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toujours possible -- comme en témoigna de façon
exemplaire, au XVIe siècle, l'affaire Martin Guerre51. Or,
qu'est-ce qui assure et garantit l'identité numérique à
travers le temps et l'espace, sinon précisément les
procédures d'identification et de reconnaissance, à la fois
sociales et, bientôt, étatiques?
Le nom apparaît ainsi comme le marqueur social de
l'identité individuelle, ce qui permet d'identifier deux individus
distincts dans le temps comme ne formant qu'un seul et même individu, au
sens numérique de l'identité, qui est le seul sens «
réel » de l'identité. En effet, si deux individus
numériquement distincts peuvent être « identiques »,
c'est-à-dire les « mêmes », au sens de l'identité
qualitative, les procédures d'identification civile visent
précisément à aller au-delà de l'identité
qualitative, afin d'appréhender l'identité numérique
à travers le temps et l'espace, en dépit des ressemblances ou des
différences apparentes qui permettraient de parler du « même
» individu, conclusion qui serait erronée.
Institution sociale et juridique, qui n'a rien de naturelle,
comme le montre l'exemple de cultures et de pays qui n'utilisent pas les
patronymes (dont les Comores, ce qui suscite des problèmes quant
à la départementalisation de Mayotte52), le nom
devient une composante de l'ordre public, qui permet à la fois
de fixer l'identité
http://www.sciencedirect.com
et librement accessible sur
http://profs.sci.univr.it/--bicego/papers/2009 IVC.pdf ).
De nombreux travaux ont montré que l'autisme se caractérise par
une incapacité à bien mener ce processus de reconnaissance
faciale, les malades ne portant pas leur regard sur les yeux ou la bouche,
traits du visage associés à la communication.
51 Natalie Zemon Davis, Le retour de Martin
Guerre, éd. Tallandier, 2008 (préface de Carlo Ginzburg)
52 Aux Comores, où les règles du nom
sont inspirées de l'onomastique arabe, le « nom de famille »
n'existe pas: chaque personne reçoit un nom individuel (ism),
suivi du nom individuel de son père ou nom de filiation
(nasab). Ainsi, Bakari Madi sera le père de Saidi Bakari,
lui-même père de Ali Saidi, qui est donc le petit-fils de Bakari
Madi (en arabe on dirait Saidi ben Bakari, mais ici le « fils de » ou
« fille de », ben ou binti, disparaît, sauf
exception) . Si dans un village deux individus portent le même nom, on
ajoutera alors le nom du grand-père à chacun de leur nom: Hasani
Saidi Daudu est le fils de Saidi, lui-même fils de Daudu, tandis que
Hasani Saidi Bwana est le fils d'un autre Saidi, lui-même fils de Bwana
(deux hommes portant le nom de Saidi ont donné le même nom,
Hasani, à leur fils). Un surnom peut aussi venir à remplacer le
prénom, et devenir le nom de filiation de l'enfant. Le nom peut aussi
changer lorsqu'on devient parent ou grand-parent (on dira alors «
père de Hasani » ou « grand-père de Hasani »: il
s'agit de teknonymes, et la communauté oublie parfois le nom original).
Le « prénom » n'existe pas non plus: après une grave
crise de paludisme, Omar peut devenir Houssen, même si on continuera
parfois à l'appeler Omar. Par ailleurs, les Mahorais adoptent parfois un
« nom d'école », utilisés pour les rapports avec
l'administration, parfois pour tromper celle-ci (une famille voulant inscrire
à l'école un enfant trop âgé lui donnera une
nouvelle identité et une nouvelle date de naissance grâce à
un jugement supplétif du cadi; cela peut aussi permettre
à un Comorien de se naturaliser), le plus souvent en raison d'un
décalage entre « pays réel » et « pays
légal ». L'Algérie connaissait un système semblable,
les lois de 1873 et de 1882 ayant imposé le système
européen. Cf. Gueunier, Noël Jean, M'Trengoueni Mohamed et Soilihi
Mouhktar, « « Nom, prénom », une étape vers
l'uniformisation culturelle? Identité et statut juridique à
Mayotte » (1999), Revue des sciences sociales de la France
de l'Est, 1999, 26, p.45-53.
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personnelle et de situer l'individu dans une
généalogie. La loi du 24 Brumaire an II, autorisant tout citoyen
à changer de nom à sa guise, n'eût qu'une
éphémère existence: accusée de permettre aux
malfaiteurs de se dissimuler sous de vrais-faux noms d'emprunts53,
elle fut remplacée par la loi du 6 Fructidor an II, qui pose de
façon définitive le principe d'immutabilité du nom, devenu
instrument de « police civile »54.
L'identité de papier, fondée sur le couple
registre-passeport, recouvre ainsi -- sans s'y substituer totalement, la
persistance du témoignage dans les actes légaux, ou dans le
contrôle d'identité, suffirait à le montrer -- la logique
de reconnaissance par le face-à-face, dans un contexte
d'augmentation des mobilités individuelles et collectives. G. Noiriel
oppose ainsi les nouvelles techniques d'identification à distance
aux plus archaïques techniques d'identification par le
face-à face55 ; on passe de procédures
d'identification fondées sur des relations de proximité sociale
à une identification fondée sur
l'écriture56. L'identité est progressivement
devenue une affaire d'Etat, qui engage tout un réseau administratif et
bureaucratique chargé de la garantir et de conserver les archives
d'état civil. Foucault évoque ainsi ce savoir cumulatif, cette
procédure de l' « examen qui place les individus dans un champ de
surveillance » en même temps qu'elle les situe dans un «
réseau d'écriture », « écriture disciplinaire
» qui codifie et homogénéise les singularités tout en
faisant de chaque individu un « cas », afin de « faire en sorte
qu'à partir de n'importe quel registre général on puisse
retrouver un individu et qu'inversement chaque donnée de l'examen
individuel puisse se répercuter dans des calculs d'ensemble »:
ainsi se constituent réciproquement « individu » et «
population »57. Si le processus d'identification
53 Rapport de Cambacérès sur la loi du 6 Fructidor
an II, cité par da Silva, Isabelle (2004), (commissaire de
gouvernement), « Le changement de nom devant le Conseil d'Etat: le
relèvement du patronyme menacé d'extinction (conclusion sous CE
n°236470 du 19 mai 2004) », in Revue du droit public,
n°4, 2004, p.1153-1171. Voir aussi l'arrêt Daroczy c. Hongrie
(n°44378/05) de la CEDH du ler juillet 2008, par lequel la Cour
de Strasbourg affirme la possibilité légale de restreindre les
changements de nom dans l'intérêt public. Le principe
d'immutabilité du nom a cependant une origine plus ancienne (édit
d'Amboise du 26 mars 1555 et ordonnance royale de janvier 1629). Cf.
Hincker, Laurent (1999), « Droit du nom et droit au nom »,
Revue des sciences sociales de la France de l'Est, 1999,
26, p.67-69.
54 Da Silva, Isabelle (2004), art. cit. En France, la
femme mariée peut changer son nom, mais il ne s'agit que d'un « nom
d'usage ».
55 Noiriel, Gérard (2006), « L'identification des
personnes » in Xavier Crettiez & Pierre Piazza (dir.), Du papier
à la biométrie, identifier les individus, Presses de
Sciences-Po, 2006, p.29-37.
56 Noiriel, Gérard (1998), « Surveiller
les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à
l'histoire du passeport en France de la Iere
à la IIIe République »,
Genèses. Sciences sociales et histoire, 3o, mars 1998,
p.77-100. Republié dans Etat, nation et immigration. Vers une
histoire du pouvoir, Belin, 2001 (ed. poche,
p.448-479 ; cf. en part. p.462)
57 Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir,
p.217-227, pages célèbres où Foucault affirme:
« L'individu, c'est sans doute l'atome fictif d'une
représentation « idéologique » de la
société; mais il est aussi une réalité
fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu'on
appelle la
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administrative a été engagé dès
l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui rend obligatoire
les noms de famille (art. 51), tout en fixant l'organisation des registres
d'état civil, il s'est accéléré au XVIIIe
siècle, puis sous l'effet conjoint de la construction des Etats-nations
et de la révolution industrielle. A cet égard, la mutation qui
s'amorce aujourd'hui avec la biométrie s'appuie partiellement sur la
logique qui prévalait au XIXe siècle: l'augmentation des
possibilités de circulation, hier dans le cadre du territoire national,
aujourd'hui dans le contexte de la mondialisation, est l'un des motifs
officiels de la nécessité de « fixer » les
identités58.
En raison, toutefois, du rôle important conservé
par les reconnaissances de type traditionnel, ou « reconnaissance faciale
», il convient néanmoins de parler, plutôt que de passage ou
de substitution d'une logique à une autre, d'un recouvrement d'une
logique par l'autre, c'est-à-dire d'une superposition d'une logique
fondée sur l'identification administrative, qui fonctionne à
distance, à la logique persistante de la reconnaissance faciale. Comme
le dit V. Denis, s'il y a bien « prépondérance » des
nouvelles logiques d'identification, fondée sur l'écrit et
fonctionnant à distance, « cette évolution n'est pas
synonyme d'un basculement progressif de l'identité définie par
l'interconnaissance à la prépondérance de l'écrit
et de l'enregistrement bureaucratique, à commencer au coeur même
de l'administration et de la police », où perdurent des pratiques
telles que « l'aveu ou même l'identification des morts »,
« l'interconnaissance et la médiation de la communauté des
familiers » demeurant fondamentale59.
L'état civil devient ainsi le critère
d'identité numérique qui permet de s'assurer de l'identité
d'une personne dans le temps, critère se révélant
supérieur à celui de l'identité qualitative, qui se
satisfait d'une simple ressemblance. On arrive alors à ce paradoxe que
l'identité numérique de la personne, qui semble « naturelle
» et toujours déjà donnée, requiert, pour que l'on
puisse s'en assurer, un critère social, construit, artificiel.
« discipline ». »
58 Cf. les travaux de Gérard Noiriel pour ce
qui concerne l'état civil au XIXe et au XXe siècle; pour
l'invocation de la globalisation comme prétexte pour
généraliser la biométrie, cf. entre autres Ceyhan, Ayse
(2006), « Enjeux d'identification et de surveillance à l'heure de
la biométrie », Cultures & Conflits, n°64, hiver
2006, p.33-47.
59 Denis, Vincent (2008), p.448
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Qu'il y ait, ou non, une identité numérique
réelle des individus, en particulier des individus humains,
c'est-à-dire des « personnes », relève certes d'un
débat philosophique complexe, qui court de Platon et Aristote à
Nietzsche, Foucault ou Deleuze et à leurs contradicteurs, et qui
implique notamment le concept métaphysique fondamental de «
substance » (substantia) et de « sujet ». Toutefois,
quelle que soit la décision philosophique prise vis-à-vis de ce
problème métaphysique primordial, que l'on adopte une position
essentialiste qui considère que l'identité des personnes est une
donnée naturelle et première, ou au contraire une position
constructiviste qui en fait une donnée socialement construite et sujette
à évolution, il n'en demeure pas moins que cette
identité-là, naturelle ou construite, réelle ou fictive,
doit nécessairement être garantie par des processus
sociaux qui font de plus en plus intervenir, depuis le XVIIe siècle,
l'administration étatique. Il s'agit en premier lieu de l'institution du
nom et de l'état civil, qui fonctionnent comme critère de
l'identité numérique des personnes.
Mais ce critère, à nouveau, peut se
révéler défaillant: pas plus que la ressemblance physique,
l'homonymie de deux individus x et y à travers le
temps n'est un critère infaillible de détermination de
l'identité numérique de x et y.
Créé pour garantir l'identité des personnes,
l'état civil lui-même demeure sujet à des erreurs et
à des fraudes. Vu sous cet angle conceptuel, le développement des
technologies biométriques n'est rien d'autre que le prolongement de la
quête du critère infaillible de l'identité numérique
des personnes humaines. De façon somme toute peu étonnante,
puisque ce problème philosophique de l'identité dépasse
largement le seul cadre des individus humains, les technologies
biométriques recourent ainsi à des procédés
sensiblement semblables aux procédés de traçage des
animaux, des objets et des marchandises, mis en oeuvre par des tatouages, des
passeports pour animaux, des puces RFID, etc. La similitude de ce traitement
des personnes, des animaux et des objets, similitude tenant à la tension
inhérente au concept même d'identité,
écartelé entre l'identité numérique et
l'identité qualitative, explique peut-être pourquoi G. Agamben
décrivait les technologies biométriques comme un « tatouage
biopolitique » et s'élevait contre une « animalisation
progressive de l'homme. »6o
6o Agamben, Giorgio (2004), « Non au tatouage
biopolitique », Le Monde, 11-12 janvier 2004