Genre & mobilisations sociales: étude de genre des mobilisations féministes radicales et LGBT à Istanbul( Télécharger le fichier original )par Adèle PRUVOST Université Rennes 1 - Master 2 Sciences Politiques 2011 |
B) Une situation de la femme qui change dans un contexte de mondialisation mais qui reste néanmoins critiquableComme nous venons de voir, la Turquie connaît des changements sociétaux ces dernières années et ce depuis les années 80, avec la libéralisation économique et l'assouplissement politique, mais aussi avec la volonté de s'intégrer dans l'Union européenne avec notamment sa demande d'adhésion en 1987, symbolisant sa volonté de se tourner vers l'extérieur aussi bien politiquement qu'économiquement. Selon la Banque Mondial, la Turquie aurait eu un taux de croissance en 2010 de 8,1%, ce qui est deux plus que le taux de croissance mondial, évalué à 3,9%. Elle serait de plus 12 ème puissance économique mondiale en 2010, et elle 6 ème puissance économique européenne. Cette forte croissance économique marque donc un fort développement de l'urbanisation, depuis les années 80 jusqu'à aujourd'hui, s'accompagnant d'une augmentation du niveau d'instruction, d'une forte ouverture sur le monde, et du développement d'un (( mode de vie urbain », avec le grossissement de la classe moyenne vivant en ville. On note aussi une liberté d'expression des médias, ainsi que le développement des syndicats et de la société civile, ce qui marque une évolution vers la démocratie. De plus la candidature de la Turquie a l'Union européenne depuis 1987, a provoquer de nombreuses réformes des lois turques qui étaient auparavant quelques peu (( archaïques » afin de se (( mettre à niveau », elle modifie notamment son code pénal en profondeur en 2004, réformant plus de 31 articles sur les discriminations sexuelles. En parallèle de ces changements, la situation des femmes s'améliore puisque leur niveau d'éducation augmente, ainsi que l'accès a l'Université, et donc leur accès au marché du travail aussi et on compte désormais une plus grande professionnalisation des femmes. Tout ceci entraînant le fait que de plus en plus de femmes aspirent de fait à une égalité hommes/femmes pas seulement dans les lois, ni seulement dans la sphère publique, mais aussi dans le privé. Ainsi en parallèle de l'augmentation des associations de femmes et féministes (ici la différence est mince, féministe à une connotation idéologique et organisation de femme signifie organisation de soutien aux femmes, sachant qu'en Turquie la plus part des associations féministes sont aussi des associations de femme), les femmes ont de plus en plus conscience de leur potentiel et de la place qu'elles devraient tenir dans la société, et des droits qu'elles sont en droit d'avoir. Les femmes ayant accès a l'éducation, et aux études supérieures, ont accès aux lectures, mais aussi aux médias (presse, TV, internet) et donc aussi a ce qu'il se passe en dehors de la Turquie. Elles développent donc un sens critique de leur situation qui s'améliore certes, mais qui reste néanmoins très en deçà d'une réelle égalité homme/femme et ce dans toutes les strates de la société. C'est ce constat qui fait écho à la théorie de Gurr sur la « frustration relative », théorie expliquant l'émergence des mouvements sociaux a un moment donné. Comme nous l'avons vu, c'est dans ce contexte d'assouplissement politique, de libéralisation économique, et d'échanges mondiaux, les femmes prennent conscience de ce qu'elles n'ont toujours pas, même si leur situation s'améliore, elles conscientes que c'est loin d'être satisfaisant. Une situation encore fortement inégale des femmes et des hommes sur le marché du travail En effet, nous avons vu que l'augmentation de l'éducation des femmes, de leurs présence au sein des systèmes universitaires, amélioraient la prise de conscience des femmes sur leurs liberté, cette « prise de conscience ~ étant nécessaire a l'émergence des mouvements de femme. D'ailleurs nous le verrons dans la deuxième section, toutes les militantes que j'ai rencontrées sont soit étudiantes, soit ayant fait des études. L'indépendance professionnelle et l'autonomie financière sont aussi des passages obligés pour les femmes afin qu'elles puissent être a même de revendiquer leurs droits et leurs libertés. Mais selon l'OCDE (Organisation du Commerce et du développement économique), la participation active des femmes de 15 à 64 ans serait seulement de 24,3% en Turquie contre 62% dans l'Union Européenne en 2001 et aurait même baissé en Turquie depuis 1981 où il était à 35% en Turquie. (Chiffres tirés du rapport « Les femmes sur le marché du Travail : évidence empirique sur les rôles des politiques économiques dans les pays de l'OCDE »).38 Les organisations féministes dénoncent aussi une présence des hommes sur le marché du travail nettement plus importante que les femmes et ce quelque soit leur niveau d'étude, puisque le taux d'emploi des hommes n'ayant reçu qu'une éducation primaire voire moindre est nettement supérieur à celle des femmes diplômées39. Dans les zones rurales, l'accès a l'école des jeunes filles seraient aussi très limité. Ainsi selon les chiffres du Parlement européen plus un demi-million de jeunes filles ne fréquentent pas l'école qui est pourtant obligatoire40. Toujours selon le Parlement européen 1/5 des femmes en Turquie ne saurait ni lire ni écrire, et 1/2 femmes dans les régions rurales. On remarque aussi que dans les régions rurales le taux de mariage juvénile est bien plus élevé. En effet le poids des traditions étant encore prégnant dans bon nombre de famille et ce surtout dans les régions rurales, la jeune fille est alors destinée à être une bonne 38 Rapport de l'OCDE (Organisation du Commerce et du Développement Economique), « Les femmes sur le marché du Travail : évidence empirique sur les rôles des politiques économiques dans les pays de l'OCDE », revue économique de l'OCDE, n°37, 2003/2 39 Chiffres tirés de l'article OVIPOT (Observatoire de la Vie Politique Turque)«La situation de la femme turque, enjeu encore et toujours des réformes les plus urgentes» (mai 2008) http://ovipot.hypotheses.org/ 40 Chiffres tirés de l'article de l'OVIPOT, Ibid. épouse dévouée et soumise à son mari, une bonne mère, et dont toutes les taches domestiques lui incombent. Certaines familles ne voient donc pas l'utilité pour leurs filles d'aller a l'école et d'apprendre a lire et a écrire. Beaucoup de femmes travaillent aussi de manière informelle dans l'agriculture et ne sont pas payées, 50% dans les zones rurales selon l'article de l'OVIPOT. En 2009, les hommes seraient 70,5% sur le marché du travail turc contre 26% des femmes travaillant. Et les femmes auraient des ressources financières moindres du fait qu'elles occupent des emplois peu qualifiés et même quand elles occupent le même poste, elles sont payées 20% à 30% moins. Et 59% des femmes ne bénéficient d'aucune couverture sociale. 41Sous la pression de l'Union européenne, la Turquie a réformé le code du Travail pour encourager le Travail des femmes, mais cela reste encore théorique et peu appliquée dans la pratique. Si l'augmentation des femmes instruites et ayant fait des études supérieures entraînent une augmentation de leur « prise de conscience », et donc de leurs revendications sur les égalités hommes/femmes, de même que cela augmente leur entrée sur le marché du travail et par ce biais leur indépendance financière, au vu des chiffres du Parlement européen cette évolution reste très inégale selon les régions en Turquie, et selon les zones rurales ou non, de même qu'elle est loin d'être satisfaisante. Il relève ici d'un cercle dont il semble difficile de sortir; dans les zones rurales, les schémas traditionnels restent fortement présents, le taux d'instruction des femmes reste faible, le patriarcat familial reste donc très puissant, l'oppression des femmes allant de pair, avec un très fort taux de violence domestique. La violence domestique faîte aux femmes : un fléau national en Turquie Ainsi selon un réseau de plusieurs ONG42, le taux de mariage juvénile s'élève a 37% en Turquie, et jusqu'à 68% dans les régions sud de l'Anatolie. Selon un rapport de l'ONU de 2009, près de la moitié des femmes en Turquie sont victimes de violence conjugale, 42% sont victimes d'agressions physiques et sexuelles, 44% physiques et psychologiques43. Selon les organisations de femmes et féministes actuellement 3 femmes meurent tous les jours en Turquie des couts de leurs maris, frères, ou pères. Dans ce chiffre sont inclus les crimes d'honneurs, selon lesquels un membre de la famille va décider de punir une jeune fille ou femme en lui ôtant la vie pour avoir commis un comportement jugé « immoral » (relation sexuelles avant le mariage, refus d'un mariage arrangé, ayant eu un mode de vie trop « a l'occidentale », ou ayant eu des rapports sexuels forcés...). La réforme du code pénal de 2004 a permis que le viol 41 Chiffres tirés de l'article de l'OVIPOT, Id. 42 Chiffres tirés de l'article de l'OVIPOT, Id. 43 Rapport United Nations Entity for Gender Equality and the Empowerment of Women, «It's time to empower Women and Girls» http://www.endvawnow.org/ soit considéré comme un crime devant être jugé par la loi et non pas par les codes de l'honneur familial. De même les membres impliqués dans un crime d'honneur ne devraient plus se voir accorder une réduction de peine, sous prétexte d'avoir voulu « laver l'honneur de la famille ». Mais ces mesures ont beau avoir été prises par la justice, il est difficile de voir si évolution il y a eu ou non, et difficile aussi d'obtenir des statistiques fiables. Bon nombre de crimes d'honneurs seraient ainsi maquillés en suicide, ainsi dans certaines régions comme Þanlýurfa (sud est de l'Anatolie), l'organisation « Women`s Association Federation », il y aurait eu 149 suicides de femmes en 2011 et 125 en 2010.44 Vrais suicides ou suicides maquillés ? Difficile de savoir, mais la mortalité féminine est élevée et il semblerait que la l'oppression familiale en soit la cause principale. Les tests de virginité aussi ont été maintenus sur plainte, avec autorisation du juge et du procureur sans le consentement de la jeune fille. Des lacunes dans la mise en place des mesures de protection des femmes Comme l'indique le rapport de Human Rights Watch du 4 mai 201145, les femmes et les jeunes filles seraient a la merci de la violence domestique dans l'ensemble du pays à cause de lacunes dans le système légal et institutionnel turc. Les protections vitales comme les ordonnances de protection délivrées par les tribunaux et les centres d'accueils d'urgence resteraient hors de portée pour de nombreuses victimes de loi et de défaillance dans son application. Dans les mauvais traitements subies par des femmes et des jeunes filles âgées de 14 à 65 ans interrogées par Human Rights Watch, « certaines ont été violées, poignardées, frappées a coup de pied alors qu'elles étaient enceintes(...)» Tous ces abus se seraient produit dans toutes les régions de Turquie est indépendamment des classes sociales et du niveau d'éducation. Sous la pression de l'Europe, des réformes pénales ont été adoptées. Les femmes peuvent solliciter une ordonnance du juge ou du procureur en cas de violence domestique permettant de la placer a l'abri du mari, et d'interdire au mari d'avoir tous contacts avec elle ou les enfants. Mais en réalité, les juges et la police manqueraient à leur devoirs et renverraient la plus part du temps les femmes chez elles, alors que celles qui ont le courage de s'adresser a un tiers sont en général celles qui sont victimes de violences extrêmes. D'autre part la loi prévoit la construction de centres d'accueil pour les femmes ayant subies de viols ou des agressions physiques dans les municipalités de plus de 50 000 habitants. Cette loi est loin d'être appliquée, et dans le 44 Article « Rising rates of women's suicides ring alarm bells in Þanlýurfa» (paru en 2011) http://www.hurriyetdailynews.com 45 Rapport de HUMAN RIGHTS WATCH «He loves you; he beats you»: http://www.hrw.org/en/reports/2011/05/04/he-loves-you-he-beats-you cas où les centres sont construits ils sont souvent mal gérés, car ils laissent entrer les maris qui viennent récupérer leurs femmes. Donc même si des réformes ont été faîtes permettant l'amélioration du code législatif en faveur de l'égalité des femmes, et de leur protections contre la violence domestique, force est de constater qu'il ya encore de fortes lacunes. Synthèse La loi ne suffit donc pas à changer les mentalités. La Turquie et les Nations Unies travaillent de manière très proche sur les mesures d' « empowerment » des femmes, c'est-à-dire à aider les femmes à acquérir du pouvoir et à sortir des schémas traditionnels, par l'éducation, l'indépendance financière, et les associations de femmes favorisant « prise de conscience )) et solidarité. L'intensification de la coopération entre le gouvernement et la société civile, c'est-à-dire les organisations féminines et de femmes rassemblées en plateforme, réseaux et coalition, afin de permettre une sensibilisation des femmes d'abords et du reste de la société ensuite en passant par les institutions sensées les protéger. Le mouvement des femmes et sa lutte est donc primordial dans l'émancipation des femmes elles mêmes et dans le changement des mentalités de la société ensuite. Dans la deuxième section nous allons donc attacher plus particulièrement d'importance aux mouvements des femmes, a leurs luttent, et a leurs manières de s'émanciper. |
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