Cette efficacité toute relative des technologies
biométriques est bien souvent mise de côté par ses
promoteurs, alors même que ceux-là connaissent
précisément le fonctionnement de celles-ci, et donc savent
qu'elles sont guidées davantage par le principe de similitude que par
celui d'identité. Mais mettre en avant le principe de similitude conduit
aussi à avouer que ces technologies n'offrent qu'une possibilité
de vraisemblance dans l'identification d'une personne ou la vérification
de son identité, vraisemblance qui concorde mal avec le discours
positiviste visant à promouvoir le remplacement d'une technologie
d'identification et de vérification d'identité jugée
archaïque, celle fondée sur les papiers et les mots de code, par
une technologie jugée enfin « scientifique » et donc «
certaine ». Lorsqu'on admet même, techniquement, le caractère
seulement vraisemblable de l'identification biométrique, on tente de
tempérer les possibilités d'erreur en faisant appel aux
probabilités et à leur caractère scientifique: on admet
qu'il y a une chance infime qu'un individu ait les mêmes empreintes
digitales qu'un autre, mais on considère que, dans la pratique, cette
chance est si infime qu'elle peut être considérée comme
négligeable. Cette justification prend toutefois un sens
différent selon qu'elle s'insère dans un discours de type
technique et scientifique, ou dans un discours davantage politique et
juridique. En effet, en raison de ses enjeux vis-à-vis des
libertés publiques et des droits fondamentaux, les possibilités
d'erreur des technologies biométriques, fût-elles minimes,
acquièrent une proportion autrement importante dans le cadre
juridico-politique.
C'est l'arbitrage entre cette infime possibilité
d'erreur présenté par les technologies biométriques et
admis dans le discours technique, et le caractère intolérable de
l' « erreur judiciaire » et d'une restriction arbitraire des
libertés publiques, qui explique l'ambivalence du discours sur la
biométrie. Au niveau commercial et politique, on prône sa
scientificité et sa perfection, en mettant en avant la
possibilité d'identifier de façon certaine une personne du
berceau jusqu'à la mort, selon l'expression consacrée pour
décrire le fonctionnement de l' « Etat-providence ». En
revanche, les textes techniques d'une part, et de la doctrine juridique d'autre
part,
Chapitre II:Le rêve biométrique confronté
aux défis technologiques p. 61
prêtent une attention sourcilleuse aux
possibilités d'erreur et aux imperfections des technologies
biométriques. Pour écarter celles-ci, sans rejeter toutefois
entièrement la biométrie, on élabore alors de fines
distinctions entre les différents types de biométrie, selon
différents critères, tandis qu'on tente de mettre en place des
garde-fous juridiques parant le risque d'erreur qui, quand bien même on
aurait écarté les technologies les moins fiables, n'en persistent
pas moins. La technologie d'abord, puis le droit, permet ensuite d'effacer
progressivement le risque d'erreur inhérent à toute
procédure d'identification, en faisant passer celui-ci pour
acceptable.
Mais le droit remplit aussi une autre fonction, qui
n'est pas simplement de légitimation d'une marge d'erreur
considérée comme négligeable, et à laquelle il
permettrait d'offrir des modes de résolution satisfaisants, en
élaborant un certain nombre de protections juridiques à
l'égard des erreurs : droit d'accès, saisine de la CNIL, etc.
(cf. notamment art. 34 de la directive 95/46/CE et art. 10 de la loi
de 1978) - ce rôle est particulièrement important lorsque certains
sujets ne peuvent, pour des raisons physiologiques, être
enrôlés dans les systèmes biométriques. Ainsi, le
rapport « Biometrics at the Frontiers » (2005) de la
Commission européenne estimait à cet égard que 5% de la
population ne [remplissait] pas les pré-requis physiologiques de
l'enregistrement »112 pour ce qui concerne les
dispositifs de reconnaissance d'empreintes digitales (empreintes trop
effacées, etc.~~3).
Les dispositifs juridiques ne font pas que réduire la
quantité d'erreurs en écartant les technologies trop peu fiables,
ni annuler leurs effets en permettant un contrôle relatif des individus
sur ces technologies. Il possède en effet une fonction qui peut
être considérée comme beaucoup plus puissante que cette
simple légitimation des procédures biométriques
d'identification: c'est la faculté de transformer en
vérité certaine, indubitable, ou encore en
vérité de droit, ce qui n'était qu'une simple
vraisemblance acquise grâce aux technologies biométriques
d'identification. Là où la biométrie ne peut offrir qu'une
très forte présomption qu'il s'agit bien de la même
112 Résumé exécutif du rapport de
l'Institute for Prospective Technological Studies (IPTS), JRC Commission
européenne (2005), « Biometrics at the Frontiers: Assessing the
Impact on Society » (2005), EUR 21585 (p.13)
113 Cela peut arriver notamment chez certains travailleurs
manuels, ou encore par la prise, sur de longues périodes, de
capécitabine, un médicament utilisé en particulier pour
des cancers (carcinome du nasopharynx, cancers du sein) ou pour la
fièvre aphteuse. Cf. M. Wong, S.-P. Choo et E.-H. Tan (2009), «
Travel warning with capecitabine », Annals of Oncology Advance Access,
publié en-ligne le 26 mai 2009.
Chapitre II:Le rêve biométrique confronté
aux défis technologiques p. 62
personne, que l'état civil ou l'identité de
papier a été mise de façon adéquate avec le corps
physique et biologique lui correspondant, le droit transforme cette
présomption en vérité
irréfragable114.
Ne pourrait-on objecter que le droit n'avait nul besoin
d'introduire les technologies biométriques pour transformer en
vérité de droit, certaine et indubitable, ce qui n'était
qu'une présomption empirique qu'une personne x était la
même personne que l'individu y? N'est-ce pas le propre de l'état
civil de fournir un critère d'identité numérique de la
personne, qui permet de passer de la simple identité qualitative et
empirique socialement perçue à une identité de droit,
assurée de sa légitimité? Et si, malgré le discours
qui lui est attaché, la biométrie elle-même fonctionne
davantage au principe de similitude qu'au principe d'identité, à
l'identité qualitative qu'à l'identité numérique,
comment le droit peut-il espérer trouver dans les technologies
biométriques un moyen de passer de la simple vraisemblance empirique
à la vérité certaine? Ce que met en lumière cette
objection, c'est que malgré l'opération
épistémologique à laquelle se livre le droit, en
requalifiant l'identité vraisemblable et qualitative en identité
certaine et numérique, via les procédures d'identification
administratives (au premier lieu desquelles l'état civil), les erreurs
et les fraudes, les homonymies et le perfectionnement constant des faiseurs de
« faux papiers », ou, plus simplement, les ruses ou les simples
laissez-aller des individus jouant ou laissant jouer l'imperfection et la
complexité des organismes bureaucratiques, et la pluralité
coexistantes des identités de papier pour une seule et même
personne, tout cela conduit la vérité juridique de
l'identification, toute certaine qu'elle est, à demeurer toujours
exposée au démenti et à la falsification. Le droit peut
bien dire qu'une personne est née tel jour, bien qu'elle soit née
un autre jour; mais si la même personne dispose de plusieurs dates de
naissances officielles selon les différents registres administratifs, la
vérité juridique s'expose à sa fragmentation qui met en
péril sa certitude. Que ce soit par erreur administrative ou par
volonté de l'individu, l'identité civile, de droit, n'est en fait
jamais certaine, ce qui va à l'encontre de la fonction
véridictionnelle du droit, au sens qu'il a ici pour fonction de garantir
l'identité numérique de la personne. Aussi, en introduisant
l'usage des technologies biométriques dans l'identification
administrative, le droit espère de cet allié
114 Pour un mode analogue de transformation du factuel seulement
vraisemblable en vérité de droit certaine et indubitable, cf.
Marcela Iacub, « La construction de la mort en droit français
», p.39-55 in Enquête n°7 (« Les
objets du droit »), second semestre 1998, éd. Parenthèses,
1999.
Chapitre II:Le rêve biométrique confronté
aux défis technologiques p. 63
empirique un renforcement de sa puissance juridique de dire et
d'assigner l'identité civile et sociale. En retour, en étant
validé par le droit, les technologies biométriques dissimulent le
caractère simplement vraisemblable et fondée sur
l'identité qualitative du fonctionnement du processus d'identification
et de reconnaissance biométrique. Droit et biométrie se
renforcent ainsi mutuellement, chacun aidant l'autre à transformer le
qualitatif empirique et incertain en quantité numérique certaine:
cet individu ne ressemble pas simplement à tel autre, ils sont
identiques, puisque les technologies biométriques permettent de
repérer les mêmes caractéristiques biométriques d'un
individu à l'autre, et que le droit accorde à ce repérage
biométrique le fondement requis de la certitude. Et pourtant, droit et
biométrie peuvent bien s'entre-aider dans la faculté à
dire l'identité véritable et certaine des individus, ceux-ci, en
raison même du fonctionnement de l'enregistrement de l'état civil
et de la « chaîne de sécurité qui a pour point de
départ les documents « sources » et se termine aux postes de
contrôle »~~5, peuvent introduire l'erreur au sein
même de la certitude juridique, comme le montre par exemple l'affaire
Pinto 116
Paradoxalement, plus la vérité juridique
cherche un appui sur la vérité biométrique, s'assurant
ainsi de l'identité « réelle » des individus, plus elle
devient vulnérable, s'exposant au démenti. Certes, « en
moyenne » - et encore faudrait-il le démontrer -- l'identité
individuelle serait davantage « en sûreté » grâce
aux technologies biométriques, validées par le droit. Mais plus
elles gagnent en présomption de véracité, plus
l'usurpation d'identité devient dévastatrice, comme le souligne,
entre autres, le CNCDH117. La sûreté gagnée
s'inverse en vulnérabilité croissante, dans un
phénomène qu'on pourrait rapprocher, toutes proportions
gardées, de ce que Derrida appelait l' « auto-virus immunitaire
» de la démocratie'. Ce n'est pas seulement que la force
gagnée est d'autant plus vulnérable qu'elle est forte: c'est
aussi qu'en transformant le vraisemblable en certitude, le droit
créé la
115 Art. 26 de l'avis du 26 mars 2008 du CEPD (Contrôleur
européen de la protection des données) concernant la proposition
de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le
règlement (CE) n°2252/2004 du Conseil établissant des normes
pour les éléments de sécurité et les
éléments biométriques intégrés dans les
passeports et les documents de voyage délivrés par les Etats
membres. (2008/C 200/01, publié au Journal officiel de l'Union
européenne le 6 août 2008).
116 Cf. Cour d'appel de Paris, 18e chambre, arrêt
du ii décembre 2008, Antonio Jaimes Antunes Pinto c. CAPM 93 (Juris
Classeur). Cf. chap. V, section sur la « chaîne de
l'identité ».
117
« Si la technique s'est trompée au départ, ou
a été trompée, il s'attache à
l'élément biométrique une
présomption de certitude qui multiplie les
conséquences de l'erreur d'identité. Par ailleurs, dès que
les données sont conservées et fichées, le moindre
dysfonctionnement a des conséquences très graves » (CNCDH,
avis du ler juin 2006).
118 Derrida, Jacques (2003), Voyous, éd.
Galilée, Paris.
possibilité des « vrais-faux papiers »,
c'est-à-dire de loger le faux au coeur du vrai. D'où
peut-être la hantise de la « falsification »,
considérée comme « infraction pénale grave » par
le droit communautaire. Certes, il ne s'agit pas là d'une
nouveauté inédite introduite par l'identification
biométrique: dès lors qu'il y a « chaîne documentaire
», et donc possibilité d'obtenir certains papiers plus facilement
que d'autres, qui eux-mêmes permettent d'acquérir d'autres
papiers, on peut passer doucement de la situation douteuse, cas
d'illégalisme toléré (par exemple, le travail au noir),
à l'obtention « frauduleuse » d'un statut juridique et civil,
lequel est aussi véridique qu'il est «faux » ou « fuyant
»119. Mais en renforçant le caractère «
véridique » de la « vérité juridique », la
biométrie renforce dans exactement la même mesure le
caractère « véridique » des « vrais-faux papiers
», ou des identités usurpées.
Chapitre II:Le rêve biométrique confronté
aux défis technologiques p. 64
119 Cf. l'exemple de la carte Vitale obtenue par des travailleurs
au noir, infra (chap. V).