3.6 - Le cas d'Eric :
paradoxe de l'apprentissage de la formation professionnelle
infirmière.
Eric est un étudiant en reconversion professionnelle
qui a réfléchi à cette reconversion et souhaite ardemment
se tourner vers le métier de soignant. Issu du monde professionnel
enseignant, Eric nous a livré des réponses
particulièrement pertinentes pour notre recherche. Nous exposant en
premier lieu la situation d'encadrement qu'il a particulièrement
appréciée nous avons d'abord été
étonnée de la construction de cette réponse. Connaissant
les demandes théoriques lors de la présentation orale des
patients durant les évaluations pratiques au sein des stages de part
notre appartenance à la profession infirmière, la similitude de
ce qu'Eric a écrit avec ce type de travail est frappante. Il
présente ainsi la situation en commençant par présenter la
structure, le personnel et les typologies de pathologies prégnantes de
chacun des services. La conformité avec le modèle de ce que les
étudiants nomment « démarches de soins » est
tellement remarquable que nous nous sommes demandée s'il n'avait pas
repris des présentations déjà écrites durant les
stages dont il a extrait les situations. Par ce préambule, cet
étudiant montre bien qu'il accepte parfaitement de se conformer à
ce qui lui est demandé pourvu que cela soit explicite et objectivable.
L'écriture de cet étudiant montre la facilité d'expression
qu'il doit avoir dans ce registre et nous ne pouvons que regretter de ne pas
l'avoir rencontré en personne pour apprécier ses idées de
vive-voix. Voici les deux présentations qu'il a réalisées
ainsi :
« Conformément aux consignes
données par mon IFSI, ce stage devait être exclusivement
consacré aux soins relevant du rôle propre IDE et plus
particulièrement aux soins de nursing.
Cet EHPAD accueillait une trentaine de
résidents, dont la moitié avait perdu toute autonomie, et mettait
à leur disposition :
· 1 cadre de service (chapotant aussi une autre
structure similaire).
· 1 IDE matin (6h30-13h45) et après-midi
(13h45-21h00).
· 3 AS le matin ; 2 AS
l'après-midi.
· 1 AMP l'après-midi (12h30-19h30) 5 jours par
semaine.
· 1 garde malade la nuit (21h00-6h30).
· 1 médecin généraliste
référant de la structure.
· 1 agent de surface et un cuisinier travaillant en
coupure.
Les bâtiments y étaient de structure
modulaire avec un hall central desservant une salle à manger, et la
cuisine qui y était rattachée, deux salons attenants aussi
à la salle à manger et ouvrants sur un parc arboré de 1500
M², trois ailes abritant les chambres des pensionnaires, l'infirmerie et
les bureaux administratifs. »
« Ce stage, donc, se déroulait dans une
unité de soins dédiée aux enfants et adolescents en
difficulté psychologique. Cette unité avait pour but
l'évaluation de ces dits troubles et la mise en place d'une
thérapie selon des principes cognitivo-comportementalistes.
Aussi accueillait-elle, indifféremment,
divers types de comportements pathologiques, et notamment au moment de mon
stage :
· Des comportements boulimiques stricts (2 patients
[1? et 1?]).
· Des comportements anorexiques (5 patients [1? et
4?]).
· Des comportements anorexiques avec
hyperactivité chez un ASPERGER (1 patient).
· Des comportements suicidants associés
à des conduites hystériques (1 patiente).
· Des troubles schizoïdes dans un tableau
d'état limite (1 patiente).
· Des Troubles Hyperactifs et
Déficit de l'Attention (2 patients en accueil de jour).
Cette population était âgée
de 8 à 17 ans. De plus, hors les patients accueillis à la
journée, ces hospitalisations relevaient toutes du moyen séjour.
Enfin, si l'une d'elle relevait d'une décision de justice pour couper
la personne accueillie de son milieu familial et ainsi la protéger aussi
bien d'elle-même que de sa famille, les autres relevaient d'un double
accord parental (père+mère).
Je me retrouvais donc en charge de :
· Monsieur B., 10 ans, accueilli depuis 4 mois,
présentant un THDA, bénéficiant dans la structure de cours
de français et de mathématiques dispensés par des
enseignants bénévoles et d'une TCC basée sur un
système d'économie de jetons vis-à-vis de son
THDA.
· Monsieur P., 15 ans ½, accueilli depuis 2
mois, présentant des comportements anorexiques (IMC=16),
bénéficiant lui aussi de cours dans la structure, ainsi que des
interventions bihebdomadaires d'une pédopsychiatre rattachée
à l'unité, pour exploration d'une possible homosexualité
refoulée pouvant être à l'origine des troubles.
· Mademoiselle T., 17 ans, orpheline de mère
depuis 5 ans, placée en institution sur décision de justice
depuis 5 mois suite à une tentative de suicide, accueillie dans
l'unité depuis 2 mois ½ pour comportements de types
hystériques avec activités sexuelles auto mutilantes.
Bénéficiant, elle aussi, de cours au sein de l'unité, il
avait été mis en place, pour elle, un contrat de soins
très strict comprenant notamment un entretient quotidien avec un
psychothérapeute, non-accès a sa salle de bain sans surveillance,
non-accès à son téléphone portable et enfin d'une
communication téléphonique hebdomadaire, sous surveillance, avec
son père (celui-ci relevait d'une enquête judiciaire pour
"détournement de mineur par ascendant dépositaire de
l'autorité parentale").
· Monsieur D., 13 ans ½, accueilli depuis 3
semaines pour une anorexie associée à de l'hyperactivité
motrice (IMC=14,5) dans un tableau d'ASPERGER diagnostiqué à
l'âge de 5 ans. Monsieur D. bénéficiait, à son
gréé, de l'intervention des enseignants bénévoles,
d'une alimentation par sonde naso-gastrique, et d'une prescription en si
besoins de contention pour mettre un terme à son hyperactivité
motrice lorsque toutes les tentatives de le raisonner
échouaient »
Illustrant bien ce que cet étudiant nous a offert, la
situation particulièrement bien vécue est présentée
plus sommairement que l'autre et nous pouvons noter qu'il écrit trois
pages pour ce qu'il a apprécié contre cinq pour ce qu'il a mal
vécu. Pourquoi cette disparité d'équilibre dans la
longueur des textes ? Cet étudiant possède une réelle
attitude réflective et est capable de comprendre pourquoi il n'a pas en
charge la patiente qu'il décrit dans la première
situation, et se pose une multitude de questions dans la deuxième
situation, avec une profonde remise en question de lui :
« A partir de là, je décidais de
calquer mon attitude sur celle du service, faisant ce que j'avais à
faire comme si j'étais seul dans le service, me faisant des
réflexions à voie haute, celles-ci pouvant tout aussi bien
être des compliments que des critiques, affichant une bonne humeur de
façade que rien ne pouvait ébranler, et vis-à-vis de ma
référente je restais silencieux, attentif et ne demandais plus
aucune approbation ou critique de mon travail. (...)
Nombres des comportements et des réflexions de
cette IDE n'ont fait qu'accentuer mon mal être, je m'interroge
aujourd'hui encore sur l'origine de ceux-ci. (...) Par ailleurs, le mal
être que j'ai ressenti au décours de ce stage a aussi, pour
partie, découlé de la confrontation de mes représentations
propres à la réalité du terrain (...) et pour partie de la
difficulté à mettre en corrélation les connaissances
théoriques qui nous sont données en IFSI et le ou les patients
rencontrés »
Eric, dans une conclusion de ces situations, nous affirme
qu'il « reste persuadé qu'une des plus grandes lacunes de
la formation IDE concerne l'apprentissage des techniques du dialogue
interprofessionnel, dialogue qui à cause de cela est à( son) mon
sens, finalement, assez souvent une juxtaposition de
monologues » : que penser de cela ? En nous
positionnant dans une pensée proche de Bourdieu, nous ne souhaitons pas
nous limiter, face à cette affirmation, au simple jeu de relation
d'individu à individu car la vérité de l'interaction ne
réside jamais toute entière dans l'interaction mais plutôt
au sein des raisons qui peuvent pousser l'agent à communiquer ainsi.
Eric ressent « des juxtapositions de monologues »
mais en est-il réellement ainsi et cette non-communication avec lui
ne lui apporte-t-elle pas plus que si « tout » lui avait
été exprimé ?
En effet, tous ces aspects ne sont que la face cachée
d'un iceberg. Ces situations révèlent surtout un paradoxe
terrible. Il semble en effet que la conformité dans le cadre
institué par les professionnels ne permette pas à la
réflexivité de l'étudiant de s'épanouir autant que
lorsqu'il est confronté à la difficulté et à un
cadre déroutant dont il ne connait pas les règles. Cet
étudiant a les qualités requises pour être un excellent
professionnel en termes d'adaptation et de remise en cause mais,
paradoxalement, il apparait que la situation mal vécue soit beaucoup
plus porteuse d'apprentissage pour lui. Finalement, dans la première
situation l'étudiant apprend l'entraide dans une équipe alors que
dans la deuxième il semble acquérir une attitude professionnelle
de réflexivité avec un cheminement dans son parcours de futur
professionnel et surtout une capacité d'adaptation aux
difficultés relationnelles et une connaissance de ses propres limites.
L'injonction paradoxale de l'apprentissage se révèle ici :
si tout se passe comme ce que l'étudiant sait, il n'apprend rien alors
que si l'on bouscule ce qu'il croyait savoir alors l'enseignement peut se
faire.
Nous ne pouvons, pour autant, dire à travers
l'écrit d'Eric que l'infirmière incriminée dans la
situation mal vécue ait créé cette situation
volontairement afin de favoriser la mise en rapport de l'étudiant au
savoir requis pourtant, tout semble se passer ici comme si cette situation
était beaucoup plus porteuse que l'autre, y compris dans la mobilisation
des ressources, puisqu'il fait appel à d'autres professionnels et semble
travailler durement au travail impossible donné par
l'infirmière :
« Je devrai être capable, dés le
lendemain, d'expliquer dans le détail les pathologies auxquelles se
rattachaient leurs troubles, de lui présenter, pour chacun d'eux, une
démarche de soins selon l'approche freudienne et selon l'approche
multifactorielle de ceux-ci, ces démarches devant se conclure par la
justification, voire une proposition de modification, de la grille
d'évaluation des troubles mise en place, soit d'une
réévaluation des résultats de la thérapie
cognitivo-comportementale mise en place, leurs dossiers étant à
ma disposition pour cela. »
Il semble vraiment qu'Eric, comme beaucoup d'étudiants,
reste entravé par une forme scolaire classique où l'apprentissage
doit se faire de manière progressive, en évoluant sur des
objectifs avec une pédagogie traditionnelle : expliquant, montrant
et faisant faire avant d'évaluer l'acquisition. Pourtant, on le voit
bien ici, même si cette forme n'est pas respectée,
l'étudiant apprend. Il apprend même parfois plus que si le
professionnel avait tout expliqué puisque Eric doit faire appel à
toutes les ressources qu'il a en lui pour dépasser sa difficulté
au sein de ce stage duquel, finalement, il sort avec beaucoup de nouveaux
acquis :
« Ce stage si mal vécu m'a finalement
ouvert les yeux sur la complexité de la vie professionnelle du soignant.
Il m'a aussi appris la nécessité d'une remise en cause quasi
quotidienne de soi même afin de ne pas s'enfermer dans des conduites et
des attitudes aliénantes. Aliénantes, aussi bien pour soi que
pour l'équipe, et se terminant alors par une dégradation telle
des conditions de travail que celui-ci devient alors irréalisable et
qu'invariablement c'est, outre celle de la personne accueillie, toute la vie du
soignant qui en pâtit. »
Ainsi nous touchons du doigt à ce que les
professionnels se doivent d'enseigner aux étudiants et que la
théorie ne peut leur permettre d'atteindre : le cadre de
l'expérience. Eric nous décrit les limites du « dire
sur le faire » et ce que la confrontation avec le soin ajoute aux
apports de l'IFSI, indispensables à la compréhension de ces
expériences :
« Je découvrais alors tout aussi bien des
corps totalement déformés par les comportements alimentaires
excessifs, que le reniement tout aussi total de ces déformations. Ces
déformations et ce reniement qu'imposait la maladie, je n'avais pu les
concevoir, au travers des cours de psychiatrie, que de manière
abstraite, froide, semblablement à la façon dont on peut
percevoir les horreurs des camps nazis lors de cours d'histoire, ou
d'émission télévisée sur ce sujet ou cette
période noire. Mais là, j'y étais confronté de
visu, dans une proximité telle que la réalité ne peut pas
être théorisée ou relativisée, le réel ne
peut parfois pas être retranscrit par des images, fussent-elles criantes
de vérité. De plus, les personnes que je voyais défiler
devant moi, dans une sorte de rituel bien orchestré, ne faisaient,
à leur corps défendant d'ailleurs, et de par leur jeune
âge, que renforcer mon mal être. De fait, dans mon imaginaire, la
personne jeune ne pouvait qu'être en santé, et sa présence
en des lieux de soins ne pouvait être que momentanée, pour un mal
transitoire ou suite à un accident de la vie, mais ne relevant que de
quelques jours à quelques semaines de soins. Là, il était
plus qu'évident que le suivi de ces jeunes gens serait long avant que
leur psyché leur permette l'accès à des comportements
alimentaires sains, et plus de temps encore pour que disparaissent les
stigmates de leurs comportements actuels. »
Ces propos relatent mieux que nous ne le ferions
nous-mêmes la confrontation d'avec les terrains de stage et le
vécu des étudiants face à une expérience que rien
ne pourra jamais les préparer à affronter. Les stages sont donc,
en eux-mêmes, des milieux d'apprentissage déjà construits
et il appartient alors aux professionnels de les utiliser comme tels pour
permettre la relation entre les étudiants et tout ce que les infirmiers
souhaitent qu'ils apprennent durant leur stage. A la lumière de ces deux
situations, il semble beaucoup plus difficile d'enseigner les aspects
relationnels que les aspects techniques et, aux travers des actions des
professionnels, nous devrions mieux percevoir quel est l'ensemble des
méthodes qu'utilisent les professionnels pour parvenir à
transmettre leur métier.
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