5. Le « double bind » du contrôle
d'identité
Le statut de l'étranger et du national se distinguent
ainsi par l'injonction obligatoire faite à celui-là de prouver la
régularité de son séjour, tandis que celui-ci peut, en
droit, ne pas être titulaire d'une carte d'identité. En l'absence
de celle-ci, il est pour le moins difficile de distinguer à l'aide de
critères « objectifs » le national du non-national.
Paradoxalement au regard des principes républicains, c'est donc, en
partie, le droit français lui-même qui explique la
possibilité de discriminations lors des contrôles, tout en
n'évoquant l'apparence que pour la proscrire en tant que norme de
référence88 . En d'autres termes, ce sont des
stipulations juridiques contradictoires qui sont à l'origine de ce
double bind ; mais celles-ci ne trouvent pas seulement leurs origines
dans une incohérence juridique : plus profondément, elles
révèlent la tension entre deux procédures d'identification
distinctes, celle du face-à-face de celle de l'écrit.
La directive européenne du 29 avril 2004 (art.
26888) subordonne d'ailleurs le caractère obligatoire du port
du titre de séjour à celui du port de la carte d'identité:
c'est peut-être à ce prix que pourrait se dissiper le «
double bind »: l'identification obligatoire des étrangers
ne peut être acquise, sans discrimination réelle, que par
l'identification obligatoire des nationaux. Une telle mesure pourrait conduire,
à son tour, à subordonner le contrôle réglementaire
du titre de séjour au contrôle de sécurité. Or, non
seulement les contrôles de réglementation sont plus facilement
institués que les contrôles de sécurité, mais ces
derniers reposent sur les principes constitutionnels de défense de la
sécurité et de l'ordre public, lesquels doivent être
équilibrés par le respect des libertés publiques
(décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985). Les
contrôles réglementaires de titres de séjour passeraient
ainsi, indirectement, sous l'égide des principes constitutionnels de
sauvegarde de l'ordre
887 Kouni, Geneviève (2004), « «
Au regard des lois », le regard hors les lois », Communications,
2004, 75, 1.
888 Directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des
citoyens de l'Union et des membres de leurs familles de circuler et de
séjourner librement sur le territoire des États membres: «
Les États membres peuvent effectuer des contrôles quant au respect
de toute disposition de la législation nationale imposant aux
ressortissants étrangers d'être toujours en possession de
l'attestation d'enregistrement ou de la carte de séjour, à
condition d'imposer la même obligation à leurs propres
ressortissants en ce qui concerne la carte d'identité. En
cas de non-respect de cette obligation, les États membres
peuvent imposer les mêmes sanctions que celles qu'ils
appliquent à leurs propres ressortissants lorsqu'ils
omettent de porter une carte d'identité. »
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 315
public et de défense des libertés publiques, les
mettant sous le même statut que les contrôles de
sécurité visant les individus circulant sur le territoire,
indépendamment de leur nationalité.
Cela conduirait-il à protéger davantage les
individus contre les discriminations, comme semble le penser Tchen? En tout
état de cause, cette mesure renouerait avec la logique classique de
l'identification en négatif décrite par V. Denis889,
logique portée à une nouvelle puissance par l'utilisation de la
biométrie: tout le monde serait contrôlé afin d'isoler les
personnes en infraction relativement à la législation sur les
étrangers. De fait, la circulaire du 21 février
2006 montre que la politique actuelle pousse bien vers un « contrôle
généralisé et discrétionnaire », seulement
celui-ci, loin de s'appliquer à tout le territoire, s'effectue dans des
zones précises, après autorisation du procureur de la
République. En ce sens, il n'est pas « discrétionnaire
», puisque relevant tout de même d'une autorisation
préalable. Pourtant, au sein même des zones visées, les
agents opèrent nécessairement une discrimination, au sens de
distinction, des individus qu'ils contrôlent. Subordonnées au
respect formel des règles de droit, les mesures de police s'orientent
ainsi vers des zones « connues » pour abriter des populations
étrangères, puis visent certains individus plutôt que
d'autres. L'effectivité de la règle de droit conduit ainsi
à l'orientation de la mesure de police en premier lieu vers des espaces:
plutôt que d'opérer une double détermination entre
étranger et national, puis entre étranger en situation
irrégulière et étranger doté d'un titre de
séjour, double détermination qui se heurte à l'aporie
produite par la tension entre l'identité civile et juridique,
matérialisée par un document écrit, et l'identité
physique, re-connue à l'oeil, l'action policière opère,
sous le contrôle a posteriori des juges, une double
détermination entre zones « connues » pour leur forte
présence d'étrangers, puis entre les étrangers en
situation régulière et les autres. Comment s'insère alors
l'identification biométrique dans ce contexte mêlant
identification administrative et reconnaissance visuelle? L'essor des
différents fichiers biométriques permet non seulement de
vérifier de façon certaine l'identité de l'individu
appréhendé lors d'une interpellation, mais permet aussi
d'augmenter le champ des contrôles réguliers: l'administration
disposant de photographies d'identité de tout un chacun, il lui suffit
de joindre celles-
889 L'identification par le négatif, telle que
décrite par V. Denis, consiste à attribuer des papiers à
l'ensemble d'une population (par ex. des soldats) afin d'identifier les
éléments, au sein de cette population, qui sont en infraction
(par ex. les déserteurs).
ci à un ordre de recherche ou à un
arrêté de reconduite à la frontière pour que la
personne puisse être « identifiée » par les forces de
l'ordre, qui peuvent ainsi cibler de façon légale leur
contrôle sans devoir justifier d'un « signe extérieur
d'extranéité ». La photographie demeure donc un ressort
important de l'action policière, en dépit de l'intervention des
nouvelles technologies, de même que le fait d'être « connu des
services de police » permet aussi d'orienter les contrôles de
façon justifiée. Ainsi, les registres anciens d'identification
conservent toute leur force, les nouveaux dispositifs, notamment d'empreintes
digitales, intervenant lors de la phase de vérification
d'identité. Toutefois, même l'usage de la photographie a
évolué, non seulement sous l'effet de la numérisation et
de l'usage conjoint de l'informatique et de la télématique, mais
aussi par la multiplication des fichiers ou des « systèmes
d'information » utilisant celle-ci. Le temps où la CNIL s'alarmait
que l'Etat puisse recourir au « stockage de la photographie des
Français »89O est bien révolu. En analysant
maintenant les conséquences de l'arrêt S. et Marper contre
Royaume-Uni de décembre 2008, nous allons voir dans quelle mesure
le stockage des données biométriques peut être
considéré comme légitime par la Cour européenne des
droits de l'homme.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 316
890 Délib. n°8o-19 du 3 juin 198o
précité (cf. chap. IV, section A)
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 317
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