E/ S. ET MARPER C. LE ROYAUME-UNI (2008) :
LE COUP D'ARRÊT DE LA COUR
EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
L'arrêt de la Cour de Strasbourg du 4 décembre
2008891, premier de ce genre, pourrait marquer un changement
d'attitude parmi les juges qui ont, jusque-là et dans un climat
sécuritaire, fait preuve d'une tolérance plutôt grande pour
les bases de données biométriques892. La Cour a alors
conclu à l'unanimité à la violation de l'art. 8 (droit au
respect de la vie privée et familiale) par le Royaume-Uni en jugeant que
la conservation des empreintes digitales, des profils ADN et des
échantillons, qualifiées de « données personnelles
» au sens de la Convention n°io8893, lorsqu'elle est
générale et indifférenciée, constitue une atteinte
disproportionnée au droit à la vie privée et contraire aux
principes démocratiques.
Le Royaume-Uni, qui a transposé la directive
95/46/CE par le Data Protection Act de 1998, détient
non seulement la base de profils ADN la plus importante d'Europe, mais est
aussi « le seul Etat membre à autoriser expressément la
conservation systématique et illimitée des profils ADN et des
échantillons cellulaires de personnes qui ont été
acquittés ou pour qui les procédures judiciaires ont
été suspendues » (§47) ainsi que le seul «
à autoriser expressément la conservation systématique
et illimitée à la fois des profils et des échantillons
relatifs aux personnes condamnées » (§48) -- l'Ecosse
ayant à ce sujet des règles plus strictes8 . Au ler septembre
2005, la base nationale d'ADN du Royaume-Uni contenait 181000 profils
génétiques d'individus qui auraient eu droit à la
destruction de leurs profils
891 CEDH, arrêt du 4 décembre 2008, S. et
Marper c. Royaume-Uni, n° 30562/04 et 30566/04 (le jugement, dont nous
traduisons quelques extraits, est en anglais).
892 Eric Posner et Adrian Vermeule, qui défendent un
impératif de déférence et de soumission des juges
vis-à-vis des décisions de l'exécutif en temps d'urgence
et de crise, soulignent qu'une fois l'urgence passée, les juges
reprennent souvent de leur aplomb et s'opposent alors à certains actes
décidés par l'exécutif, rétablissant ainsi
l'équilibre entre sécurité et liberté. Cf. Posner,
Eric A. et Vermeule, Adrian, Terror in the Balance. Security, liberty and
the courts, Oxford University Press, 2007.
893 Convention sur la protection des données du
Conseil de l'Europe STE 108 de 1981.
894 Selon le Criminal Procedure Act de
1995, les échantillons ADN et les profils
génétiques doivent être détruits en Ecosse en cas
d'acquittement. Une loi de 2006 autorise néanmoins la conservation des
échantillons biologiques et des profils pour une durée de trois
ans si la personne est soupçonnée de certaines infractions
sexuelles ou violentes, même si elle n'est pas condamnée. Le
chief constable peut ensuite demander une prolongation de la
durée de conservation de ces données pour une durée de
deux ans.
antérieurement aux réformes législatives
de 2001 (§92). Le gouvernement s'est défendu lors
de ce procès en affirmant que la conservation des données
personnelles provenant des requérants ne dépendait pas de «
leur innocence ou de leur culpabilité », mais avait pour «
seule raison (...) d'augmenter la taille et, par conséquent,
l'utilisation de la base de données pour l'identification des personnes
en infraction dans le futur » (§123).
Selon la Cour, la « vie privée » est «
une notion large, non susceptible d'une définition exhaustive, qui
recouvre l'intégrité physique et morale de la personne (..) Elle
peut donc englober de multiples aspects de l'identité physique et
sociale d'un individu.(..)Le simple fait de mémoriser des données
relatives à la vie privée d'un individu constitue une
ingérence au sens de l'article 8 » (§66-67). Elle avait
déjà jugé que la simple mémorisation de
données personnelles, qu'elles soient utilisées ou non,
constituait une atteinte à l'art. 8 de la Convention européenne
des droits de l'homme protégeant la vie privée895. En
revanche, la CEDH avait admis en 2006 que l'Etat pouvait imposer un
prélèvement ADN aux personnes condamnées pour des
infractions d'une certaine gravité896
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 318
895 Voir CEDH, arrêt du 29 juin 2006,
Panteleyenko c. Ukraine, n° 11901/02
896 CEDH, décision du 7 décembre 2006,
Van der Velden c. Pays-Bas, n° 29514/05.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 319
1. Les faits et la procédure judiciaire au
Royaume-Uni
Né en 1989, S., âgé de onze ans, fut
arrêté en janvier 2001 pour tentative de vol, et
on lui préleva ses empreintes digitales et des échantillons ADN.
Il fut acquitté en juin 2001. L'autre requérant,
Michael Marper, avait été arrêté en mars
2001 pour harcèlement à l'égard de sa
compagne, et on lui préleva également ses empreintes digitales et
des échantillons ADN. Mais en juin 2001, l'affaire fut
classée sans suite, Marper s'étant réconcilié avec
son amie.
Les deux requérants demandèrent alors la
destruction de leurs échantillons ADN et de leurs empreintes digitales,
ce qui fut refusé par la police, puis par le tribunal administratif,
dont la décision fut maintenue en appel en septembre 2002,
par une majorité de deux voix contre une. La loi britannique
permet en effet la conservation des échantillons sans limite de
durée. Lors du procès à Strasbourg, les requérants
ont souligné que pas moins de 56 agences non policières ont
accès au Police National Computer (PNC), lié au SIS
(système d'information Schengen), sur lequel leurs données ont
été enregistrées, dont des groupes privés tels que
British Telecom, l'Association des Assureurs britanniques et certains
employeurs (§87).
Dans son jugement, Lord Waller justifiait la conservation des
échantillons biométriques, et non des simple gabarits. Soulignant
les craintes de certains qu'à l'avenir ces échantillons puissent
révéler des informations sur la « propension d'un individu
à commettre certains crimes », qu'ils puissent être
utilisés pour d'autres finalités suite à une
réforme législative, ou encore qu'ils soient utilisés dans
un cadre extra judiciaire, il précisait que les risques encourus
étaient inférieurs à l'utilité publique de la
conservation des échantillons, qui permet notamment des analyses
ultérieures à des fins judiciaires de prévention des
crimes. Il rappelle que tout changement législatif devrait être
conforme à la CEDH, et qu'on ne « peut présumer de
l'illégalité » (unlawfullness must not be assumed);
une position « naïve », dirait la CNCDH897. Au
contraire, Lord Sedley affirmait dans son opinion dissidente que les
897 « Or compte tenu de l'efficacité de
ces procédés, il est naïf de raisonner comme si tous les
utilisateurs potentiels allaient s'en tenir aux limites de leur mandat. »
(CNCDH, avis du ier juin 2006 sur l'insertion d'éléments
biométriques dans la carte nationale d'identité,
précité). Il s'agit-là, bien
commissaires de police devraient systématiquement
détruire les échantillons biométriques dès lors
qu'ils étaient assurés de l'innocence de la personne.
La Chambre des Lords rejeta la demande d'appel des
requérants en juillet 2004, au motif que la section 64 de la loi de 1984
(Police and Criminal Evidence Act), modifiée par le
Criminal and Justice Act de 2001, avait était
votée suite au scandale provoqué dans l'opinion publique par
l'impossibilité d'utiliser des preuves génétiques contre
des suspects de meurtre et de viol, puisque ceux-ci avaient déjà
été acquittés au moment de leur identification
génétique. La section 64, telle que modifiée en
2001, permet la conservation des empreintes digitales et des
échantillons, prélevés lors d'une enquête
judiciaire, y compris après qu'ils aient remplis la fonction pour
laquelle ils avaient été prélevés (§97). Lord
Steyn, qui rédigea la décision de la Chambre des Lords, donna
l'exemple d'une affaire en 1999 où une personne avait
été condamnée pour viol suite à son identification
génétique alors que l'échantillon prélevé
(et marqué « I ») aurait du être détruit -- on
note au passage que l'argument de Lord Steyn contredit l'optimisme de Waller
selon lequel on ne peut « présumer de l'illégalité
». La Chambre des Lords avait alors considéré qu'un
échantillon conservé illégalement en vue d'enquêtes
judiciaires pouvait néanmoins être admis comme preuve lors d'un
procès, la question de son admissibilité étant
déléguée au juge
concerné8 8.
Les requérants, quant à eux, affirmaient que la
conservation de leurs données biométriques créait un
climat de suspicion à leur égard, ce à quoi le conseil du
secrétaire du Home Office déclara que « pareille
conservation n'avait rien à voir avec le passé,
c'est-à-dire avec l'infraction dont la personne avait été
acquittée, mais visait à faciliter les enquêtes sur des
infractions futures »899. Lord Steyn (de la Chambre des Lords)
cita ainsi quatre raisons pour lesquelles on ne pouvait considérer
disproportionné la conservation des échantillons:
-- les empreintes digitales et échantillons ADN
n'étaient conservées que pour des finalités
limitées d'enquête judiciaire;
entendu, d'un point clé du débat sur les fichiers
de police -- et sur les « mesures de police » en
général. 898 Attorney General's Reference
(n°3 de 1999), [2001], 2 AC 91, cité au §29 de
l'arrêt de la CEDH. 89911 s'agit ici d'une citation indirecte
du secrétaire du Home Office présente dans le jugement.
320
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 321
elles n'avaient aucune utilité tant qu'elles
n'étaient pas comparées à un échantillon
prélevé sur une scène de crime;
les empreintes digitales ne seraient pas rendues
publiques;
un oeil non averti ne pourrait identifier les sujets
à partir de leurs données biométriques;
l'expansion conséquente de la base de données
donnait un avantage considérable au « combat contre les crimes
graves »
Il affirma ensuite qu'il valait mieux que la conservation de
ces données soit de caractère général, et non
fondée sur des décisions au cas par cas, car cela
amènerait ceux dont les caractéristiques biométriques
étaient conservées à se sentir stigmatisé. La
conservation des échantillons de toute personne arrêtée
était simplement, selon lui, dans l'intérêt public. Il
soutint en outre que la différence entre échantillons et gabarits
n'affectait en rien cette argumentation.
La Chambre des Lords rejeta aussi la plainte selon laquelle
cette conservation des données serait à caractère
discriminant, en vertu de l'art. 14 de la CEDH, puisque la différence de
traitement avec les personnes qui n'ont jamais subi de telles procédures
ne tenait pas à leur statut personnel, mais au simple « fait
historique » de l'enregistrement de ces données personnelles.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 322
|