Chapitre 1
Aspects théoriques1 - Eléments
nouménaux
1.1 - Introduction
Cette recherche se trouve à la croisée du champ
de la formation et du champ professionnel et il nous a semblé
indispensable de préciser certains concepts pour les intégrer
ensuite dans la présente recherche au sein de l'éducation
infirmière.
La doxa, au sens d'opinion commune, utilise des mots
sans que nous sachions pourquoi nous prenons ceux-là plutôt que
d'autres, comme si un consensus tacite existait sur le sens qu'ils prennent
selon le contexte dans lequel ils sont employés. Sans penser que ce sens
doive être dénié, il est pourtant indispensable de savoir
ce qui se cache derrière ces mots qui sont finalement bien plus que des
mots puisqu'ils représentent des concepts. Pour les stages cliniques
infirmiers, comme pour tout lieu d'apprentissage, les Sciences de l'Education
emploient des termes qu'elles se sont attachées à préciser
et à mieux cerner dans l'ensemble de leurs travaux. Avant d'aborder
notre recherche en elle-même, il nous a donc semblé important de
reprendre un certain nombre de concepts en les abordant en relation avec notre
recherche. Donner du sens ou plutôt redonner le sens précis
à ce que nous utilisons et toujours se demander pourquoi nous utilisons
ce mot plutôt qu'un autre, voici ce qu'il a semblé important de
réaliser pour effectuer une recherche qui ne peut utiliser les
écrits précédents, trop éloignés de l'objet
ou l'observant d'un angle trop différent. L'objet de la recherche
s'étant précisé rapidement pour se tourner vers la
formation des étudiants lors des stages, les Sciences de l'Education ont
été le domaine dans lequel nous avons le plus puisé.
1.2 - La difficile dialectique entre théorie et pratique
dans l'alternance
Thierry Joutard place la formation infirmière dans la
formation postscolaire (Joutard, 2008) et notre recherche souhaite plutôt
sortir de ce schéma pour, justement, faire la jonction entre formation
professionnelle et forme scolaire initiale pour permettre à celles-ci de
puiser l'une dans l'autre sans s'opposer. Pour effectuer cette jonction, il
faut malheureusement admettre qu'il existe bel et bien une distanciation entre
les deux et c'est bien toute la difficile dialectique retrouvée dans ce
travail. Les premières questions ont donc émergé de cette
dialectique, au départ pressentie au sein de notre propre
expérience professionnelle riche et variée : quelles
conséquences la réforme de 2009 allait-elle avoir sur les
apprentissages cliniques ? L'organisation des stages et la diminution du
nombre de ceux-ci allaient-ils avoir une influence sur la qualité de la
formation ?
Ces questions méritaient que nous nous
intéressions tout particulièrement au statut spécifique de
la formation infirmière qui se constitue par l'alternance. La formation
par alternance reste aujourd'hui encore ancrée au sein de deux
idées fortes (la lettre du CEDIP n°13, 2000) :
· Théorie et pratique sont deux
entités à la fois opposées et complémentaires ; la
pratique permet d'ancrer la théorie et « lui donne forme »
;
· Le centre de formation est le lieu
privilégié de transmission de la théorie et la situation
de travail, le lieu privilégié d'exercice de la pratique.
L'alternance est « le plus souvent organisée
selon une logique de partage des objectifs de formation où l'entreprise
se voit chargée de mettre en pratique, d'appliquer et de
compléter les savoirs proposés par le « centre ». C'est
alors, entre les savoirs théoriques et les savoirs pratiques, une
logique de découpage disciplinaire qui prévaut. »
(Geay, Sallaberry, 1999, 13) Nous nous retrouvons ainsi face à une
alternance plutôt conçue comme une association d'acquisitions
pratiques en situation de travail d'un côté et de théories
à l'institut de l'autre côté.
La formation infirmière n'échappe pas à
cette théorisation de l'alternance et même si elle revendique une
alternance intégrative en actant sur les liens forts existants entre
IFSI et terrains de stage, nous le verrons plus en détails
ultérieurement, il n'en reste pas moins une réelle dichotomie
ressentie par les étudiants entre lieux de formation et lieux de stages.
Nous pourrions donner beaucoup d'exemples pour illustrer ceci mais nous nous
contenterons d'en donner un, issu de notre pratique infirmière :
De retour d'un stage aux urgences en temps que stagiaire de
3e année, nous avons été confrontée
à la pose, dans l'extrême urgence vitale, de cathéter
veineux avec une désinfection du point de ponction sans nettoyage
préalable du bras, et donc en dehors des recommandations
d'hygiène de l'IFSI. Dans une attitude réflexive, nous avons donc
demandé à l'IFSI quelle était la meilleure attitude
à développer dans cette situation : fallait-il reposer le
cathéter, une fois l'urgence vitale passée, dans les
règles de l'art ou fallait-il laisser le cathéter en place pour
éviter le risque inhérent à une nouvelle brèche
cutanée ?
La réponse apportée a été :
de toute façon, toute pose de cathéter veineux doit être
faite dans les recommandations strictes d'hygiène.
Cet exemple permet de mieux préciser la
difficulté de l'alternance intégrative dans le domaine des soins
infirmiers car ces soins sont face à l'être humain et sa
complexité, très loin d'une science exacte où l'on
pourrait utiliser l'analogie totale afin de réagir à la
perfection en transposant une situation vers une autre.
En effet, il faut faire confiance en la « conscience
perceptive » (Bennet, 1984) des professionnels de santé et
accepter que ce qui peut être au départ une vague intuition puisse
relever d'une posture professionnelle à acquérir pour devenir un
infirmier expert. Cet aspect de la formation infirmière ne peut que
gêner formateurs et cliniciens puisqu'il ne se transmet pas par la
théorie mais plutôt par une attitude d'ouverture envers ses
propres sentiments et ressentiments face au malade.
Et si le mythos, récit fondateur de pratiques
sociales, selon l'étymologie grecque du terme mythe ne devait pas
s'opposer au logos, intelligence du discours ? Et si, pour la
formation infirmière, l'intégration de savoirs théoriques
et de savoirs d'action était une condition indispensable à
l'autonomie professionnelle ?
Notre société s'est construite par et
grâce à une forme scolaire prédominante (Vincent, 1994)
où l'enseignant face au groupe d'apprenants permet la transmission des
savoirs beaucoup plus rapidement que dans des relations duales. Pourtant, comme
se plait à le rappeler régulièrement Michel Serres,
« l'obsession pour la théorie nait chez ce petit peuple
toujours en guerre civile, inférieur à tous les empires qui
l'entourent, les Grecs, et leur permet, avec un effort minimum de renverser des
rapports de force qui semblaient leur être à jamais
défavorables. » (in Latour, 1995, 101) Nous pouvons
alors nous poser la question de cette prédominance de forme scolaire
actuelle : l'enseignement des savoirs se doit-il absolument d'être
effectué par la parole d'un enseignant à un groupe
d'élèves ou d'étudiants ? Nous aurions tendance
à penser que si le récit fondateur a existé et
perduré jusqu'à l'ère de l'imprimerie, il ne serait pas
judicieux de le jeter au placard suite à l'arrivée d'une nouvelle
forme de transmission. La transmission par l'oral et le mimétisme ont
donc fait leurs preuves durant des millénaires et l'apparition de
l'écrit nous a peut-être caché ce qui demeurait pourtant
devant nos yeux. Loin de nous l'idée de vouloir prouver ici que ce qui
relève de l'écrit et de la théorie n'a pas permis une
progression fulgurante de la transmission des savoirs, cependant cette forme
d'apprentissage unique n'est peut-être pas suffisante. Il apparaît
donc comme essentiel, pour rester ouvert à l'amélioration de
cette transmission des savoirs, de conjuguer et d'inventer sans cesse de
nouvelles combinaisons des formes d'apprentissage possibles.
Espérer effacer la dichotomie entre théorie et
pratique semble encore aujourd'hui un pari impossible, « sans la
distinction entre savoir théorique et savoir pratique, il semble que
quelque chose d'essentiel à la vie publique soit perdu. Pour certains,
semblables à leurs ancêtres les Gaulois, il semble que, sans ce
solide pilier, le ciel menacerait de leur tomber sur la tête. »
(Latour, id.) Faire avec cette distinction est alors un challenge encore plus
grand puisqu'elle souligne un peu plus cette contradiction entre théorie
et pratique. Pourtant, la théorie sans pratique serait un peu comme
être mère sans enfant et c'est bien de l'action que la
théorie émerge. Dans la même idéologie, une pratique
sans théorie serait une mère sans sentiment, elle agirait
automatiquement, sans se poser de questions et toujours sur le même
modèle calqué à l'infini. Immanquablement, elle
engendrerait ainsi des monstres et l'humanité ne pourrait que s'effrayer
de ce que cette pratique sans racine entrainerait pour l'action au
quotidien.
La connaissance théorique est bien au fondement de
toute pratique conceptualisée mais croire que cette théorie
pourra permettre de tout maîtriser serait certes rassurant, mais
empêcherait aussi cette théorie d'évoluer. « Il
ne sert à rien de rejeter son intuition de praticien, ni de laisser
croire qu'elle serait le mode infaillible de la connaissance du
vivant. » (Cifali, 2005, 281) C'est donc dans le mouvement de
va-et-vient entre théorie et praxis que la connaissance se construit, et
ce que l'on soit étudiant, praticien ou chercheur. Si nous sommes
maintenant persuadés de cela, il n'en est peut-être pas de
même des différents acteurs de la formation infirmière.
Repérer ce qui empêche ce mouvement de se faire sans entrave
devrait nous aider à mieux profiter du changement essentiel que procure
la réforme actuelle de cette formation. Ceci pourrait également
nous permettre d'entrevoir une voie entre formation et éducation, entre
savoir, savoir-faire et savoir-être, entre théorie et pratique.
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