B) Des stratégies d'Action qui suivent une «
logique féminine »
« Line école de vie oil on apprend
à s'émanciper des normes de genre intellectuellement mais surtout
dans le quotidien »
Amargi se présente avant tout comme une (( école
de vie ~. Ce terme n'est en effet, pas anodin, car si les mobilisations
féminines sont considérées comme (( fluide » selon
Gusfield, c'est bien parce que l'une des fonctions premières est
l'apprentissage des femmes a se défaire des normes de genre, oü du
moins a s'émanciper du poids hiérarchique de celles-ci dans la
vie de tous les jours. On pourrait donc appeler Amargi, organisation de (( self
help », ou soutien. Amargi est avant tout une librairie féministe,
et Lambda un (( Culture center », où toutes femmes et hommes
peuvent se documenter. La fonction d'apprentissage intellectuelle a donc
beaucoup d'importance, mais elle prend tout son ampleur dans la
concrétisation de celle-ci dans la vie pratique, l'objectif étant
sa diffusion à toutes les sphères de vie des individus. Alors que
dans les études des mouvements sociaux traditionnels, on ne se
préoccupait que du rapport militant/politique. Ici l'activisme est
considéré comme quotidien, pratique et pragmatique, adaptable a
d'autres sphères comme la sphère conjugale, du travail, ou
familiale. Ainsi Ozge, (de Lambda) définit (( l'émancipation
c'est une pratique quotidienne selon moi ». Anne (de Lambda) fait
référence aux actions militantes de type traditionnel et dit ((
ça m'intéresse pas ces grands discours et ses grandes
théories(...), moi ma lutte elle est dans le quotidien pas dans
l'exceptionnel, ou les élections ». Cette nouvelle vision du
militantisme, semblent faire écho aux études des Nouveaux
Mouvements sociaux61, qui définissent ces types de mouvements
comme
61 Erik NEVEU, Sociologie des Nouveaux Mouvements
sociaux, Collection Repères, La Découverte
revendiquant une identité et un nouveau style de vie.
L'application de la théorie des NMS reste néanmoins critiquable
aux mouvements féministes qui prennent leurs sources dans des mouvements
féministes bien plus anciens, et qui ne serait en fait qu'un seul et
unique mouvement, avec ses fluctuations, ses moments de « silence »
ou de statut quo, selon les conjonctures et les structures d'opportunité
politiques et sociales de l'époque.62
Toutes les militantes d'Amargi et de Lambda témoignent
de la place que ces organisations ont eu dans leurs vie, en les aidant a
s'émanciper des normes de genres qui étaient profondément
ancrées et intériorisées en elles, et qui les ont aider
à changer leur vies petit à petit. Ainsi Hilal résume
« Pur moi se libérer soi même, c'est reconnaître ce que
je veux vraiment, quelle est ma volonté, et commencer à le mettre
en pratique, c'est très important car il y a beaucoup de
frontières pour les femmes à l'extérieur, comme dans nos
propres têtes(...)j'ai appris a changer ma vie petit a petit, c'est
ça le féminisme pour moi, et ça je le dois a Amargi(...)
je ne fais pas de l'activisme pour dire à untel de faire ceci ou cela,
je fais de l'activisme pour moi-même ». Ces organisations auraient
donc un véritable rôle de pédagogie, et de soutien
émancipatoire pour les femmes. Rappelons que nous sommes dans une
société, la Turquie, profondément patriarcale, et que par
conséquent tous les champs institutionnels, social, politiques,
économiques, de l'éducation.. sont très fortement
marqués par un rapport hiérarchique du genre. Les femmes ont donc
très rarement accès a d'autres modèles de genre que le
modèle de « féminin » auquel elles doivent se plier et
qui traverse la société turque. Au travers de la
littérature en libre accès dans ces organisations, puis au cours
des discussions, des meetings, des rencontres avec les autres militantes les
femmes vont découvrir une alternative à ce modèle
traditionnel féminin, qui leur sont assigné depuis toutes
petites.
Ce type d'action d'apprentissage, de pédagogie, et
d'émancipation des normes sociales est privilégié et
primordial dans ces structures de mobilisations. A contrario des structures de
mobilisation étudiés dans les théoriques classiques de
mouvements sociaux, et dans lesquelles les sphères du privé et du
publique sont séparées, les théoriciens ne s'attachant
absolument pas au privé, ici, dans les organisations féministes
et LGBT, vie privée et vie militante sont liées. Pour Gizem
« nous essayons de faire de la politique dans la vie de tous les jours,
afin de la transformer(...) la politique et le quotidien sont reliés
» 63ou encore pour Anne « Pour moi tout est politique(...)
on t'a appris a parler, a pleurer, ou a pas pleurer, a être dedans ou
dehors, a te battre ou pas...et donc a partir de là pour moi l'activisme
c'est du comportement
62 Verta TAYLOR, «Social movement continuity: The
women's movement in abeyance», American Sociological Review,
(1989)
63 Tirée des entretiens réalisés
en anglais avec 5 militantes (trois à Lambda, deux à Amargi),
âgées de 21 à 35ans, entretiens effectués à
Istanbul en Turquie
quotidien ». 64Ainsi à Amargi des
ateliers sont régulièrement organisés, ayant pour
thèmes « la sexualité et le genre », dans lequel sont
abordées les questions de la perception du corps à travers une
perspective féministe relié aux normes de genre, d'orientation
sexuelle, et d'identité sexuelle. Des ateliers cinéma Queer sont
organisés avec des projections de films sur le thème Queer,
portant donc sur l'identité transgenre, la transsexualité,
l'intersexualité, l'activisme lesbien..et la construction sociale du
genre. Après le film une discussion est alors menée. Des ateliers
de selfdéfense sont aussi mis en place. Toujours dans cette optique
« pédagogique », les ateliers sont tenus afin d'encourager les
femmes a s'exprimer, et de ces échanges naitraient les changements.
Un lieu de convivialité et de
plaisirs
Judith Taylor insiste dans son étude sur « les
pratiques consacrées a l'entretien de la sociabilité et la
cohésion du groupe, qui sont accomplies sur un mode informel ».
65 Temma Kaplan parle de « communauté du mouvement
social, dans laquelle les réseaux d'activistes seraient organisés
de manière informelle ».66 A Amargi et à Lambda,
la convivialité est très importante et présente, ainsi que
la notion de plaisirs, de joie liée à cette convivialité,
tout comme les relations d'amitié. Ainsi les militantes Ozge, Anne et
Gizem décrivent successivement leurs organisations comme « un
centre culturel, où les gens viennent ensemble boire un thé et
discuter », « les gens sont drôles, l'endroit est chouette, et
l'été les gens viennent profiter de la terrasse », «
c'est vraiment sympa, nous sommes si content de nous revoir, et nous aimons
être ensemble et faire des choses ensemble ». Des brunchs sont
organisés le dimanche chaque semaine à Amargi, qui fait aussi
office de Café tous les jours, tandis que des soirées ainsi que
des projections de films sont organisées à Lambda sur un mode
très convivial avec pop corn, gâteau, thé. Chez les
militantes de ces deux organisations, on est avant tout content de se voir et
de discuter autour d'un thé, ou d'un bon petit déjeuner. En quoi
la convivialité est elle importante au sein de ces organisations ? Cela
permet une cohésion de groupe, plus les militantes se connaissent et
s'apprécient, plus cela facilite les prises de décision ainsi que
l'organisation des actions. Poletta parlerait de « proximité
affective et d'entre-soi qui jouerait un rôle d'empowerment
».67 La convivialité permet non seulement de
créer des relations
64 Tirée des entretiens, Ibid.
65 Judith TAYLOR, in Olivier FILLIEULE, Le Sexe du
Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement, Edition
Science Po Les Presses, (2009)
66 Temma KAPLAN, in Ibid.
67 Fransesca POLETTA, in Olivier FILLIEULE, Le
Sexe du Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement,
Edition Science Po Les Presses, (2009)
personnelles entre militantes, qui permet un type (( de
soutien très individuel )), 68 entraînant la prise de
confiance en elles des femmes et les rendant plus fortes. Ce tissu de relation
ainsi crées par le biais de la convivialité entre autres
permettrait de renforcer cette (( communauté de femmes )), de renforcer
la solidarité interne, ainsi que la cohésion de groupe. Ainsi
dans ces mobilisations de femmes, parler de sa vie, ou parler de ses projets
politiques, mais pas seulement autour d'une tasse de thé, c'est aussi un
acte de militantisme. Nous apercevons ici encore le brouillage des
sphères publique/privé, plaisir/politique. Les militantes femmes
ont aussi peut être besoin de s'approprier le lieu, de se sentir chez
« elles )), pour beaucoup ces organisations sont des deuxièmes,
voire uniques (( famille )). Besoin de se sentir chez elles donc, avec des
personnes familières pour s'émanciper des normes de genre, mais
aussi afin de mettre en oeuvre des actions politique.
Actions politiques dans l'espace
publique
Les actions politiques de Lambda et d'Amargi sont donc
secondaires par rapport a (( l'activisme quotidien ~ et s'organisent surtout
autour de type d'actions le lobbying et les manifestations. L'un des principaux
évènements de Lambda reste la « Pride March )) (ou Gay
pride), qui consiste surtout à monter la visibilité des LGBT en
Turquie. Il faut noter que les participants a la Gaypride sont d'année
en années de plus en plus nombreux à Istanbul, cette année
plus de 10 000 participants ont déambulé dans les rues de Taksim,
ils n'étaient qu'une trentaine en 2003. Cette marche est pacifique et
bon enfant, avec des groupes de samba, des drapeaux arc-en-ciel
omniprésents, et de nombreux slogans, qui veulent dire selon Anne (( On
est là, Nous sommes gay, nous sommes lesbiennes, trans et nous sommes
là ~. Ils utilisent des formes d'action non conventionnelles et ludiques
comme le (( Genetically Modified Tomato Awards )) ou la tomate OGM
distribuées aux enseignes publiques ayant eu des propos homophobes dans
l'année. Pendant la « Pride week )) la semaine de la (( pride March
)), il est organisé tout un programme d'activité autour de la
célébration du fait de ne pas avoir honte d'être LGBT, avec
des discussions, des présentations sur l'histoire du mouvement LGBt par
exemple, des projections de films, des concerts, des soirées ect.
Lorsqu'il y a « des choses à dires ))(Anne), les militantes et
militants de Lambda organisent des manifestations à Taksim, le plus
souvent pour revendiquer un changement dans la Consitution Turque et dans le
code pénal. Les manifestations sont pendant l'année d'effectif
réduit, une trentaine de personnes environ et se déroulent a
Istiklal, grande avenue commerçante à Taksim (quartier
occidental). Mais selon Anne, ce genre d'action prend beaucoup de temps, et se
solde la plupart du temps par des échecs, dans le sens oü
manifester pour changer une loi en Turquie n'est pas si efficace. De
même, le Lobbying qui consiste à recenser les meurtres et les
agressions commises contre les LGBT, et à envoyer cela aux instances
européennes et
68 Mya Marx FERREE,in Ibid.
humanitaires, est en perte de vitesse car ressenti par les
militants comme « nécessaire mais pas efficace ». Lambda met
aussi en place à des niveaux nationaux ou internationaux des
réseaux de partenariat contre l'homophobie. Les militantes expliquent
qu'elles manifestent « avant tout pour elles mêmes, et ensuite pour
lutter contre l'invisibilité des LGBT, et notamment pour les autres LGBT
qui seraient isolés »69 (Eceme) Il semble que manifester dans
l'espace publique permet d'affirmer son identité par rapport aux autres
et donc d'être mieux avec soi même. Nous allons voir que pour les
féministes radicales d'Amargi, il en est de même, elles agissent
avant tout pour elles, et pour s'affirmer en tant que telles. Finalement ce
serait d'abord se changer soi, puis s'affirmer dans l'espace publique, et enfin
les mentalités pourraient changer ou encore « se changer soi pour
changer le monde », ou « soyez le changement que vous voulez voire
dans le monde » (Gandhi). Les actions dans l'espace publique des
mouvements LGBT et des féministes sont souvent critiquées, car
elles seraient vues comme « communautaires » et donc «
auto-discriminantes ». Mais là aussi c'est peut être parce
qu'avant de chercher à toucher l'opinion public, les féministes
et LGBT cherchent d'abord a s'affirmer individuellement et collectivement en
tant que différent de la norme dominante de genre et de
sexualité, et ils le font d'abord pour eux même. Et là
encore il ne faut pas oublier que s'affirmer soi en tant que différent
de la norme sociale est très difficile dans un contexte où le
poids de la norme sexuelle et de genre est prégnant, comme c'est le cas
en Turquie.
Amargi participe aussi à la « Pride march ~, et
d'ailleurs Lambda et Amargi font de nombreuses actions ensemble car elles se
rejoignent globalement sur la lutte de la norme de genre et sur le droit des
LGBT, mais aussi sur les actions contre la violence faite aux femmes. Mais
Amargi diverge un peu de Lambda dans les priorités de lutte qui ne sont
pas les mêmes. En effet certains comités ou groupes d'actions
d'Amargi mènent des actions politiques notamment dans le cadre des
coalitions de groupes de femmes, alors que la revendication des LGBT se porte
prioritairement pour la défense de leurs droits. Amargi forme des
comités avec d'autres organisations de femmes et elles mêmes pour
prendre des initiatives dans l'amélioration des droits des femmes en
Turquie et ont crée une coalition nationale contre les violences
sexuelles faites aux femmes. Coalition qui regroupe 25 groupes de femmes sur
toute la Turquie, veut faire passer une loi forçant le Gouvernement
à construire des centres d'aide aux victimes de viols. Amargi organise
aussi avec d'autres associations féministes de nombreuses campagnes
contre les meurtres de femmes et spécialement les crimes d'honneur, mais
aussi contre les crimes de LGBT. Rappelons qu'en Turquie, 3 femmes meurent tous
les jours des coups de son père, frère, ou mari, les crimes
d'honneurs sont un véritable fléau en Turquie. Ils touchent aussi
les LGBT qui peuvent être aussi victimes de meurtres commis par les
membres de leur propre famille. L'objectif des ces
69 Tirée des entretiens réalisés
en anglais avec 5 militantes (trois à Lambda, deux à Amargi),
âgées de 21 à 35ans, entretiens effectués à
Istanbul en Turquie
campagnes étant de sensibiliser un maximum de
personnes, et de personnages politiques sur ces faits.
Si les actions politiques d'Amargi ont plus d'ampleur, et plus
de résultats aussi, c'est peut être parce que la question de la
violence sexuelles faite aux femmes, ainsi que les crimes d'honneur ne touche
pas seulement Amargi mais est un enjeu urgent qui concerne toutes les femmes en
Turquie, et dont toutes les branches de féminismes ou « groupes de
femmes », « groupes de soutien aux femmes », se sentent
solidaires.
Amargi publie aussi un magazine du même nom, qui sort
tous les trimestres, qui est le seul magazine féministe en Turquie, et
qui discute des relations de pouvoirs, de politiques, et d'idéologie
selon une perspective féministe. Ce magazine est ouvert a
l'écriture a toutes les femmes, et comporte également des pages
réservées aux spécialistes, universitaires, et experts sur
le féminisme, et la question des femmes en Turquie. Il existe depuis
2005 et a comme volonté de montrer la encore une certaine
visibilité des écrits féminin et féministes parmi
la presse, mais aussi d'être diffusé et accessible au plus grand
nombre.
Un lieu de soutien
Amargi et Lambda, mais surtout Lambda sont aussi des lieux de
soutien. Ainsi à Amargi, comme nous l'avons expliqué plus haut,
les relations interpersonnelles entre femmes d'amitiés qui se tissent
créer un espace privilégié pour raconter ses
expériences, son vécu. Les femmes peuvent donc parler de leurs
biographies respectives, là où dans les organisations
régies par des lois d' « éthiques masculines de la
rationalité », les considérations personnelles seraient mise
de côté. Ce soutien là « émotionnel et
individuel » 70est très important et efficace, car il
brise l'isolement, et rend les femmes solidaires. De plus le fait de pouvoir
s'exprimer librement sur son passé en petit groupe ou en grand groupe,
sur un viol vécu, un harcèlement, ou une agression homophobe
permet aux femmes de libérer émotionnellement (nous aborderons
plus largement cet aspect dans le troisième paragraphe), et de
d'encourager les témoignages d'expériences vécues
similaires, et qui là encore libère la personne de son isolement
et permet un véritable soutien affectif.
Lambda a mis en place des stratégies d'action dans le
domaine du soutien, comme la Helpline, ligne téléphonique ouverte
tous les jours, pour les gens qui auraient besoin d'informations, de conseils,
de contacts (psy, avocats, médecin acceptant les LGBT), mais aussi
parfois de personne en détresse, au bord du suicide ou autre. Il a
été mis en place aussi une aide juridique, un volontaire avocat,
qui agit apparemment beaucoup
70 Mya Marx FERREE, in Verta TAYLOR, «Gender and
Social Movements: Gender Processes in Women's Self Help Movements »,
Gender and Society, Vol 13, N°1,(1999), p8-33
sur les questions du service militaire par exemple (le service
militaire étant interdit aux LGBT en Turquie).
Synthèse
Les organisations étudiées dans ce travail,
Amargi et Lambda ont des répertoires d'action non conventionnels de ceux
décrits dans les théories classiques des mouvements sociaux. La
priorité ici est donnée a l'émancipation au quotidien, a
la convivialité soudant les femmes entre elles, et les rendant plus
fortes affectivement et émotionnellement. Les actions dans l'espace
publique sont là encore non conventionnelles et sont sur le mode du
« ludique ». De part ces actions non conformes au militantisme
traditionnel (selon ce qu'il en a été présenté dans
les théories « classiques ~), le militantisme féministe
radical et LGBT cherche d'abord a ne plus rentrer dans la norme d'un
militantisme androcentré.
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