B) Le (( travail )) émotionnel au sein des
organisations
D'autres parts Verta Taylor parlait dans son article,
74du travail émotionnel créé par les
organisations avec leurs membres. Nous nous basons ici encore sur la
théorie de Joan Acker75, selon laquelle a la
différence des organisations basées selon l'éthique du ((
travailleur masculin )), les organisations de femmes cultivent des formes
structurelles différentes comme l'affichage libre des émotions,
de l'empathie, et une attention
73 Tirée des entretiens réalisés
en anglais avec 5 militantes (trois à Lambda, deux à Amargi),
âgées de 21 à 35ans, entretiens effectués à
Istanbul en Turquie
74 Verta TAYLOR, ((Gender and Social Movements: Gender
Processes in Women's Self Help Movements )), Gender and Society, Vol
13, N°1,(1999), p8-33
75 Joan Acker, in Olivier FILLIEULE, Le Sexe du
Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement, Edition
Science Po Les Presses, (2009)
particulière aux biographies des participantes. Mais
cette logique féminine ne se retrouverait pas seulement chez les femmes,
ainsi selon les études de Hickman76, certains hommes
activistes participant au groupes de soutien de femmes (dans le cas du
mouvement de soutien aux femmes en dépression post-partum) motiveraient
d'autres hommes a dépasser ce détachement émotionnel et
cette inexpressivité et à dire à leur femmes leur
ressenti. Il est donc important de rappeler que toute organisation de femmes ne
suit pas forcément une logique féminine77, il faut
donc faire attention à ne pas généraliser, et plaquer
cette (( logique féminine trop rapidement à toutes mobilisations
de femmes. Il convient (( d'examiner la logique de genre des structures de
mobilisation des mouvements afin de reconnaître son
impact)).78 C'est Arlie Hochschild (1979) qui parle la
première de « emotional work )) ou travail émotionnel pour
désigner le travail que les individus hommes et femmes doivent fournir
sur leur émotions sur le lieu de travail, émotions qui ne sont
pas sollicitées de la même manière pour les femmes et pour
les hommes et selon la profession. Les hôtesses de l'air par exemple sont
très sollicitées sur un ensemble de qualités telles que la
séduction, la capacité maternante, le
dévouement..etc79. Dans l'étude de Danièle
Kergoat sur « Coordination d'infirmières )), on retrouve cet ((
emotional work )) auxquelles les infirmières doivent se conformer, sans
pour autant être payées pour ses qualités qui ne sont pas
considérées comme des qualifications mais comme étant
naturel. A l'inverse les hommes doivent aussi dans certaines professions faire
preuve de travail émotionnel, et s'empêcher de montrer toute
émotion, ou empathie, ou encore (( mobiliser des affects qui sont
associés aux valeurs viriles )).80 Certains salariés
devant mobiliser ces émotions toute la journée, seraient
épuiser mentalement, ou plus capable d'exprimer leurs véritables
émotions en privé. Cheryl Hercus en s'inspirant des travaux de
Verta Taylor et Mya Marx Ferree fait de nouveaux travaux de recherche en
prenant en compte l'émotion dans les mobilisations sociales de femmes
aux Etats-Unis81. Elle observe par exemple que la colère est
une
76 Hickman, in Verta TAYLOR, ((Gender and Social
Movements: Gender Processes in Women's Self Help Movements )), Gender and
Society, Vol 13, N°1,(1999), p8-33
77 Verta TAYLOR,Ibid.
78 Verta TAYLOR, Ibid.
79 Arlie HOCHSCHILD, in Chrsitine GUIONNET et Erik
NEVEU, (2009) Féminins/Masculins: Sociologie du Genre,
Collection U, Edition Armand Colin
80 Chrsitine GUIONNET et Erik NEVEU,Ibid.
81 Cheryl HERCUS (( Identity, Emotion, and Feminist
Collective Action )), Gender & Society, Vol 13, N°1, Part 2,
(1999), p 34-55
des émotions (( moteurs » des mobilisations
sociales. Les mobilisations sociales, et notamment les manifestations auraient
la fonction de légitimer (( l'expression d'une indignation morale et
d'une colère juste ». En effet, dans la continuité des
travaux de Hochschild, Verta Taylor montre que les organisations de femmes
transformeraient les émotions destructives comme la honte, la peur et la
dépression, en une émotion active comme la colère. Ainsi a
l'inverse du « travail émotionnel » subit par les
employés d'une organisation, selon Hochschild, les organisations
féministes produisent un (( travail émotionnel » positif
avec leurs militantes, et qui résiste aux normes sociales. En effet, non
seulement ce travail de transformation d'émotions destructives en
émotions plus positives comme la colère est réellement
bénéfique pour les femmes pour leur équilibre. Mais aussi,
le fait de pouvoir exprimer des émotions culturellement vues comme ((
déviantes » par la société, comme le sont la honte,
la dépression, la peur, et la colère notamment de la part des
femmes permet d' offrir à ces femmes le moyen d'être autre que le
modèle de femme renvoyée par la société. Et en ce
sens cela pourrait aider particulièrement les femmes comme une
thérapie, non seulement en les soutenant psychologiquement, mais aussi
dans leur émancipation personnelles. En effet sur le terrain, il a
été remarqué que certaines militantes étaient
dépressives, avant d'entrer dans ces organisations, elles avaient subie
des violences psychologiques de la part de leur famille, notamment chez les
LBT, des humiliations, des insultes et parfois même des agressions
physiques (comme le harcèlement sexuel ou le viol). Eceme (21 ans de
Lambda) témoigne de sa propre expérience et dit (( c'était
dur de trouver la force de venir ici (...) ma mère me disait que
l'association était comme le (( Hezbollah » (en Turquie les
activistes sont parfois considérées comme des terroristes),
qu'ils m'utilisaient et qu'ils allaient me laver le cerveau, elle
réagissait si mal, c'était une forme de violence psychologique,
elle disait que la police m'observait et qu'ils prenaient des photos de moi,
elle essayait de m'humilier(...) on se battait souvent avec ma mère
à cause de mon orientation sexuelle ».82 Eceme
était en dépression lorsqu'elle est entrée a Lambda, elle
avait 17ans. Pendant l'entretien elle répète souvent (( je me
sens forte grâce à Lambda (...) Ici on peut reprendre des forces..
». Ce n'est pas la seule, toutes les militantes interrogées
à Lambda ou à Amargi parlent de se sentir plus forte et d'avoir
repris confiance en elles. Pour beaucoup de militantes, qui on souffert
auparavant les groupes de soutien comme Lambda et Amargi sont de
véritables soutien émotionnel, affectifs et psychologique.
(( Changing the world is a serious business, but the emphasis
during this workshop will be on the need for feminists to enjoy ourselves-to
laught and sing and dance-as we go
82 Tirée des entretiens réalisés
en anglais avec 5 militantes (trois à Lambda, deux à Amargi),
âgées de 21 à 35ans, entretiens effectués à
Istanbul en Turquie
about the important work of the revolution
».83 Cette phrase souligne l'importance du rire, de la chanson,
de la danse, dans les ateliers proposes dans ce groupe de soutien aux femmes.
En deux mots la joie est très importante, (( si on veut changer les
choses, il faut d'abord retrouver la joie et retrouver goût a la vie
». Les entretiens menés, et les observations des ateliers, des
projections de films montrent qu'effectivement l'ambiance semble très
joyeuse, festive, et détendue. Cette joie distillée dans les
diverses actions et évènements organisées par les
associations est fondamentale et aussi caractéristique de cette ((
logique féminine ». Les fonctions psychologiques,
thérapeutiques, émotionnelles et affectives sont des traits
caractéristiques de l'activisme féminin semble t-il et sont
vraiment bénéfiques aux femmes, dans l'amélioration de
leurs états psychologiques pour certaines et dans l'accompagnement vers
l'épanouissement personnel.
Synthèse
Il a d'abord été montré dans cette partie
que les deux organisations Lambda et Amargi permettaient en créant des
espaces de liberté et de créativité de permettre aux
femmes de se détacher du modèle féminin normé, et
de choisir d'être une femme émancipée du rapport
hiérarchiques des normes de genre, ou bien encore de remettre en
question ces catégories binaires de genre (pour les identités
Queer et Transgenre). En cela Amargi et Lambda ont un impact sur l'ordre
social, et la construction sociale du genre, en tant qu'elles créent des
formes de résistances a la norme du féminin. Ensuite nous avons
vu que ces organisations produisent un (( travail émotionnel » avec
les militantes en leur permettant d'une part d'exprimer les émotions
considérées culturellement comme déviante, mais aussi en
transformant les émotions (( négatives » comme la honte, la
dépression et la peur, en émotions positives comme la
colère, moteur des mobilisations sociales. Ce travail émotionnel
jouant le rôle dans certains cas d'outils thérapeutiques et
d'émancipation personnelle.
83 Phrase tirée d'un atelier
féministe auquel Cheryl Hercus a assisté au Personal Growth
Centre, 1991, in Cheryl HERCUS (( Identity, Emotion, and Feminist Collective
Action », Gender & Society, Vol 13, N°1, Part 2, (1999),
p 34-55
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