V Construire
l'organisation innovante
A- Vers de nouveaux modèles d'organisations?
Durant les dernières décennies, les entreprises
sont passées d'une organisation par métiers
à une organisation en projets pour concevoir,
développer, réaliser et mettre en service leurs produits et
procédés nouveaux.
Brian Twiss (1992) prétend qu'une organisation
divisée par disciplines est adéquate pour l'acquisition de
nouvelles connaissances dans un domaine d'activité bien
spécifique. C'est une structure adaptée aux universités et
aux laboratoires de recherche mais inappropriée aux entreprises
commerciales car cette approche organisationnelle ne prend pas suffisamment en
compte la dimension transdisciplinaire de l'innovation. Ce cloisonnement
conduit selon l'auteur à décourager les élans
créatifs trop étouffés par une orthodoxie
managériale. C'est aussi l'une des faiblesses de l'organisation
française pointée du doigt par Philippe Lorino (1998) lorsqu'il
déciare que « l'esprit de
géométrie »58(*) des dirigeants français à
l'égard des idées nouvelles constitue un obstacle majeur au
développement des innovations.
Nous observons que le management par ligne de produits ou
projets est une tendance lourde d'évolution des organisations qui se
développe depuis une dizaine d'années (Boy, 2003). Et c'est la
matrice organisationnelle combinant ces deux structures qui semble aujourd'hui
l'emporter dans les choix stratégiques.
Figure 16 : Organisation par
métiers et par projets (Twiss, 1992).
Mais la coexistence des ces deux organisations peut parfois
aboutir à certaines rigidités dans le management et la mise en
oeuvre des projets d'innovation. Aussi, certaines entreprises cherchent
à trouver de nouveaux modes d'organisations permettant de trouver un
équilibre entre la rigueur de la forme par métiers et la
créativité de la forme en en projets.
Ce constat se trouve renforcé par l'analyse de Norbert
Alter (1993) qui explique que la logique rationnelle de l'organisation tend
à s'opposer à la logique intrinsèquement aléatoire
de l'innovation. C'est ainsi que se mettent en place des dispositifs
organisationnels originaux visant à favoriser une
créativité des individus qu'un trop grand formalisme de gestion
pourrait annihiler.
Pour les innovations de rupture, l'auteur
François Romon (2006) observe que les entreprises tentent parfois
l'externalisation totale du groupe de projets en en créant une nouvelle
filiale59(*).
Ces filiales ou "venture group" accordent un
très grand degré d'autonomie au chef de projet chargé de
mener à bien le processus complet de développement du nouveau
produit ou service. Les membres de cette nouvelle structure se voient ainsi
confiés la mission du lancement et de la gestion de la nouvelle
activité. Le "venture group" permet donc à l'entreprise d'allouer
plus efficacement des ressources (appui méthodologique, technologique et
financier) à des projets innovants mais ne concordant pas toujours avec
son coeur de métier. Ce schéma d'action organisationnelle connait
un franc-succès (les responsables d'entreprise pratiquant le "venture
group" annoncent, selon les cas, de 70 à 90% de réussite à
cinq ans60(*)) mais reste
le fait des grandes entreprises capables d'assumer son coût
conséquent et la complexité de sa mise en oeuvre (Le Loarne
& Blanco, 2009). L'exemple le plus mémorable serait celui de
l'entreprise américaine Hewlett Packard (HP) qui décida en 1982
de transférer une unité spéciale à Vancouver pour
se lancer sur le marché du laser.
Mais face aux critiques nombreuses soulignant l'aspect
alambiqué et le coût substantiel d'une telle opération,
experts et spécialistes ont développé des dispositifs
heuristiques tentant de concilier ces deux impératifs contradictoires
que sont l'innovation et l'organisation.
Parmi ces mesures figure l'intrapreneuriat.
Camille Carrier (1997) la définit comme « la mise en
oeuvre d'une innovation par un employé, un groupe d'employés ou
tout individu travaillant sous le contrôle de
l'entreprise ». L'intrapreneuriat est en fait une version
allégée du "venture group". Il est en effet prévu que la
nouvelle organisation reste physiquement intégrée à
l'entreprise ce qui facilite grandement sa mise en place tant sur le plan
juridique que financier (Basso, 2004).
Les auteurs insistent aussi sur le caractère
protéiforme de l'intrapreneuriat et certains introduisent de nouveaux
concepts destinés à nuancer les deux polarités
présentées ci-dessus. Le "spin-along" (Rohrbeck et al. 2007), qui
est décrit comme un mélange entre l'intrapreneuriat et le
"venture group", en fait partie. L'idée est de promouvoir le
développement de l'innovation par un entrepreneuriat externalisé
qui, en cas de succès, pourra être ultérieurement
réintégré dans la société-mère. Cette
forme d'organisation de l'innovation pose par ailleurs la question de la
structure étendue qui sera par la suite abordée avec plus
d'attention.
Figure 17 : De l'intrapreneuriat
à l'extrapreneuriat (Bornert et al. 2010).
Le schéma ci-haut reflète les variables
d'actions envisageables entre l'intrapreneuriat et l'extrapreneuriat. Le mode
opération choisi diffère en fonction de leur importance
stratégique et de leur lien avec le coeur de métier de la firme.
Pour les innovations incrémentales,
l'introduction d'une plus grande souplesse dans le fonctionnement des projets
peut s'avérer être une forme d'organisation plus adéquate
avec la nature modeste de l'innovation projetée.
Le principe de l'organisation ambidextre (ou
hybride) est dans ce cas retenu comme étant le plus efficient (O'Railly
& Tushman, 1996). Les analyses des deux auteurs convergent pour
démontrer que cette organisation est la plus adaptée pour tirer
le meilleur parti des ressources existantes (activité d'exploitation)
tout en assurant simultanément l'efficience du département
R&D (activité d'exploration). Cette organisation se distingue au
travers de trois caractéristiques principielles :
- Une organisation distribuée
(caractérisée par une conception modulaire fondée sur de
petites unités autonomes dispersées spatialement),
- Une organisation plurielle (possédant une grande
diversité culturelle et des expertises variées),
- Une organisation flexible (qui repose sur une
flexibilité identitaire et managériale).
Figure 18 : Schéma de
l'organisation ambidextre (O'Railly & Tushman, 1996)
Les deux entités (coeur de métier et
métiers émergents) sont des structures autonomes et
indépendantes au niveau fonctionnel. Chacune développe ses
propres règles, procédures et même culture tout en restant
hiérarchiquement rattachée au management global61(*).
Pour François Jolivet (2003) : « chaque
projet doit s'auto-organiser en fonction de ses spécificités et
de son environnement à partir de métarègles issues de
l'observation de la famille des projets à laquelle il appartient
».
Toutefois certains auteurs (Buisson et al. 2005) mettent en
garde contre les dangers d'une telle organisation pour des innovations
radicales. Ils estiment qu'elles sont susceptibles d'engendrer des
phénomènes d'affrontements partisans (par crainte d'une
redistribution des pouvoirs). De cette opposition frontale résulterait
un conflit généralisé gangrenant l'ensemble des ressources
de l'entreprise. Ce conflit est d'autant plus difficile à juguler que le
métier historique bien que menacé, fournit encore à
l'entreprise une part importante de ses revenus tandis que le nouveau
métier se construit dans une incertitude totale ne facilitant pas sa
reconnaissance.
Pour pallier ces difficultés internes, la forme
particulière et transitoire de l'organisation en plateau de
projet (ou concourante) peut être imaginée. Son but est
de : « réunir dans un même espace des acteurs
internes externes. Ces intervenants disposent d'une forte
délégation décisionnelle à l'égard de leur
hiérarchie respective » (Garel, 2003). L'entreprise Renault
l'a expérimentée avec succès pour notamment pour le
lancement de la Mégane. Élisabeth Bourguinat (1999) en nuance
toutefois les avantages. Elle précise dans un article paru en 1999 que
cette forme d'organisation nuit à capitalisation des
savoirs accumulés: « la confrontation directe entre
les acteurs, avec une urgence accrue, tend à faire disparaître les
traces écrites ». Sans cette mémorisation
collective, l'entreprise ne peut plus tirer les bénéfices des
compétences acquises et de l'expérience engendrée
(processus correspondant à la notion d'organisation apprenante).
Le modèle de l'organisation hypertexte
prônée par Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi (1995) va
explicitement dans ce sens. Les deux auteurs voient dans cette forme
d'organisation la synthèse idéale entre l'efficience et la
stabilité de la bureaucratie avec l'efficacité et le dynamisme de
la gestion par projet.
Figure 18 : L'organisation hypertexte
(Nonaka & Takeuchi, 1995).
Cette organisation comporte aussi un troisième niveau
organisationnel qui est la "base de connaissance". Les connaissances
générées séparément dans la partie
"bureaucratique" et la partie "projet" sont ensuite
re-catégorisées et re-conceptualisées suivant les
orientations stratégiques de l'entreprise. Le SI opère dans ce
type d'organisation un rôle fondamental.
* 58 L'esprit de
géométrie selon Pascal, désigne un tableau des valeurs qui
domine notre conception du monde spirituel, qui dicte, dans notre vie
quotidienne, notre jugement sur les êtres et sur les choses.
* 59 Aussi connue sous son
appellation anglaise de "corporate spin-off" et parfois utilisée
sous le néologisme "extrapreneuriat".
* 60 Sources des
données : APCE Agence Pour la Création d'Entreprises -
rapport publié en 2007 (www.apce.com)
* 61 Se reporter à
l'annexe 2.A "Les structures organisationnelles selon O'Railly &
Tushman".
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