3.2 - Aspect sociologique
3.2.1 - Approche anglophone
La profession infirmière est porteuse de valeurs
communes au sens de T. Parsons (in Dubar&Tripier, 1998, 87) et peut donc
être définie non comme une « occupation » mais
bien comme une « profession » à part entière,
au sens où l'entendait Parsons après avoir étudié
la relation entre médecin et patient. Elle possède en effet un
savoir pratique rationnel résultant d'un apprentissage scolaire et
s'opposant à un savoir traditionnel et des compétences techniques
spécifiques distinctes établissant une différence entre
ceux qui les possèdent et ceux qui ne les possèdent pas. Elle a
pour objectif d'élaborer et de renforcer des valeurs universelles et
elle recherche une attitude affectivement neutre. Cette approche
structuro-fonctionnaliste fonde donc la cohésion d'un système
stable où l'action individuelle est orientée en fonction des
normes et des valeurs véhiculées par ce système mais
montre ses limites dans l'explication des changements de ces normes et valeurs
au cours du temps.
L'approche interactionniste de Bucher et Strauss permet de
mieux rendre compte de ces mouvements dans le temps car ils considèrent
les professions comme constituées « d'amalgames lâches
de segments poursuivant des objectifs différents de manières
différentes et se tenant plus ou moins fragilement sous une
dénomination commune à une période spécifique de
l'histoire. » (Bucher et Strauss, 1961, 326) Pour eux, ces segments
ne sont pas fixes et « ce mouvement leur est imposé par les
changements dans les dispositifs conceptuels et techniques, dans les conditions
de travail institutionnelles et dans leurs relations avec les autres segments
et occupations. » (id., 332)
Ces deux approches se basent donc sur une cohésion
d'une structure qui ne peut être remise en cause que dans l'interaction
avec les autres « segments » (ib) pour l'approche
interactionniste. Mais alors comment se fondent les valeurs communes
décrites dans le structuro-fonctionnalisme ?
3.2.2 - Approche française
En France, la sociologie n'investit le champ professionnel que
tardivement avec Dubar notamment « situant son approche au confluent
des traditions durkheimiennes et wébériennes ». (Dubar,
1992, 505) Il tente ainsi de conjuguer « l'être
social » de Durkheim, fruit de l'éducation propre à
l'homme dans son effort de transmission, et l'individu adulte. Cette
transmission des savoirs conçue, pour Durkheim, comme « un
système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment en
nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes
différents dont nous faisons partie »(Durkheim, 1922, 92)
permet à la sociologie de s'établir en expliquant les rôles
exercés par l'éducation et la transmission dans nos choix, nous
situant dès lors comme un être social prêt à
être utilisé par une société à laquelle nous
appartenons. Alternative à la psychologie cette sociologie semble
cependant se figer lors de l'entrée à l'âge adulte et Dubar
utilise donc également Weber pour aller plus loin.
L'approche de Weber, elle, crée donc l'espace au
côté des analyses économistes
dans « une socialisation plus
« secondaire », notamment dans le champ du
travail. » (Dubar, 1992, 508) Elle nous fait
découvrir l'habitus comme phénomène
incontournable de domination où le dominant assied alors sa domination
par tout un système de justifications acceptées par les
dominés de par ses habitus incorporés depuis la
socialisation primaire au sein de chaque structure familiale. Cette
théorie complète bien l'approche de Durkheim et c'est grâce
à la notion de champ que Bourdieu réussira à
réconcilier ces deux approches entre le holisme de Durkheim et
l'individualisme de Weber.
Dans ce travail, nous ne pouvons donc contourner les notions
bourdieusiennes « d'habitus » et de
« champ » dès lors que cette recherche se trouve
à l'interface des champs de la profession et de la formation tout en
tentant de retrouver les habitus de transmission des infirmiers au
sein des stages cliniques. « Les conditionnements
associés à une classe particulière de conditions
d'existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et
transposables » (Bourdieu, 1980, 88) et ce sont bien ces
habitus que nous allons chercher à trouver en terme de
« potentialités objectives » (id.) reconnues par les
professionnels dans ces étudiants préalablement triés par
un concours et chez qui la capacité à devenir infirmier a
été identifiée et avérée.
« En réalité, du fait que les
dispositions durablement inculquées par les possibilités et les
impossibilités, les libertés et les nécessités, les
facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions
objectives (et que la science appréhende à travers des
régularités statistiques comme les probabilités
objectivement attachées à un groupe ou à une classe)
engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en
quelque sorte pré-adaptées à leurs exigences »
(ibid., 90)
On peut alors penser que devenir infirmier ne se choisit pas
ou tout au moins pas autant que chacun pourrait le croire. A ce stade, cet
aspect durable de l'habitus nous posait beaucoup de difficulté
dans le champ de la formation où, justement, l'apprentissage permet
d'incorporer de nouveaux habitus qui permettront alors d'intégrer le
champ professionnel jusqu'à ce que nous trouvions un
complément à cette notion où
« L'habitus peut aussi être transformé
à travers la socioanalyse, la prise de conscience qui permet à
l'individu d'avoir prise sur ses dispositions. Mais la possibilité et
l'efficacité de cette sorte d'auto-analyse sont elles-mêmes
déterminées en partie par la structure originelle de l'habitus en
question, en partie par les conditions objectives sous lesquelles se produit
cette prise de conscience ». (Bourdieu, 1992, 239)
Apprendre c'est avant tout accepter de ne pas savoir et
l'allégorie du mythe de la caverne de Platon nous montre bien combien
apprendre peut être douloureux. La production de savoirs, la remise en
question des savoirs antérieurs et l'acceptation de la douleur
liée à l'apprentissage nous semblent pouvoir permettre cette
prise de conscience. Elle devrait, dans le champ de la formation comme dans
celui de l'enseignement, inciter les agents à modifier leurs actions au
long de leur carrière par l'interaction avec les apprenants car
« ceux qui dominent dans un champ donné sont en position de le
faire fonctionner à leur avantage, mais ils doivent toujours compter
avec la résistance, la contestation, les revendications, (...) ou non,
des dominés. » (id., 78)
Les infirmiers n'échapperaient donc pas à ces
rapports et peuvent être considérés comme dominants dans le
champ professionnel comme dans le champ de la formation. Cependant,
« dans un champ, les agents et les institutions luttent, suivant les
régularités et les règles constitutives de cet espace de
jeu » (ibid.). Il reste alors à déterminer les
règles de ce jeu où infirmiers experts et novices participent
ensemble à l'élaboration d'un rôle que ceux qu'ils forment
exerceront à leur tour. Nous présentons dans le chapitre suivant
la stratégie employée à cet effet.
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