C) La femme turque comme symbole du projet de modernisation
de Kemal Atatürk
Le « State Feminism »
L'idéologie kémaliste a été un
projet de civilisation ayant un impact fondamental sur la société
turque depuis la fondation de la République de Turquie en 1923, et
jusqu'à aujourd'hui. Les nombreux portraits d'Atatürk, et
fêtes en son honneur nous le rappelle sans cesse en Turquie, la
République de Kemal Atatürk a laissé des traces. En 1923
donc, il instigue un projet de civilisation à la fois de modernisation,
et de sécularisation de la Turquie. Dans ce cadre de nombreuses
réformes furent menées amenant de nombreux changement pour
l'ancien empire Ottoman, le but étant d'amener la Turquie au rang des
puissances voisines occidentales. C'est dans ce contexte que de nombreuses
réformes en faveur des femmes ont vu le jour. Parmi elles, le droit de
vote aux élections locales en 1930, puis nationales en 1934. Le
gouvernement encourageait les femmes à ne plus porter de voile, à
entrer dans les universités, à avoir des professions
exclusivement convoitées auparavant par les hommes (en médecine,
en droit, en politique...). Nous appelons « State Feminism » ou
féminisme d'Etat ces réformes en faveur des femmes et la
politique de visibilité et de participation des femmes dans la
sphère publique. Entre 1920 et 1938, 10% des universitaires
graduées étaient des femmes (selon article Jenny B
White33), ce qui marque une nette progression. Un code civil
remplaça les lois islamiques, et confèrent aux femmes des droits
civils égaux aux hommes, les mariages polygames sont interdits, les
femmes peuvent depuis initiés un divorce, et elles acquièrent une
égalité dans les droits de propriété.
Néanmoins il reste inscrit dans le code civil et ce jusque dans les
33 Jenny B WHITE, «State Feminism, Modernization
and the Turkish Republican Woman» NWSA Journal, volume 15
années 90, que le chef officiel est le père, et
que la femme a besoin de sa permission pour voyager, ou pour travailler a
l'extérieur de la maison. Mustafa Kemal voyait un idéal
féminin qui ne correspondait pas aux différentes valeurs de la
population. Pour lui les femmes devaient représenter la modernité
et la sécularisation, et cela devait être visible. Il insistait
donc sur la mode vestimentaire à « l'occidental ~, l'interdiction
du voile a l'université, et la présence des femmes dans l'espace
publique. Cette visibilité des femmes habillées à «
l'occidentale » et « émancipées ~ était d'autant
plus importante pour Mustafa Kemal qu'elle représentait le symbole de la
récente modernité de la Turquie. Les femmes qui part tradition,
ou religion voulaient se couvrir la tête se retrouvaient exclues de la
République de Kémal, dans le sens où elles ne
représentaient pas la « femme idéale », la citoyenne
cultivée, moderne, et urbaine. Les femmes portant le voile
étaient critiquées d'ignorance et d'être
arriérées et renvoyaient a l'ancien Empire ottoman. L' «
anatolienne idéale » était certes « moderne » et
cultivée, mais selon Mustafa et l'élite kémaliste, elle
devait néanmoins rester chaste, vertueuse et dévouée
à son mari et ses enfants, la fonction première de la femme
étant la « motherhood », la maternité34.
Cette émancipation des femmes par l'Etat reste donc limitée,
puisque les femmes ne sont pas actrice des changements mais sont les
instruments symboliques d'un projet de modernisation. Malgré les signes
extérieurs d'émancipation des femmes, la société
turque reste socialement et sexuellement profondément conservative, et
ce même dans les villes. Tout ce qui relève du mauvais traitement
des femmes ne concerne pas le féminisme d'Etat turc. Mustafa
Kémal marqua en effet le début de la tradition de « l'Etat
fort », avec lequel il n'y a aucune place pour la société
civile, pour les droits de l'homme et les libertés individuelles, et
à une quelconque opposition. Atatürk ferma en effet en 1923, le
Premier Parti Républicain des femmes. En 1935, il laisse la
Fédération des femmes turques participer au Congrès
féministe international se déroulant à Istanbul, puis
dissout la fédération juste après prétextant
qu'elle « n'avait plus lieu d'être, tous les droits en faveur de
l'égalité hommes/femmes ayant été accordés
». Les féministes des années 80 dénoncèrent
plus tard, le fait qu'Atatürk avait utilisé
l'évènement du Congrès féministe international pour
montrer aux puissances européennes à quel point les femmes
turques étaient cultivées et émancipée, ceci «
révélant la modernisation de la Turquie ».
Le projet kémaliste de
civilisation
Le projet de civilisation de cet Etat volontariste
kémaliste révèle lui aussi l'utilisation femmes comme
d'un instrument symbolique de projet politique, et a eu des
34 Nilüfer GOLE, Musulmanes et modernes
: Voiles et civilisations en Turquie, Editions La découverte,
réédité en 2003
répercussions sur l'émancipation des femmes en
tant qu'il a bridé leur expressions individuelles et leur réelles
participations sur la scène publique. Le féminisme d'Etat du ((
Père fondateur ~ n'est pas a proprement parlé un
féminisme, puisque les femmes ne sont pas actrices de ce projet.
Néanmoins on ne peut nier que toutes ces réformes ont eu un
impact sur la situation des femmes ne Turquie, en augmentant par exemple
considérablement leur accès a l'Université, et ce
même si les réformes ont mis et mettent encore beaucoup de temps a
atteindre les régions rurales. (L'analphabétisme y reste
élevée et les mariages juvéniles fréquents). En
encourageant les femmes à avoir les mêmes professions que les
hommes et à être présentes sur la sphère publique,
les réformes ont pu d'une certaine manière « préparer
le terrain » à l'émergence des mouvements des femmes et
féministes dans les années 80. Ainsi selon Nilüfer Göle
(( La question de la femme (en Turquie) est au coeur de ces transformations. La
femme est la pierre de touche, à la fois du changement historique comme
projet de civilisation, mais aussi de l'organisation sociale islamique
fondée sur la ségrégation des sexes ».
35Ainsi en Turquie, tiraillée entre deux idéologies,
deux projets de société, l'un moderne, laïc, et volontariste
(le projet kémaliste), l'autre traditionnel, religieux, et
libéral (projet islamique), la visibilité de la femme qu'elle
soit voilée, ou (( occidentalisée )) semble être
l'instrument symbolique de ces projets politiques. Nous avons vu que la
ségrégation des sexes était fortement ancré dans
les interprétations islamiques, le rôle de la femme y étant
fondamental pour la sauvegarde de l'ordre social et de l'honneur de la
communauté. Mais la hiérarchie des rôles de genre n'est pas
propre a l'Islam, puisque nous la retrouvons dans les représentations
nationalistes, ainsi que le projet de modernisation kémaliste qui se
veut pourtant porteur de la modernité et d'égalité.
Nous aborderons dans une deuxième partie l'impact que
ces cadres culturels ont pu avoir sur la situation actuel des femmes en
Turquie. Cette hiérarchie des représentations de genre, et des
rôles de genre ensuite sont omniprésents dans les cadres culturels
du contexte turc, et fournissent en eux même un des aspects des
structures d'opportunité a l'émergence des mobilisations de
femmes et féministes dans les années 80. Nous aborderons donc
aussi l'émergence de la société civile dans les
années 80, dans laquelle s'inscrit l'émergence des mobilisations
féminines. Le projet de civilisation turc tel que Kémal le
définit sera appliqué en Turquie jusque dans les années
80, ne reconnaissant aucun espace autonome a l'individu, a la
société civile, a l'économie de marché en dehors de
l'Etat. Ainsi selon Nilüfer Göle (( la modernisation turc ne s'est
pas effectuée a partir de force créative et entreprenante de la
société civile, qui aurait elle-même été
édifiée sur la base de la différenciation et du
pluralisme. C'est au contraire un projet de civilisation qui a oeuvré a
l'encontre de la mémoire, du tissu social, des appartenances et des
valeurs traditionnelles. (..) l'Islam
35 Nilüfer GOLE, Musulmanes et modernes :
Voiles et civilisations en Turquie, Editions La découverte,
réédité en 2003
populaire, étranger aux valeurs nationalistes, a
été repoussé hors de l'histoire par ce projet de
modernisation des élites »,36 d'oü un regain des
mouvements islamistes dans les années 80 comme acteur social et
politique. Ainsi malgré la complexité de l'histoire
politico-culturelle turque, il est intéressant de constater que quelque
soit les courants de pensée divergents qui la traverse, la
hiérarchie des normes de genre, les représentations du
féminin selon lequel la femme est passive, doit être caché,
et assignée aux tâche domestique de la sphère
privée, alors que l'homme est actif, exposé, et dans la
sphère publique, y sont ancrées et présentes, et que
d'ailleurs on les retrouve dans beaucoup de pays voisins, et même si les
représentations symboliques sont différentes en France, puisque
nous n'avons pas les notions « d'honneur », de «
communauté », la hiérarchie de genre y est tout aussi
présente.
Synthèse
Nous avons abordé dans cette partie la
représentation de la Femme dans l'imaginaire collectif, imaginaire
faisant écho aux traits culturels caractéristiques de la
société turque. La représentation du féminin en
tant que rapport hiérarchique genré est essentielle car elle se
répercute sur la situation des femmes en Turquie et leur oppression,
terreau de frustrations essentiel dans l'émergence des mobilisations.
Finalement la femme est représenté comme soumise, chaste, fragile
et objet, quelque soit les intentions et les projets politiques, que ce soit
dans les différentes interprétations islamiques, dans les
poèmes nationalistes, ou dans la vision politique soit disant
égalitaire et moderne de Mustafa Kemal Atatürk. Nous allons donc
dans la partie suivante étudier comment à partir de cette
représentation du féminin ancré dans la culture turc, des
mobilisations de femmes vont émerger.
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