II) Des structures organisationnelles et des
répertoires d'action genrés
A) Des structures organisationnelles par les femmes et pour
les femmes : Un rapport hiérarchique de genre dans les organisations
militantes
Selon Verta Taylor, l'émergence d'un mouvement social
dépend aussi de comment les groupes sont capables de
développer une « solidarité organisationnelle ))
nécessaire pour impulser le mouvement49. Nous allons donc
nous intéresser aux formes
48 Judith BUTLER, Trouble dans le Genre : le
Féminisme et la subversion de l'identité, Edition
Découverte/Poche (1990)
49 Verta TAYLOR, «Gender and Social Movements:
Gender Processes in Women's Self Help Movements )), Gender and
Society, Vol 13, N°1,(1999), p8-33
organisationnelles des deux organisations Lambda et Amargi.
Dans les études de rapport de genre au sein des organisations militantes
mixtes ou même non mixte, il a été observé que ces
structures reproduisaient un mode organisationnel avec un rapport
hiérarchique de genre. Les théories de mobilisation des
ressources avec Obershall (1973), Zald et McCarthy (1987) ont d'ailleurs eux
même reproduit cette hiérarchie de genre dans leur recherche et
théories, puisque rendant la place des femmes, ou des LGBT dans le
militantisme invisible. On définira la structure organisationnelle comme
« un moyen de mobiliser et le produit d'une action collective, et sa forme
autant que sa puissance dépendent des ressources des agents qui
s'attachent a la construire, lesquelles sont inégales » (Pierru
dans « le sexe du militantisme » Olivier Fillieule).50 Les
sociologues féministes des mouvements sociaux utilisent le terme d'
« organisations suivant une logique de genre» emprunté
à Joan Acker, qui a démontré que toute organisation est
traversée par des dynamiques de genre masquées sous une
idéologie neutre, et qu'elles attachent beaucoup plus d'importance a ce
qu'on pourrait appeler « éthique rationnelle masculine », qui
se rapporte à des comportements assignés au masculin, comme le
non-émotionnel, la rationalité, l'intelligence, les prises de
décisions, et de responsabilités, la mise de côté
des considérations personnelles..etc. Les structures de mobilisations
sont donc elles aussi traversées par les dynamiques de genre. La
sphère du militantisme est en effet connue pour son machisme. Les
sociologues ayant fait des travaux dans le domaine constate une forte
hiérarchie des tâches militantes. Selon Dominique
Loiseau51, les femmes seraient reléguées à des
tâches de seconde main, soutenant leurs époux militants et
effectuant des petits travaux de type domestique au sein de l'organisation.
Leurs tâches seraient donc comme une prolongation des tâches
ménagères auxquelles elles sont assignées dans le
privé. Elles auraient du mal a s'intégrer au sein des groupes de
mobilisations fortement masculinisé, ne pouvant pas participer ou avec
plus de difficulté aux discussions informelles, à un humour, ou
des références qui ne leur parlent pas forcément. Elles
auraient aussi des difficultés à accéder au poste de
leader. Le poste de leader qui serait confié le plus souvent a des
hommes d'âge mûrs, blanc, et issus des catégories sociales
les mieux dotés. 52De plus les femmes étant par
ailleurs sollicitées dans la sphère du privé, pour les
tâches familiales, domestiques, cela
50 Olivier FILLIEULE, Le Sexe du
Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement, Edition
Science Po Les Presses, (2009)
51 Dominique LOISEAU dans, Chrsitine GUIONNET et Erik
NEVEU, (2009) Féminins/Masculins: Sociologie du Genre,
Collection U, Edition Armand Colin
52 Olivier FILLIEULE, Le Sexe du
Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement, Edition
Science Po Les Presses, (2009)
aurait donc un impact sur leur entrée dans le
militantisme. Il est évidemment plus difficile de s'engager dans une
activité militante après avoir eu une « double
journée de travail )).
Des structures de mobilisation de femmes qui suivent
une logique féminine
Dans notre cas d'étude, les organisations sont
non-mixtes ou considérées comme telle, Lambda étant une
organisation mixte, dans laquelle nous nous sommes intéressés
pour ce travail à la partie féminine, c'est-à-dire aux
militantes ayant un « sexe )) féminin. Alors que les organisations
traditionnelles suivent une logique de « l'éthique masculine de la
rationalité )), selon le concept de Joan Acker, c'est-à-dire
accordant plus de valeurs aux compétences perçues comme «
masculines )), comme la capacité à prendre des
responsabilités, a être ambitieux, stratégique... Dans les
structures de mobilisations de femmes ou LGBT, celles-ci ne suivent pas cette
logique « masculine )) de part l'origine sexuée de des
participantes, mais aussi par volonté (pour les LGBT) de suivre des
logiques différentes à la « norme )) vécue comme
oppressante. Ainsi les militantes dans les mobilisations de femmes seraient
pousser à « cultiver des structures alternatives, avec des
relations de pouvoir horizontales, non hiérarchiques, et permettant
l'expression de l'émotion, de l'empathie, et de l'attention a l'autre ))
à l'inverse de la logique masculine de rationalité. (Taylor et
Rupp 1993, Taylor 2000 dans le « Sexe du militantisme ))).53
Dans les travaux de Margaret Maruani qui étudient les grèves de
femmes, sont observés ce mode organisationnel féminin inhabituel,
les études de mouvements sociaux ayant oublié jusque là
les mobilisations de femmes. Elle montre « qu'à partir de leur
propre expérience d'oppression, des femmes peuvent créer des
règles de vie collectives égalitaires et anti-autoritaires )).
(Maruani, 1979)
Amargi & Lambda : deux organisations suivant
des logiques autres qu'androcentrées
En effet, Lambda et Amargi suivent des modes d'organisations
non conventionnels, c'est-à-dire ne suivant pas la fameuse «
éthique masculine de la rationalité )), ces deux organisations
sont donc anti-hiérarchiques... La théorie de Margaret Maruani
semble ici s'appliquer, des minorités, hommes et femmes ayant
été oppressés dans d'autres sphères de leurs vies
par cette hiérarchie des normes de genre, et par cette éthique
rationnelle masculine, se mobiliseraient donc en réaction à cette
oppression dans une logique identitaire différente. Lambda par exemple
fonctionne en commissions. Il y a la commission académique, prenant e,
charge les gens qui veulent faire des recherches, qui ont besoin de chiffres,
de documents. La commission des actions s'occupe d'organiser manifestations et
autres meetings. La commission des relations extérieures s'occupe du
lobbying avec l'Union européenne notamment, la commission des
fêtes, la commission des médias, qui s'occupe des dossiers des
presses..etc. Il n'y a aucun
53 Olivier FILLIEULE, Ibid.
(( bureau » (Président, sous-président,
trésorier, secrétaire). A Amargi l'organisation semble plus
diffuse, (( ça fonctionne par groupe de travail »54
(Hilal, 35 ans), (( On propose juste ce que nous voulons faire, et les
personnes qui sont d'accord avec cela se rassemblent dans un groupe et
travaillent sur le sujet, on s'en fiche de qui fait quoi, on partage juste les
responsabilités »55 (Gizem, 23ans). Ce type
d'organisation de type non hiérarchique semble plutôt bien
fonctionner. Certaines militantes soulignent les limites de cette organisation
(( je réalise que je présente cela comme quelque chose
d'idéal, bien sûr que ça se passe pas toujours bien, et
qu'il y a souvent des problèmes. On ne se dispute souvent pas pour des
raisons individuelles, mais politiques, et on se critique beaucoup
aussi»56 (Gizem, 23 ans). Les limites peuvent donc se trouver
dans la difficulté a s'organiser, car il n'y a personne pour trancher,
ou pour avoir le dernier mot. Les militantes parlent beaucoup de
responsabilités et de confiance mutuelle, valeurs très peu
entendues chez les militants hommes. Certaines militantes plus anciennes
soulignent le fait, que même sans hiérarchie formelle, une
hiérarchie se forme quand même, ou ce que Jo Freeman appelle (( la
tyrannie de l'absence de structure », terme fort montrant que sans
hiérarchie institutionnelle, c'est (( le poids de l'intimité et
des relations d'amitié qui contribuent a faire reposer toute une
organisation, sur un petit groupe de personnes choisies et très
soudées, suscitant des relations hiérarchiques d'autant plus
prégnantes qu'elles sont dissimulées57 ». Ainsi
nous livre Hilal, militante de longue date à Amargi (( à partir
du moment où nous travaillons ensemble quelque soit le travail, et que
nous sommes en connections, en communication avec des femmes, il peut y avoir
de la hiérarchie, mais nous avons assez de sincérité au
moins pour nous le dire ». Et sans hiérarchie, sans personne pour
trancher, comment fonctionne la prise de décision ? Elle se fait ici par
consensus. On se met par petits groupes et on essaie de se mettre d'accord. Cet
aspect a été vu dans les recherches de Judith Taylor sur les
mouvements féministes mixtes pour le droit à l'avortement en
Irlande. Dans son enquête sociologique58, elle avait
observé que les femmes préféraient former des petits
groupes de discussions, plus (( intimes » pour que chacune puisse livrer
son opinion alors que les militants hommes n'étaient pas
54 Tiré des entretiens réalisés
en anglais avec 5 militantes (trois à Lambda, deux à Amargi),
âgées de 21 à 35ans, entretiens effectués à
Istanbul en Turquie.
55 Tiré des entretiens.
56 Tiré des entretiens.
57 FREEMAN (1970) in, Olivier FILLIEULE, Le Sexe
du Militantisme, Collection Sociétés en Mouvement, Edition
Science Po Les Presses, (2009)
58 Judith TAYLOR «Les tactiques féministes
confrontées aux «tirs amis» dans les mouvements des femmes en
Irlande», Politix, Volume 20 n°78/2007, p65-86
d'accord avec cette méthode et
préféraient le vote a main levées, qu'ils jugeaient plus
démocratiques.
Nous pouvons observer aussi une certaine souplesse et
flexibilité des organisations avec leur militantes qui excepté
les étudiantes, travaillent. En effet, les conditions de travail
étant difficiles en Turquie, avec 8, à 10 h, voire 12h de travail
par jour, il est difficile de s'engager. Les militantes ont donc pour habitude
de se désinvestir de temps en temps, lorsqu'elles ont trop de travail
par exemple. Dans l'ouvrage de Christine Gionnet59, il est
souligné que, de part leurs assignations aux tâches domestiques et
familiales, les femmes avaient d'autant plus de difficultés a s'engager
dans le militantisme. Il est intéressant d'observer que dans ces deux
organisations Lambda, et Amargi, aucune femme mariée et ayant des
enfants n'a été rencontrée. Il faut ici rappeler qu'en
Turquie, le poids des rôles traditionnels reste prégnant dans
toutes les classes confondues et qu'une femme mariée, ayant des enfants
doit dans la grande majorité des cas avant tout se plier aux
tâches domestiques, familiales et conjugales, il aurait été
donc bien plus difficile pour elle, voire impossible de s'engager. Il est
important de noter ici, que toutes les militantes des organisations Lambda et
Amargi, sont issues de la classe moyennes supérieure, elles ont donc
toutes fait, ou sont en train de faire des études, ce qui a
facilité leur accès au marché du travail, et donc leur
indépendance financière, leur permettant ainsi de faire autre
chose que « femme mariée au foyer ».
Ces organisations sont dotés aussi d'une volonté
a rester autonome, c'est-à-dire indépendantes de l'Etat, et donc
a ne recevoir aucune subvention de l'Etat. On peut noter une ouverture aussi,
à Amargi, qui se dit « ouvert à toutes les
différences et à toutes les politiques » (tant que ça
rentre dans leur cadre politique assez large ». Amargi et Lambda sont
ouvert a l'international aussi, ces deux organisations ont toutes deux de
nombreux contacts a l'extérieur du pays, et s'incèrent dans de
nombreux réseaux, plateformes et partenariats internationaux et
nationaux.
Enfin selon Gusfield le mouvement des femmes serait fluide car
basé sur des actions quotidiennes60, c'est ce que nous allons
aborder dans la seconde partie sur les répertoires d'actions.
59 Chrsitine GUIONNET et Erik NEVEU, (2009)
Féminins/Masculins: Sociologie du Genre, Collection U, Edition
Armand Colin
60 GUSFIELD in Verta TAYLOR, «Gender and Social
Movements: Gender Processes in Women's Self Help Movements », Gender
and Society, Vol 13, N°1,(1999), p8-33
Synthèse
Nous avons vu dans cette partie que les dynamiques de genre
d'abord, et ensuite la hiérarchie de ces rapport se reproduisent dans
chacune des organisations et suivent pour la plupart une ((éthique
masculine de la rationalité » selon les termes de Joan Acker. Les
structures de mobilisations féminines et LGBT ne suivent pas cette
logique (( androcentrée », dans les structures féminines,
ceci allant de pair avec l'indenté sexuée des participantes, et
dans les mobilisations LGBT, par une volonté de faire autrement que la
(( norme oppressante ». En effet les organisations Lambda et Amargi ont
des structures organisationnelles qui peuvent être qualifiées de
(( non conventionnelles », elles sont anti-hiérarchiques,
autonomes, (( fluides » et (( flexibles » et la prise de
décision se fait par consensus.
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