séries de gènes différents
(chimères). La position constructiviste soulève aussi des
apories, puisqu'on est en droit de s'interroger sur la cohérence logique
du concept d'une « identité » en mouvement: l'identité
devient en fait le nom du même, concept qui n'exclut pas le
changement. En d'autres termes, toute conception constructiviste de
l'identité est amenée à en faire une identité
qualitative, de degré et de ressemblance,
61 Platon fait ainsi dire à Diotime, dans
Le Banquet : « En réalité, même dans le temps
que chaque animal passe pour être vivant et identique à
lui-même, dans le temps par exemple qu'il passe de l'enfance à la
vieillesse, bien qu'on dise qu'il est le même, il n'a jamais en lui les
mêmes choses; mais sans cesse il se renouvelle et se dépouille
dans ses cheveux, dans sa chair, dans ses os, dans son sang, dans tout son
corps, et non seulement dans son corps, mais aussi dans son âme: moeurs,
caractère, opinions, passions, plaisirs, chagrins, craintes, jamais
aucune de ces choses ne reste la même en chacun de nous; mais les unes
naissent, les autres meurent. » (Le Banquet, 207e, trad. E.
Chambry, légèrement modifiée par Stéphane Ferret,
in L'identité, GF Flammarion, 1998)
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
p. 37
tandis qu'au contraire une conception naturaliste se heurte
à l'impossibilité de trouver un critère fiable de
l'identité numérique qui pourrait englober la personne dans
toutes ses dimensions. Même lorsqu'elle se contente d'aborder la personne
sous une seule dimension (par exemple le corps ou les gènes), elle se
heurte de nouveau à l'impossibilité de trouver un critère
universel : l'identification génétique est certes un
critère fiable, mais ne permet pas de distinguer des jumeaux; il s'agit
d'un critère universel au sens faible du terme, c'est-à-dire qui
se contente d'une généralité empirique, mais n'a aucun
caractère nécessaire.
L'identité civile ne peut davantage être
assimilée ni à l'identité numérique, ni à
l'identité qualitative. Cela s'explique parce que ce que nous
recherchons, ce n'est pas le critère de l'identité
(numérique ou qualitative) de l'identité civile; en ce cas, on
pourrait dire que l'identité civile est numériquement identique
quand il n'en existe qu'un seul et unique exemplaire (ainsi, il ne peut y avoir
deux numéros identiques d'inscription au répertoire national
d'identification des personnes physiques, ou NIR). En effet, c'est
l'identité civile elle-même qui est le critère
numérique d'identité utilisé pour identifier un corps.
Or, tel corps peut disposer d'identités civiles distinctes, que ce
soit légalement (ainsi le changement de nom ou de
filiation62) ou non (l'usage de faux-papiers ou l'usurpation
d'identité). En d'autres termes, si l'identité numérique
est la seule identité « réelle », qui permette de
distinguer avec certitude un individu d'un autre, ni l'identité civile,
ni l'identité physique, ne peuvent revendiquer à eux seuls ce
privilège. L'identité civile est toujours traversée
par la logique de l'identité qualitative et du devenir : ce sont
les faux-papiers, qui permettent de donner la même identité civile
à deux individus distincts, ou, plus simplement, les hiatus entre
plusieurs données d'état civil, selon les registres (ainsi,
certaines personnes en France sont enregistrées selon plusieurs dates de
naissances distinctes, variant selon les registres
administratifs63). Mais c'est aussi, de façon plus
générale encore, le fait que l'identité civile
elle-même change et se modifie: ainsi les mentions portées sur les
actes d'état civil rapportent les changements importants dans la vie
d'une personne. Si les papiers d'identité permettent de « fixer
» l'identité
62 Fine, Agnès (dir.) (2008), Etats
civils en questions. Papiers, identités, sentiment de soi, CHTS, Le
regard de l'ethnologue n°i9, Editions du comité des travaux
historiques et scientifiques, Paris, 2008
63 Communication personnelle d'une employée en
« développement local » de la mairie de Tremblay-en-France
(Seine-St-Denis). C'est aussi le cas à Mayotte (cf. Gueunier, Noël
Jean, M'Trengoueni Mohamed et Soilihi Mouhktar, « « Nom,
prénom », une étape vers l'uniformisation culturelle?
Identité et statut juridique à Mayotte » (1999),
art. cit.)
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 38
d'une personne, ils se montrent aussi suffisamment souple pour
accompagner les évolutions biographiques. Ce rapport entre permanence et
stabilité permet d'ailleurs de différencier les papiers entre
eux: ainsi, le permis de conduire est un document accordé à vie
(sauf retrait ou réforme à venir), qui demeure donc immuable,
tandis que la carte d'identité doit être renouvelée tous
les dix ans, imposant ainsi un changement d'adresse, de photographie, etc.
L'identité est ainsi à la fois « un ensemble de
données intangibles » et un « moyen d'enregistrer le temps qui
s'écoule », un « fragile équilibre entre permanence et
rupture »64. Or, pour affirmer que cette vieille carte
d'identité se rapporte au même sujet que cette carte actuelle, il
faut nécessairement un critère numérique extérieur.
L'identité civile ne coïncide pas avec l'identité
numérique, parce qu'elle fonctionne comme critère
numérique de l'identité du corps ou de la personne, et qu'elle a
elle-même besoin d'un critère numérique extérieur
qui permette d'affirmer qu'il s'agit du même sujet, malgré les
changements d'état civil. Il en va de même pour l'identité
physique, qui est elle aussi exposée au devenir, et ne peut donc
être reconnue que par un critère d'identité qualitative, ce
qui ne veut pas dire qu'il n'y ait aucun critère numérique pour
s'assurer qu'il s'agit bien du même corps. Identité physique et
civile sont ainsi pris dans l'ambiguïté entre le concept
d'identité numérique et le concept d'identité
qualitative.
Le couple identité civile-identité physique ne
recouvre pas davantage la distinction nature-culture que la distinction
identité numérique-identité qualitative. En effet,
l'identité physique, qui se présente comme identité
biologique, ou encore comme corps, demeure néanmoins toujours de l'ordre
du social : si, comme le dit Bourdieu, le corps est, « en tant que forme
perceptible (...) celle qui se laisse le moins et le moins facilement
modifier (...) et, du même coup, celle qui est socialement tenue
pour signifier le plus adéquatement, parce qu'en dehors de toute
intention signifiante », il n'en reste pas moins que « ce langage de
l'identité naturelle (du « caractère ») est en fait un
langage de l'identité sociale, ainsi naturalisée
»65. Ce qu'il y a d'apparemment naturel dans le corps
(taille, poids, etc.) se laisse ainsi modifier par les habitus
sociaux. En soulignant l'importance sociale accordée à la
prépondérance de la signification du corps sur d'autres formes de
signification, importance qui découle directement de son absence de
signification consciente,
64 Mouliné, Véronique (2008), «
Des papiers sur soi, des papiers pour soi. L'identité portable »,
in Agnès Fine (op.cit.).
65 Bourdieu, Pierre (1977), « Remarques
provisoires sur la perception du corps », Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, 1977, vol. 14, n°1, p.51-54.
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu
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· 39
Bourdieu rejoint les constats de Bertillon et de
l'anthropométrie, pour qui les détails les plus insignifiants du
corps sont précisément les plus révélateurs, parce
que non maîtrisés par le sujet, qui ne leur accordent aucune
signification66.
Pas plus que le corps n'est absent de la dimension du social,
le nom n'est-il qu'une institution de police civile, marqueur
indélébile marquant la fixité des individus. Il tend en
effet progressivement à devenir un droit subjectif, sujet de
changement67, voire à se détacher de la personne
physique pour devenir une marque. Ainsi, le nom, juridiquement attaché
à la personne physique, peut-il devenir un « signe distinctif
» qui se détache de celle-ci, pour « s'appliquer à la
personne morale (...) et devenir l'objet de propriété
incorporelle »68. La Cour de cassation a ainsi
considéré, en 1987 (arrêt Romanée Conti) que «
la loi du 6 fructidor an II, qui édicte une interdiction concernant le
citoyen, ne vise pas l'usage du nom patronymique à titre commercial ou
comme dénomination sociale »69. D'autre part, s'il est
un principe d'ordre public, il tend toutefois à être
intégré, par la Cour européenne des droits de l'homme,
à la vie privée:
«En tant que moyen d'identification personnelle et de
rattachement à une famille, le nom d'une personne n'en concerne pas
moins la vie privée et familiale de celle-ci. Que l'Etat et la
société aient intérêt à en réglementer
l'usage n'y met pas obstacle, car ces aspects de droit public se concilient
avec la vie privée conçue comme englobant, dans une certaine
mesure, le droit pour l'individu de nouer et développer des relations
avec ses semblables, y compris dans le domaine professionnel ou commercial.
»7°
66 Ginzburg, Carlo (1980), « Signes, traces,
pistes -- Racines d'un paradigme de l'indice » in Le Débat
n°6, 1980, pp.2-44
67 Cf. Da Silva, Isabelle (2004), art. cit. ; Hincker,
Laurent (1999), art. cit.; et Fine, Agnès (2008),
op.cit.
68 Cour cass., chambre commerciale, 12 mars 1985,
n°84-17.163, Bulletin 1985 IV N.95, p.84. Cf. aussi Hincker,
Laurent (1999), art. cit., qui cite un arrêt de la
Cour d'appel, Romanée Conti (1985), jugé par la Cour de cassation
le ler déc. 1987 (Bull. civ. IV, n°256).
69 Cour cass., Com., ler décembre
1987, Bull. civ. IV, n°256. Cf. aussi CA Versailles, 27 avril 2006, Milka
B. c/ Kraft Foods Schweiz Holding AG: Mme Milka B., propriétaire d'un
site Internet
www.milka.fr et d'une enseigne «
Milka couture », invoquait le « droit au respect de son prénom
» et soutenait qu'elle « utilisait depuis plus de quinze ans son
prénom dans la vie des affaires ». La Cour a confirmé le
jugement du TGI l'interdisant d'utiliser ce site internet, qui portait «
préjudice » à la marque de chocolat, précisant par
ailleurs qu' « à la différence du nom patronymique, le
prénom ne confère aucun droit privatif à son titulaire
sauf à Madame B à démontrer qu'elle a acquis une certaine
célébrité sous ce prénom, preuve qu'elle ne
rapporte pas; qu'elle prétend elle-même n'être qu' «
une petite couturière de la Drôme ». »
70 CEDH (1994), Affaire Burghartz C.
Suisse, (Requête n°16213/90), 22 février
1994
Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 40
Ainsi, le nom, s'assimilant à l'état civil et
à une institution de police, sert-il de critère d'identité
numérique pour identifier et distinguer les individus. Ce critère
se révèle toutefois insuffisant et faillible, d'autant plus
qu'une évolution juridique tend à en faire aussi un droit
subjectif, relié à la fois à la vie privée et au
droit commercial. Au pôle opposé, le corps, qui semblerait
être le plus proche de la nature, et permettrait donc un critère
d'identité numérique fondé sur le biologique, se
préservant ainsi des errements dues à l'autonomie de la
volonté, se révèle lui aussi critère faillible et
non universalisable. Entre corps et nom, identité biologique et
identité sociale, culturelle et juridique, la recherche d'un
critère fiable, certain et universel de l'identité
numérique, seul identité véritablement réelle, par
contraste avec l'identité qualitative de ressemblance, se heurte
à de nombreuses apories. A travers l'anthropométrie et la
biométrie, on recherche ainsi la trace du nom dans le corps,
examinant un détail, fouillant les minuties qui permettraient d'en
faire un corps propre; inversement, on recherche l'empreinte du corps dans la
signature écrite, qui authentifie les actes d'état civil et
permet d'identifier l'auteur responsable de ses écrits et de ses
engagements contractuels.