G- Portrait de l'innovateur (compétence, comportement,
personnalité)
Cette partie s'intéresse à démystifier
l'innovateur grâce à une meilleure compréhension de sa
personne et de ses compétences. Il est à noter que par le
passé plusieurs méthodes ont déjà tenté de
dresser un portrait robot de l'innovateur sans parvenir toutefois à
établir un guide pratique et universel à l'intention des
managers. Nous devons donc conclure que l'identification de l'innovateur ne
peut se faire avec des outils précis et logiques (Twiss, 1992).
Toujours selon Brian Twiss, l'innovateur idéal est
quelqu'un de fondamentalement curieux se posant constamment de nouvelles
questions et qui est capable de formuler des problématiques complexes.
Il possède des cadrages cognitifs particuliers dus à ses
expériences passées (Baron, 2006). Son habilité à
combiner des ressources hétérogènes et diverses lui permet
d'apporter une réponse appropriée à ses questions. Le
novateur est également un bricoleur qui manipule des matériaux
(tangibles ou immatériels) pour leur donner une utilité nouvelle
et originale. Cette idée d'innovateur-bricoleur est reprise par Vincent
Boly (2004) qui souligne l'importance de l'esprit expérimental
inhérent à toute démarche d'innovation.
L'innovateur n'est pas nécessairement maître
d'ouvrage ni instigateur de la solution technique proposée au
problème rencontré. Un haut niveau d'éducation n'est en
effet pas un pré-requis à la créativité. C'est
également vrai dans le monde entrepreneurial où de nombreux
fondateurs d'entreprises spécialisées en hautes-technologies
n'étaient à pas l'origine des ingénieurs qualifiés
(l'exemple du millionnaire britannique Alan Michael Sugar, qui a quitté
l'école à l'âge de 16 ans et a ensuite fondé la
société d'électronique et d'informatique Amstrad, est
à ce titre révélateur).
Une étude menée par l'IPAR71(*) et relatée dans un
article de MacKinnon (1962) confirme ce point en indiquant qu'il n'existe pas
de corrélation évidente entre le niveau d'intelligence (au-dessus
d'un quotient intellectuel de 120) et le potentiel créatif d'un
individu. Il stipule par ailleurs que : « une personne
foncièrement créative est quelqu'un qui s'ouvre au reste du monde
et notamment à ses propres intuitions et émotions. C'est un
intelligent sensible, pédagogue ayant des intérêts
très variés ».
D'autre part, les psychologues Raymond Cattell et James
Drevdahl (1955) listent, sur les bases d'une observation menée sur des
chercheurs et scientifiques, 16 traits de personnalités72(*) propres à l'individu
créatif. Le profil idéal de l'innovateur se place donc sous le
signe de la dialectique avec une aptitude à allier harmonieusement des
caractéristiques en apparence dichotomiques ou paradoxales dans leur
association.
Pouvoir associer des idées non semblables est une
qualité centrale des gènes de l'innovateur. C'est ce que
l'entrepreneur Frans Johansson appelle " l'effet Médicis" se
référant à l'explosion de créativité
survenue à Florence lorsque la puissante famille Médicis
réunit dans sa cité renaissante des intellectuels aux
compétences variées. Ces interconnexions nombreuses permirent
à des idées révolutionnaires de naître.
Pour comprendre ce phénomène il faut explorer
les fonctionnements du cerveau humain : un cerveau ne fonctionne pas comme
un ordinateur en stockant les informations comme dans un dictionnaire où
le mot théâtre peut être déduit de la lettre T. De
façon plus complexe et incertaine, le cerveau associe les mots avec une
série de concepts ou d'images appartenant à une expérience
personnelle propre à chacun. Ainsi, plus diverse est
l'expérience des individus, plus nombreuses seront les associations
capables de naître au gré de ces interconnexions. À titre
d'exemple, Pierre Omidar lança son concept de magasin en ligne Ebay
après avoir associé avec succès trois
préoccupations sans lien apparent : une fascination pour les
marchés créatifs, le fait que sa fiancée souhaitait
compléter sa collection de PEZ73(*), chose alors très rare à trouver et
l'inefficacité des annonces classées sur format papier pour ce
genre d'article. De cette association opportune est née l'entreprise
Ebay (Christensen & Dyer, 2009).
Un autre éclaircissement sur la personnalité du
créatif nous est apporté par le célèbre psychologue
Simon Baron-Cohen (2002) dont les travaux ont abouti au concept du "cerveau
mâle extrême". Ceci démontre que certains employés
qui ont un potentiel créatif hors du commun sont aussi des personnages
très complexes et leurs personnalités peuvent les marginaliser du
groupe. Leurs idées auront de fait moins de chance d'être
acceptée par le reste de l'organisation.
Ces traits de personnalités caractéristiques de
l'individu créatif ne doivent pas faire oublier que l'innovateur est
aussi et surtout « un sportif animé d'un fort esprit de
conquête, voire un esprit animal, qui ambitionne d'obtenir des
succès » (Guichard & Servel, 2006). Ces auteurs
souhaitent ainsi mettre l'accent sur le besoin de domination qui anime les
individus créatifs.
Cameron Ford (1995) parvient à la même conclusion
en y adjoignant cependant trois autres tendances relatives aux
personnalités créatives, à savoir :
- La curiosité (un attrait pour les choses nouvelles,
un goût pour l'aventure),
- L'autonomie (proche de la solitude mais non-subie car
correspondant à une volonté de s'auto-diriger),
- Besoin de réalisation et d'accomplissement.
L'agrégation de ces qualités participe à
l'élaboration d'un socle commun constitutif de l'identité du
novateur. Norbert Alter (2002) en fait une exégèse plus subtile
et, sans remettre en cause la prétendue universalité des traits
communs à l'individu novateur, en distingue néanmoins plusieurs
figures différenciables. Il recense ainsi l'inventeur, le
découvreur, l'innovateur (incluant aussi les innovateurs centraux, les
innovateurs spécialisés, les innovateurs relais, les innovateurs
suiveurs chercheur, créateur, usager novateur, entrepreneur) comme
autant d'incarnations possibles de l'innovateur. Ces multiples figures
traduisent finalement le chemin coutumier qui mène l'individu
créatif de son imagination fertile, à l'innovation comme source
de valeur, au sein ou hors de l'entreprise.
Comme nous venons de le constater, établir un portrait
robot de l'individu créatif n'est pas un exercice aisé. Il est
d'autant plus ardu de tirer des conclusions unanimes sur ses traits de
personnalités que l'image de l'innovateur génial solitaire
demeure toujours contestée par de nombreux auteurs (Guichard &
Servel, 2006). Selon ces derniers l'innovation ne peut plus être vue
comme un événement sporadique, un coup isolé.
Pourtant Thomas Edison, fondateur de la General Electric, a
souvent été salué à tort, comme l'archétype
de l'inventeur solitaire et héroïque. Il n'a pas en
réalité souhaité se lancer dans la recherche
organisée pour produire le premier modèle d'ampoule
incandescente. Mais comme son biographe, Matthew Jesephson (1959) le fait
remarquer, il s'y est tout de même résigné devant l'ampleur
de la tâche qui laissait plus de place au miracle génial
qu'à la recherche fondamentale. Plus de 1600 matériaux
(principalement des filaments incombustibles) ont ainsi été
testés et expérimentés sur les différents
prototypes d'ampoules. Et ce que Edison espérait achever seul en une
semaine, a finalement requis le travail obstiné de 120 ingénieurs
sur une année complète.
La naissance des équipes de R&D est souvent
retracée à partir de ce cas historique.
* 71 Acronyme pour "Institute
of Personality Assessment and Research".
* 72 Parmi ces qualités
nous relevons la dysphorie (alternation de phase d'excitation et de
dépression), la schizophrénie (dissociation de l'émotion
et de la froideur intellectuelle), l'intelligence, la stabilité, la
domination, la sensibilité émotive, la paranoïa,
l'insouciance, l'anxiété flottante, le radicalisme,
l'outrecuidance et l'anxiété psychosomatique.
* 73 PEZ est le nom commercial
d'une entreprise autrichienne de confiserie et des distributeurs
mécaniques dans lequel le bonbon est vendu.
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