3.La directive du 21 février 2006: l'orientation
des contrôles sur des zones et l'effectivité du droit et des
mesures de police
Bien que tout étranger puisse être
interpellé, à tout moment, afin de justifier la
régularité de son séjour, le contrôle a
posteriori des tribunaux s'effectuant à partir de la notion de
« signe extérieur d'extranéité », les
contrôles des titres de séjour (qu'ils soient menés en
vertu de l'art. L6ii-i du CESEDA ou selon le Code de procédure
pénale) ont tendance à se concentrer sur des zones
déterminées, à l'instar des contrôles
préventifs (art. 78-2-3), davantage que sur des individus. Ainsi, la
circulaire du 21 février 2006, qui rappelait
l'importance de la régularité dans l'interpellation afin de ne
pas encourir le risque d'annulation de la procédure, conseillait de
cibler les contrôles non pas sur des individus déterminés,
ce qui obligerait à faire appel à l'appréciation
subjective des forces de l'ordre du caractère « manifestement
» étranger d'un individu, mais sur des zones ciblées: «
les procureurs de la République feront procéder (...) aux
interpellations aux guichets de la préfecture, au domicile ou dans les
logements foyers et les centres d'hébergement ». Elle conseille
aussi de profiter de la zone d'indétermination entre contrôle de
sécurité et contrôle de réglementation: « les
parquets devront [participer à la lutte contre l'immigration
irrégulière] (...) notamment lorsque la procédure
administrative ne sera mise en oeuvre qu'à l'issue d'une
procédure judiciaire permettant le recours à la coercition et
à la garde à vue, ou qu'il aura été fait
application des dispositions » de l'art. 78-2-2 « pour organiser des
opérations de contrôle ciblées, par exemple à
proximité des logements foyers et des centres d'hébergement ou
dans des quartiers connus pour abriter des personnes en situation
irrégulière. »869 Ou
encore, s'appuyant sur l'arrêt de la Cour de cassation concernant
l'évacuation de l'église Saint-Bernard87° :
« deux opérations de police, l'une de nature judiciaire
préalable à l'expulsion locative, l'autre de nature
administrative relative au contrôle des occupants des locaux au titre de
la législation sur le séjour des étrangers, peuvent se
poursuivre parallèlement. »
869 Nous soulignons.
870 Civ. 2e, 12 nov. 1997
(précité).
Enfin, pour maximaliser le taux d' « exécution des
décisions de reconduite à la frontière, il est
recommandé de n'exercer l'action publique pour entrée et
séjour irréguliers qu'envers les étrangers ayant aussi
commis une autre infraction (...) justifiant l'engagement de poursuites ou
à l'encontre de ceux faisant l'objet de recherches judiciaires ou de
convocations en justice pour autres causes (...) le recours à des
poursuites peut aussi être envisagé lorsqu'il est établi
que la personne d'origine (sic) étrangère a
pénétré sur le territoire national après avoir fait
l'objet d'une procédure administrative de reconduite à la
frontière. » De nouveau, le contrôle réglementaire se
prolonge en contrôle judiciaire, non pas tellement afin d'identifier
l'auteur d'une infraction, mais pour permettre son expulsion.
Si la personne est revenue sur le territoire moins de trois
ans après avoir fait l'objet d'une reconduite à la
frontière, la plupart de ses données (état civil et
numéro ADGREF, mesure d'éloignement, etc.) ont pu être
conservées au fichier EL018711. L'accès à ELOI
est certes, en principe, subordonné aux « besoins exclusifs des
missions relatives aux procédures d'éloignement » (R611-31
CESEDA): la formulation de cette finalité ainsi que la durée de
conservation des données indique cependant qu'il peut être
utilisé après l'éloignement effectif si l'étranger
revient sur le territoire, ce que la circulaire affirme clairement puisque
comment établir, sinon, qu'il ait fait antérieurement l'objet
d'une procédure de reconduite à la frontière?
Derrière ce jargon administratif, qui ne parvient pas
toujours à cacher la nature véritable de la politique
engagée (on note le lapsus assimilant la « personne d'origine
étrangère » à l'étranger), se
révèle la tension entre les mesures de police visant les
étrangers et le droit interdisant toute discrimination sur des
critères physiques (ou d'origine ethnique). Cette tension est
inhérente d'une part à une contradiction interne du droit, ce que
soulignent les juristes, et en particulier à l'existence de deux
régimes distincts de contrôle d'identité, l'un visant toute
personne, l'autre visant les étrangers, l'un judiciaire, l'autre
administratif. Toutefois, cette distinction ne saurait expliquer à elle
seule la possibilité des discriminations; de plus, elle tend fortement
à s'estomper, les deux registres étant utilisés
indifféremment aux mêmes fins, comme le montre de façon
éclatante cette circulaire du 21 février 2006
qui exige des procureurs de la
871 Cf. supra, chap. V, sec. 3, d.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p.
308
République qu'ils mettent en oeuvre leurs pouvoirs
d'ordonner des contrôles d'identité en vue de la recherche
d'infractions à la législation sur les étrangers.
Une autre tension, ancienne, explique cette violence
persistante et irréductible au droit: c'est celle qui oppose la
reconnaissance visuelle, par le face-à-face, à l'identification
par l'écrit, procédure administrative qui passe par l'encartement
des citoyens, mais aussi des étrangers. Pour tenter de résoudre
cette contradiction, c'est-à-dire poursuivre la même politique
tout en satisfaisant les conditions juridiques sous-tendant les
opérations, deux solutions sont retenues. D'une part, les
contrôles d'identité ont été amenés à
se concentrer sur des zones, c'est-à-dire des populations, plutôt
que sur des individus. D'autre part, la possibilité de faire appel
à des contrôles judiciaires est progressivement étendue
(ainsi avec la loi de 1993 qui évacue le critère du
« comportement », bien que la jurisprudence ait contrainte les agents
à motiver l'interpellation, ou l'utilisation des contrôles sur
réquisitions du procureur visant des infractions à la
législation sur les étrangers). Toutefois, loin de réduire
la tension contradictoire, cette tentative incroyable de viser les «
étrangers en situation irrégulière » sans faire appel
à leur apparence physique conduit au contraire à faire porter la
charge politiquement explosive de ce « double bind » sur des
quartiers entiers, quels qu'en soit la population. En tentant de respecter,
pour des raisons cyniques, les règles de l'Etat de droit, les directives
données à la police conduisent celle-ci à opérer ce
que de nombreuses associations ont qualifiées de « rafles
»872, en ciblant les contrôles sur des zones «
suspectes », quitte à attiser la tension sociale873.
L'effectivité des mesures de police est ici
subordonnée au respect formel des règles régissant
les contrôles d'identité, toute violation de celles-ci pouvant
conduire à l'annulation de la procédure administrative. Il ne
s'agit que de respect formel, en premier lieu parce que le contrôle de
l'autorité judiciaire ne s'exerce pas sur l'acte lui-même, mais
sur le compte-rendu qui en est fait par procès-verbal. Cela ne
signifie pas qu'il ne s'agisse que de règles formelles n'ayant aucune
effectivité réelle: au
872 Sur la polémique suscitée à
l'égard de l'usage de ce terme, cf., entre autres, Blanchard, Emmanuel
(2009), « Ce que rafler veut dire », Plein droit, n°81,
juillet 2009; Terray, Emmanuel (2007), « 1942,2006, réflexions sur
un parallèle contesté », site de la LDH-Toulon, 23
janvier 2007;
873 CNDS, avis n°2008-60, à propos de Montreuil:
« La Commission estime que les contrôles qui se sont
multipliés récemment tout en se rapprochant des nombreux foyers
où résident des étrangers font peser une pression
quotidienne en premier lieu sur tous les étrangers quelle que soit leur
situation au regard de la loi, mais aussi sur des habitants de Montreuil qui en
sont les témoins. »
309
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 310
contraire, non seulement elles peuvent mener à
l'annulation de la procédure, mais de plus, elles ré-orientent
les contrôles d'identité vers des zones déterminées,
des espaces, plutôt que vers des individus. Le langage du droit
n'est pas, ici, une pure fiction recouvrant l'arbitraire des mesures de police,
mais affecte directement la nature des ordres donnés par
circulaire874. Il conduit à ré-orienter l'action
policière vers des zones, des « quartiers connus pour abriter des
personnes en situation irrégulière ». Ce faisant, ce sont
bien des « contrôles généralisés et
discrétionnaires » qui se mettent en place, nonobstant les «
garanties » judiciaires, et ce en toute légalité, puisqu'ils
sont effectués sous l'autorité du procureur de la
République ; mais ces contrôles, au lieu d'affecter la population
entière, visent des espaces déterminés, où vivent
certaines catégories de la population. Mais même à
l'intérieur des zones visées par les réquisitions du
procureur, les contrôles ciblent nécessairement certaines
personnes plutôt que d'autres; cependant, ils n'ont plus à
justifier de ce ciblage, la réquisition permettant le contrôle de
toute personne (ce qui est aussi valable pour le contrôle administratif,
où la personne contrôlée peut n'avoir aucun lien avec les
infractions antérieurement commises sur le lieu, bien que
l'autorité judiciaire contrôle néanmoins le motif de
l'interpellation).
874 Sur l'importance des circulaires dans
l'élaboration de la politique de l'immigration et de leur rapport au
droit, cf. Israël, Liora (2003), « Faire émerger le droit des
étrangers en le contestant, ou l'histoire paradoxale des
premières années du GISTI », Politix. Vol. 16,
N°62. 2E trimestre 2003. pp. 115-143.
Chapitre V:La sécurisation biométrique des
documents de voyage et d'identité p. 311
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