Introduction
« On ne naît pas femme, on le devient
»
(( On ne naît pas femme on le devient )). Ecrite par
Simone de Beauvoir dans le (( Deuxième Sexe )) en 1949, cette phrase
constitue l'un des prémices des études de genre. Le concept de
genre est pluriel et complexe à définir. Au départ il
naît de sa différenciation avec le concept de (( sexe )). (( Sexe
)) caractérisant les différences hommes/femmes de type
biologique, c'est-à-dire faisant référence aux appareils
génitaux et autres différences organiques propres au corps de
sexe féminin ou au corps de sexe masculin. Le concept de genre, lui fait
référence à la construction sociale des individus selon le
genre féminin ou masculin ou autre (personnes intersexués ou
transgenres), construction qui se fait de manière plus ou moins relative
au sexe biologique. Simone de Beauvoir introduit donc dans sa critique
féministe une première rupture entre le (( biologique )) et le ((
social )) ; (( si le (( biologique )) et le (( social )) sont deux domaines
distincts, alors l'idée que les inégalités de pouvoir
entre hommes et femmes découlent des différences anatomiques ou
de la capacité des femmes à enfanter perd de son évidence
)). 1 Le concept de genre permet donc d'expliquer, et donc
d'étudier les mouvements féministes et critiques du genre. Car si
le (( biologique )) semble acquis, le (( social )) peut être
changé par le biais d'actions individuelles ou collectives. Les
mouvements féministes et critique du genre ne formulent pas tous les
mêmes critiques, certains luttent contre la hiérarchie des normes
de genre (féminisme radical a Amargi), d'autres vont plus loin et
remettent en question ces normes de genre en créant des alternatives, et
en refusant d'entrer dans une des catégories binaires de genre
(mouvement transgenre et Queer à Lambda). Si la rupture entre le ((
social )) et le (( naturel/biologique )) a servi de tremplin aux mouvements
féministes dans les années 70, il semblerait aujourd'hui que le
(( biologique )) ne soit en réalité pas non plus un (( acquis )),
et que le (( genre précède le sexe )). 2Ainsi le terme
(( sexe )) lui-même n'est pas facile a définir. Et ce que de
nombreux travaux scientifiques démontrent aujourd'hui c'est que le ((
sexe )) engloberait plusieurs éléments : les marqueurs
chromosomiques et hormonaux, la présence de gonades, des organes
génitaux internes et externes, mais aussi des caractéristiques
physiques secondaires (poitrine, pilosité..) et de capacités
particulières
1 Simone de BEAUVOIR, Le deuxième Sexe :
Partie 2 « Formation», Folio Essais
2 Laure BERENI, Sébastien CHAUVIN, Alexandre
JAUNAIT, Anne REVILLARD, Introduction aux Gender Studies : Manuel des
études sur le genre, Collections Ouvertures politiques,
édition de Boeck, (2008)
(porter des enfants, pénétrer un orifice...) Ce
ne serait pas « soit l'un soit l'autre mais un ensemble complexe de
caractéristiques » (Anne Fausto-Sterling dans Laure
Bereni3) Ainsi si nos corps sont sexués ce serait du fait de
nos perceptions normées, et du sens que nous donnons à nos corps
pour les rendre physiquement conformes au caractéristiques que nous
définissons comme étant du sexe féminin ou du sexe
masculin.
Le genre, les mobilisations critiques du genre, et le
contexte turc
Le genre en tant que construit social influe sur nos
perceptions, nos représentations, nos comportements et nos rôles
dans tous les domaines de nos vies. Encore trop peu reconnus dans les sciences
sociales, il est pourtant nécessaire de le prendre en compte autant que
le concept de « rapport de classe » en sociologie par exemple.
L'objectif de ce mémoire est triple, prouver que l'utilisation du genre
dans l'étude des mouvements sociaux est essentiel, qu'il l'est d'autant
plus dans l'études des mouvements féministes et critique du genre
(LGBT) afin de rendre compte au mieux de la spécificité de ces
mouvements, mais aussi dans l'étude politico-culturelle de la Turquie,
car le genre permet de rendre compte des hiérarchies sexuées
ancrées dans les schémas culturels. Ce travail est donc
basé sur trois aspects : le genre, en tant que catégorie
analytique, mais aussi en tant que revendication, les mouvements
féministes et LGBT, et le contexte politico-culturel turc. Avec le
concept de genre et la façon dont nos comportements, nos perceptions,
nos rôles sont normés par l'intériorisation de cette
division sociale en deux parties hiérarchique, le masculin dominant le
féminin, nous pouvons étudier les mouvements critiques de cette
division. Le genre apparaît dés lors comme l'outil analytique le
plus approprié pour l'étude des mouvements féministes et
LGBT, que nous qualifierons de « critique du genre », car lucides sur
la construction sociale de genre, les premières cherchent a s'en
émanciper, c'est-à-dire à pouvoir choisir de ne pas subir
la hiérarchie des rapports de genre, tandis que les seconds cherchent a
s'en défaire et a ne rentrer dans aucune logique de genre. L'outil du
genre permet donc d'étudier le contexte d'émergence de ces
mouvements, le contexte culturel turc étant complexe, à la fois
aspirant à la « modernité » européenne et
revendiquant à la fois ses traditions, sa culture, son unicité.
La situation des femmes y étant loin d'être satisfaisante, avec
des agressions physiques et sexuelles fréquentes notamment dans le cadre
de la vie conjugale. La société turque est empreinte de la
ségrégation hommes/femmes à tous les niveaux, et dans
toutes les sphères. La hiérarchie de genre du « masculin
» sur le « féminin » s'observe dans les
représentations populaires du féminin au travers des mythes
nationalistes, des interprétations vestimentaires islamiques, et du
projet politique de Kemal. Ceci fera l'objet de la deuxième section de
ce mémoire. Ces représentations populaires peuvent
s'avérer très utiles car elle reflètent la
société d'une part, et se traduisent
3 Laure BERENI, Sébastien CHAUVIN, Alexandre
JAUNAIT, Anne REVILLARD, Introduction aux Gender Studies : Manuel des
études sur le genre, Collections Ouvertures politiques,
édition de Boeck, (2008)
concrètement ensuite dans le rôle normé
des femmes et des hommes, ainsi que dans leurs manières de penser, dans
leurs émotions..Il est donc nécessaire d'étudier ce
contexte afin de pouvoir comprendre le cadre dans lequel émergent, puis
évoluent les mobilisations sociales critiques du genre.
Objet d'étude : Amargi et Lambda deux
organisations critiques du genre
Dans ce travail, nous nous intéressons à deux
organisations critiques du genre : Amargi et Lambda. Amargi est une
organisation féministe, que nous qualifierons de radicale, non pas dans
le sens de ces actions qui sont loin d'être extrémiste, mais dans
son projet politique, qui est de prendre conscience des normes de genre et de
s'en émanciper que ce soit dans la sphère privée ou
publique. Son projet peut donc être qualifié de radical dans le
sens oü il remet en question l'ordre social établi,
c'est-à-dire sur un rapport hiérarchique des normes de genre.
Amargi a donc un double objectif, le premier est la critique aux normes de
genre et son émancipation, c'est-à-dire le choix d'en faire ce
que l'on veut, et son deuxième objectif est plus pragmatique, celui de
lutter avec d'autres organisations de femmes et/ou féministes sur des
questions urgentes comme la violence domestique faîte aux femmes. Lambda
est une organisation pour la défense des droits LGBT (Lesbiennes Gays
Bisexuels et Transexuels). Lambda a aussi un double objectif, le premier de
défendre concrètement les LGBT et leurs droits dans un contexte
où les discriminations et les agressions à leurs égards
sont nombreuses. Le deuxième but de l'association est de, comme Amargi,
encourager les gens à prendre conscience des normes de genre, mais
à la différence des féministes, les militantes de Lambda
vont plus loin, car elles remettent en cause ces normes, en ne s'identifiant ni
à la catégorie du masculin, ni à la catégorie du
féminin, pour le mouvement transgenre, ou Queer. Les deux organisations
se rejoignent souvent, notamment dans l'organisation d'évènements
tels que la « Pride March » ou le Feministival. Si ces deux
organisations sont critiques des normes de genre, nous verrons dans une
troisième section qu'elles mobilisent des répertoires d'action et
des discours qui ont avoir avec l'identité sexuée des
participantes. Ayant dans le cadre de Lambda, pris parti de faire un travail
d'observations a partir des entretiens des militantes femmes et trans, et non
des hommes, (ce que j'ai regretté plus tard), ce travail porte donc
exclusivement sur les mobilisations de femmes. Il est donc abordé dans
la troisième section le fait que ces organisations ont, au de là
de leurs revendications critiques du genre, un répertoire d'action, une
structure organisationnelle, un rapport a l'engagement que nous pouvons
qualifier de « genré » car suivant une « logique
identitaire féminine », en rapport avec la construction identitaire
des participantes en fonction de leur « sexe féminin ~. Il n'est
donc pas si facile de se « libérer » des normes de genres
intériorisées. Nous aborderons aussi que, ces organisations
Lambda et Amargi jouent un rôle non négligeable dans la diffusion
de modèle alternatifs à « l'idéal féminin de
chasteté, de soumission, et de vertu » diffusé
majoritairement par la société turque. Et qu'en cela les
organisations Lambda et
Amargi ont un impact sur la construction sociale du genre au
présent et a l'avenir. L'objectif ici est bien de démontrer que
l'étude de genre dans les mobilisations sociales mixtes ou non mixtes
est nécessaire, et qu'elle rend d'autant plus compte de la
spécificité des mobilisations sociales de femmes et LGBT jusque
là plutôt invisibles ou rares dans les travaux d'étude des
mouvements sociaux. Nous commencerons donc d'abord ce travail en faisant un
point sur les théories des mouvements sociaux et leurs failles, ainsi
que ce que le genre comme outil analytique peut apporter à ces
études.
Plan du mémoire et
problématique
L'objet d'étude de ce mémoire est donc «Le
genre comme approche des mobilisations critiques du genre (féministes
radicale et LGBT) à Istanbul ~, cet objet s'articule autour de la
problématique suivante « En quoi l'utilisation de l'approche du
genre dans l'étude des mouvements sociaux est-elle nécessaire ?
Comment étudier les mobilisations de femme critiques du genre dans le
contexte particulier de la Turquie au travers le genre ? »
Ce travail va donc se développer en trois sections, la
première sur l'apport du genre dans l'étude des mobilisations
sociales, la deuxième section abordera la représentation du
Féminin dans la, religion, le nationalisme et l' idéologie
kémaliste, ces trois cadres culturels reflétant la
société turque, mais jouant un rôle en tant que
réflexif et de diffusion de l'image d'un « idéal de
féminin », influant de manière puissante la construction
sociale genré, et la hiérarchie du « masculin » sur le
« féminin » dans la société. Nous aborderons
aussi dans cette section en quoi la conjoncture économique et politique
des années 80 a pu jouer un rôle sur l'émergence de la
société civile, et donc en son sein des mouvements de femmes, et
féministes, et LGBT. (En Turquie, la distinction entre mouvement des
femmes et féministe est assez floue, « féministe »
comporte une connotation idéologique politique, alors que les mouvements
des femmes non, mais les deux luttent souvent ensemble pour des causes
pragmatiques comme la lutte des violences physiques et sexuelles faîtes
aux femmes). Et en troisième section, nous étudierons donc les
organisations Lambda et Amargi, leurs idéologies critiques des normes de
genre (transgenre, Queer, antipatriarcal), ainsi que leur mode d'action, leurs
structures organisationnelles, mais aussi le rapport des militantes à
leur engagement.
Méthodologie
En ce qui concerne la méthodologie pour ce travail, le
cadre théorique comporte à la fois des apports des
théories « classiques » des mouvements sociaux, mais aussi les
apports des études de genre, et des travaux sur la combinaison des deux,
c'est-à-dire l'étude des mouvements sociaux par le genre. Les
sources bibliographiques ont donc été des articles anglophones
sur le féminisme en Turquie, sur la situation des femmes, le contexte
culturel et politique, avec des articles de chercheurs et chercheuses turcs,
traduites en anglais, Sirin Tekeli, Nilüfer Gôle,
Yesim Arat, Ayse Saktanber...ainsi que l'appui des rapports de Human Rights
Watch, de l'ONU, ainsi que des sources plus théoriques en
français et en anglais sur les théories des mouvements sociaux
(Erik Neveu, Cécile Péchu, Olivier Filliuele, Gaxie), sur les
études de genre (Laure Bereni, Christine Guionnet, Judith Butler), et
sur les études des mouvements sociaux par la catégorie analytique
du genre (Olivier Fillieule, Verta Taylor, Judith Taylor, Mya Marx Ferree,
Guionnet, Kergoat, Cheryl Hercus, Jean-Gabriel Contamin, Laure Bereni). Je me
suis également appuyées sur une série d'entretiens, 5 en
Turquie, 3 a Lambda, deux à Amargi, et un entretien préparatoire
à Mix Cité à Rennes. Les entretiens se sont
déroulés en anglais sauf pour une militante en Turquie,
française d'origine, et pour l'entretien a Rennes. Les militantes
étaient âgées de 21 a 35 ans, d'ancienneté variable
(de 9 ans d'ancienneté a 1 an et demi). Tous les entretiens durent entre
40 minutes et une heure. Pour ma recherche, et en ce qui concerne la
troisième section du mémoire, sur les structures
organisationnelles, répertoire d'actions, rapport a l'engagement et
coûts et rétributions du militantisme, je me suis inspirée
de tous, essentiellement des entretiens en Turquie.
Limites du travail de recherche :
Les difficultés de ce travail de recherche sont
nombreuses. D'une part le fait que l'objet d'étude soit a
l'étranger, ce qui rend difficile l'appréhension du contexte
culturel. Les féministes turques ne sont pas les mêmes que les
françaises même si il y a des points de convergences, de part le
contexte politique, religieux, culturel, social, et économique qui n'est
pas le même, les causes de mobilisations sont donc différentes,
ainsi que les revendications. Et appréhender en un an tous les
paramètres d'un contexte aussi complexe et riche que la Turquie n'est
pas évident. D'autre part ne pas parler turc est une difficulté
supplémentaire, pour la recherche de sources écrites sur le
féminisme en Turquie, elles sont quasi inexistantes en Français,
et très rares en anglais. Les sources théoriques d'études
de genre dans les mobilisations sociales sont aussi en plus grand nombre en
anglais (Verta Taylor, Mya Marx Ferree, Cheryl Hercus) et sont donc non
traduites, la difficulté est alors de comprendre tous les concepts et
idées théoriques défendues en anglais, et de comprendre le
texte en profondeur. Mais aussi pour les entretiens, trouver des militantes qui
savent parler anglais et qui acceptent de faire l'entretien en anglais n'est
pas simple, et ce dernier est peut être moins « profond )) que si il
se déroulait en langue maternelle, pour l'interviewée comme pour
l'intervieweuse. Nous pouvons d'ailleurs l'observer aisément avec le
fait que les entretiens en français sont beaucoup plus longs (environ 10
pages, alors que plutôt 5, 6 pages pour les entretiens en anglais).
L'observation des activités militantes se retrouve aussi nettement
amoindrie, les meetings, réunions, divers évènements,
ainsi que les slogans des manifestations étant en turc. D'autre part
être une chercheuse étrangère rend plus difficile
l'intégration au sein des organisations féministes, et à
acquérir la confiance des militantes, qui avaient du mal à me
prendre
au sérieux et a m'accorder un entretien. Elles avaient
peur d'être jugées par une « occidentale ». Pour
acquérir leur confiance j'ai du mentir et dire que je faisais
moimême parti d'une organisation féministe et/ou LGBT en France,
ainsi que participer à certains de leurs ateliers. D'autre part, le fait
d'étudier une mobilisation féminine et de l'étudier au
travers du genre, peut être dangereux, car il faut toujours tenter
d'être le plus objectif possible, étant moi-même du genre
féminin. Mes propres questions furent d'ailleurs inconsciemment
genrées, puisque je m'intéressais davantage au ressenti des
militantes, et à leurs vécus. Ce qui a pu peut être
orienté ce travail de recherche. Néanmoins je me suis
efforcée tout au long de ce travail de recherche de faire attention a la
neutralité axiologique, et j'espère y être parvenue. De
plus le travail sur le genre peut s'avérer difficile et flou puisque
novateur, ou au contraire on peut avoir tendance à trop facilement
appliquer des « évidences », telles que « les femmes
agissent suivant une logique féminine, et les hommes selon une logique
de la masculinité ~, or il y a des femmes qui n'agissent pas
forcément selon « la logique féminine ~. C'est aussi
l'intérêt d'un travail sur un mouvement LGBT : regarder si des
mobilisations autres que suivant une logique féminine ou masculine sont
possibles. Au final malgré ces difficultés, faire un travail de
recherche sur un objet d'étude a l'étranger renforce l'immersion
dans la culture turque et s'avère particulièrement enrichissant,
d'autres part les recherches en anglais furent tout autant
intéressantes, car pouvant apporter un point de vue, ou une perspective
différente aux travaux français.
Espérant que les triples objectifs de ce mémoire
seront atteints, c'est-à-dire dans la démonstration de l'outils
de genre en tant que nécessaire dans l'étude des mouvements
sociaux, particulièrement les mobilisations de femmes et LGBT jusque
là oubliés des études de mouvements sociaux, et qui sans
le genre n'auraient pu être étudiés de manière
satisfaisante, et enfin dans la démonstration de l'utilité de
l'outils de genre dans l'étude d'un contexte, politique, culturel,
social, historique et religieux de la Turquie, contexte dans lequel les
catégories hiérarchiques de genre se retrouvent sans cesse.
Contexte permettant aussi d'expliquer les causes des mobilisations critiques
des normes de genre.
|
|