II) Des facteurs macro sociaux offrant des
opportunités aux mobilisations féministes
A) De l'émergence de la société civile
dans les années 80
Le contexte politico-culturel turc, comme nous venons de le
voir présente des puissants symboles de ségrégation entre
les hommes et les femmes. Cette ségrégation et cette
hiérarchie des normes sociales de genre ne peuvent être les seuls
facteurs d'opportunité a l'émergence des mouvements de femmes et
féministes. Certes ce contexte oppresse les femmes, et ce dans toutes
les sphères de leur vies publiques et
36 Nilüfer GOLE, Musulmanes et modernes :
Voiles et civilisations en Turquie, Editions La découverte,
réédité en 2003
privées. Mais nous allons voir que les changements
politiques et économiques des années 80 sont essentiels dans
l'émergence des mouvements de femmes, ils peuvent même être
considérés comme l'évènement- rupture
déclencheur. En effet les années 80 ont vu l'émergence de
la société civile et donc en son sein l'émergence du
mouvement des femmes et féministes. La société civile peut
se définir comme (( une vie associative opérant sur la base des
droits civils et des libertés, pouvant se positionner contre l'Etat, et
étant lié a la libéralisation économique, et a
l'individualisme », mais aussi entant que (( vie sociale pouvant
s'organiser sans l'interférence de l'Etat, et coordonner ses
activités au travers d'organisations basées sur le volontariat,
et pouvant transférer des demandes à la sphère politique
via cette organisation » 37 La société civile peut aussi
être relié au processus de démocratisation, car elle limite
le pouvoir d'un « Etat fort », en protégeant les droits et
libertés des individus, tout en étant elle-même
reliée au processus de démocratisation sans lequel elle
n'existerait pas. Le mouvement des femmes en tant qu'il s'organise de
lui-même, indépendamment de l'Etat, protégeant les
libertés et les droits des femmes, et formulant des requêtes a
l'Etat, donc faisant l'intermédiaire entre la société et
l'Etat, est donc un mouvement de la société civile, et a un
impact sur la vie sociale et politique de Turquie.
Tradition d'un Etat fort
Le contexte de la Turquie est spécifique et
l'émergence de la société civile y semble bien plus
tardive que dans les pays européens. Pour le comprendre, il faut
reprendre le fil historique au début des fondements de la
République de Turquie par Mustafa Kemal Atatürk en 1923.
Atatürk voyait en les puissances européennes des modèles
à suivre pour rendre la Turquie moderne, en faisant d'elle un
Etat-nation, fort, laïc et (( développé )) tant au niveau de
l'industrie, que des lois, du « mode de vie )) qu'il voulait à ((
l'occidentale )). L'Etat était alors considéré comme un
agent dominant dans le processus de modernisation de la Turquie, c'est le
début de la tradition de « l'Etat fort )) en Turquie. L'Etat est
alors l'acteur privilégié et souverain agissant de manière
complètement indépendante de la société et assumant
totalement son rôle à la changer par le (( haut )). La
manière de gouverner était elle aussi centrée sur l'Etat,
et marquait l'unité entre l'Etat et la nation, ainsi qu'entre les
intérêts nationaux et les intérêts de l'Etat.
L'idéologie développementaliste nationale devint alors l'une des
principales idéologies. Et l'Etat développa l'économie
selon un mode d'économie planifiée et tourné vers
l'intérieur. Il n'était alors pas question de parler de la
société en termes de droits et de libertés individuelles,
ni d'individualisme, de pluralisme, ou encore de participation
démocratique. La société devait être organique,
homogène et
37 KEYMAN (( Turkish politics in a changing world:
Global Dynamics Transformations », 2007, Bilgi Universitesi
monolithique afin de servir au mieux les intérêts
nationaux. Pour l'élite kémaliste c'était la seule
façon de rendre la Turquie moderne. Cette hégémonie de
l'Etat sur la vie sociale, économique et sociale dura même
après la transition démocratique de la Turquie dans les
années 45, marquées par le début du système
multipartiste parlementaire, alors qu'avant il n'y avait qu'un parti unique le
Parti Républicain du Peuple. La société civile
était donc complètement inexistante et ce jusque dans les
années 80. Il y avait certes des organisations sociales (syndicats,
coopératives, associations), mais existant dans le but unique de
soutenir le processus de modernisation et la cohésion de
l'identité nationale.
Une libéralisation économique et
politique marquant l'émergence de la société
civile
Les années 80 marquent réellement la rupture
avec la tradition d'un Etat au pouvoir hégémonique. D'abord de
part les changements économiques mondiaux, et de leurs
répercussions sur la vie économique turque. L'émergence et
le développement du néolibéralisme et de l'économie
de libre marché ne s'accordant plus du tout avec l'idéologie
développementaliste nationale turque, et une économie
tournée vers l'intérieur du pays et non vers l'extérieur
du pays. L'économie planifiée va donc être remplacée
par des politiques de libéralisation du marché, et donc
d'exportation. L'idéologie de développement national perd alors
un peu de son poids, car elle n'est plus considérée comme
étant la seule à dicter les règles économique, et
donc à dicter toutes les règles. Avec la libéralisation
économique naissent peu à peu l'individualisme, au sens ou les
gens se mettent peu à peu à penser à leur
intérêts propres avant de penser a celui de l'Etat, on voit par
exemple se développer entres autre l'entreprenariat. Mais aussi
l'idée d'Etat minimal, commence a germer, en effet selon ce concept,
moins l'Etat intervient, mieux l'économie se porte. Mais la
libéralisation n'est pas seulement économique, elle est aussi
politique. En effet cette période correspond aussi a l'après coup
d'Etat. Le coup d'Etat militaire de 1980 a 1983, dissout le parlement, des
partis seraient jugés« trop à gauche )) ou « trop
à droite )) comme le parti islamique, et risqueraient selon
l'Armée, qui représente un véritable poids en Turquie, de
mettre en péril les valeurs de la République. Après cette
intervention militaire de trois ans, de nouvelles élections ont eu lieu,
et les gens ont décidés de voter l'ANAP (Parti de la mère
patrie), qui représentait alors la seule opposition aux interventions
militaires, ce qui marque la volonté du peuple à plus de
libertés et l'aspiration vers un processus de démocratisation.
L'ANAP va être l'instigateur du début des politiques de
décentralisation du gouvernement, de la privatisation des entreprises
économiques de l'Etat, et la réorientation de l'économie
nationale vers une économie de marché. Des enjeux comme la
pollution, la santé publique et le tourisme commencent a être mise
sur l'agenda politique, qui comporte aussi de plus en plus de politiques
publiques. De plus avec l'ANAP, l'opposition n'est plus rejetée comme
auparavant, ce qui permet l'émergence des débats publics sur la
place publique, et le développement de l'opinion publique, qui est une
condition sine
qua none de la démocratie. Emergent donc des mouvements
sociaux comme le mouvement islamique se revendiquant en tant qu'important
acteur culturel, politique, et économique et revendiquant la
participation aux prises de décisions politiques,
dénonçant la tradition de l'Etat-fort et séculaire,
brimant leurs libertés de culte et culturelles. Apparaît aussi le
mouvement kurde, critiquant la vision hégémonique d'une
société homogène et monolithique, dans laquelle ils sont
marginalisés et discriminés. Mais aussi les mouvements gauchiste,
les écologistes, et notamment le mouvement des femmes.
De l'émergence de la société
civile a l'émergence des mouvements de femmes
C'est donc dans ce contexte de libéralisation
économique, et politique, permettant un développement de
l'opinion publique et l'émergence de divers mouvements sociaux formant
la société civile, que le mouvement des femmes a donc
véritablement émergé, en tant que véritablement
indépendant de l'Etat et luttant d'abord et avant tout pour la cause des
femmes et leurs droits et non pour la cause de l'Etat, comme le
féminisme d'Etat, que nous avons abordé dans la première
partie. Le mouvement des femmes des années 80, influencé par
l'international, et notamment par les mouvements féministes
européens conteste pour la première fois les systèmes
patriarcaux présents dans la famille, l'Etat, l'armée et le
capitalisme. Elles défendent aussi les droits des femmes et luttent
contre la violence domestique, véritable fléau qui traverse la
Turquie encore a l'heure actuelle. En 1987, la première manifestation
des femmes contre la violence faîte aux femmes marque le début de
l'émergence et du développement de ce mouvement, qui n'aurait
peut être pas encore vu le jour sans ses bouleversements
économiques, politiques et sociétaux. Dans la deuxième
sous partie, nous verrons que bien que la Turquie est connue de
véritables changements depuis les années 80, et que le processus
de démocratisation est en marche, notamment grâce au
développement de la société civile et de la participation
politique, la situation des femmes a l'heure actuelle est loin d'être
satisfaisante. Le mouvement des femmes, dans les années 80, a en effet
montré qu'une « prise de conscience » des femmes de leurs
droits , et de leurs libertés avait été possible, et que
celles-ci se sont dès lors organisées en coopérative,
associations, indépendamment de l'Etat pour revendiquer leurs droits,
qui sont aujourd'hui toujours pas appliqués. La coopération entre
le mouvement des femmes et l'Etat est indispensable pour venir a bout de
l'oppression des femmes turques, et de la hiérarchie des genres
omniprésente dans cette société.
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