2. Prendre en compte le rythme de
l'élève
Lors de mon arrivée en petite section, ma surprise a
été grande de constater combien les élèves
présentaient des signes de stress face à la rupture que
l'école représentait, en comparaison du foyer qu'ils quittaient,
mais aussi face à la déferlante de consignes, de règles et
d'activités qui leur arrivait du jour au lendemain. C'est pourquoi j'en
suis arrivé assez tôt à la conclusion que l'enseignant doit
savoir s'adapter aux capacités des élèves de sa classe,
afin notamment que les activités ne soient ni trop simples ni trop
complexes pour eux et qu'ils puissent entrer dans les apprentissages.
Le rapport à l'autre étant en construction
à cet âge, il faut par exemple amener progressivement l'enfant
à prendre conscience de l'autre avant de proposer une activité
par deux. A deux ou trois ans, les enfants sont à un stade de
développement où certaines notions ne sont pas acquises. Ainsi,
pendant une séance d'APS sur la manipulation de balles dans les jeux de
coopération collective, j'ai réalisé que l'organisation
face-à-face par deux est trop difficile à comprendre pour des
élèves de deux ou trois ans. Ils ne restaient pas en face de leur
« binôme » et, lorsqu'ils faisaient rouler la balle, ils
allaient la chercher au lieu d'attendre que ce dernier la leur renvoie. De
plus, étant donné qu'ils n'avaient qu'une balle pour deux, celui
des deux qui ne l'avait pas s'en plaignait en ne comprenant pas pourquoi on lui
prenait « sa » balle.
J'ai donc veillé à favoriser dans les
premières minutes de l'activité un temps de manipulation libre du
matériel qui allait être utilisé par la suite. D'une part
cela permettait aux élèves de se défouler, d'autre part
cela me permettait également de responsabiliser ceux-ci en les
intégrant à la mise en place du matériel. De cette
manière, une partie de leur énergie était canalisée
dans un but commun : se rendre utile en se faisant plaisir. Les meilleurs
moments restent sans doute l'installation des tapis de sol, où cinq
élèves et plus parviennent à déplacer du gros
matériel d'un commun accord, créant ainsi une dynamique de
groupe.
Durant les jeux des « sorciers », où les
élèves touchés doivent s'immobiliser tels des statues, ou
de la « rivière aux crocodiles », où ils doivent
quitter le jeu une fois « croqués » par les crocodiles dans
une zone délimitée, les élèves ont mis du temps
à comprendre le système de l'élimination. Quand l'un d'eux
se trouvait pris, il avait pour consigne de sortir temporairement du jeu et
s'asseoir sur un banc sur le côté, mais soit il ne voulait pas,
soit il revenait dans le jeu par la suite. J'ai compris par la suite que ces
réactions sont normales, car à cet âge, les enfants pensent
qu'on ajoute mais qu'on ne retire jamais : ils comprennent donc assez
difficilement la notion d'élimination. De plus, il est peu concevable
pour eux de cesser de jouer alors que les autres continuent.
En outre, le fait de perdre n'est pas toujours
compréhensible pour de si jeunes élèves : soit ils n'en
comprennent pas le sens, soit ils le voient comme une sorte de punition. Ainsi,
comme pour le travail par deux, il a fallu attendre que l'un ou l'autre en soit
à un stade de développement cognitif plus avancé avant
d'introduire la notion d'élimination.
L'autorité de l'enseignant en maternelle oscille donc
entre un subtil dosage d'autoritarisme et d'affectif. Il doit trouver
l'équilibre entre une attitude trop proche, voire paternaliste, ou
à l'inverse trop distante. Durant ce stage avec de très jeunes
élèves, j'ai éprouvé progressivement du plaisir
à trouver cet équilibre. D'abord réticent à
l'idée de me montrer trop attachant ou attaché, j'ai ensuite
compris que l'enseignant devait veiller à ce que chaque
élève puisse se sentir valorisé, mais qu'il devait
également se montrer attentif aux comportements verbaux et non verbaux,
et être capable d'évaluer ses élèves en les
observant et en leur répondant de manière appropriée. Cet
équilibre me paraît plus délicat à atteindre pour un
homme, au regard de toutes les accusations d'attouchements ou de violences qui
font régulièrement la une des journaux. A mon sens, l'opinion
publique ne permet pas aux hommes d'agir avec la même tendresse et la
même capacité que les enseignantes. Aujourd'hui, les parents, la
police ou les médias ont tendance à tirer la sonnette d'alarme
très rapidement et à monter au créneau pour
protéger les enfants.
Nombreux sont les exemples de professeurs masculins
accusés, à tort ou par vengeance, des années plus tard par
d'anciens élèves. S'il est évident que ceux-ci doivent
être protégés, il n'en demeure pas moins que cette
appréhension persiste et la crainte de voir mon emploi, ma famille, ma
réputation et ma crédibilité démolies en quelques
instants m'incite à cultiver une distance affective avec mes
élèves. Je calque donc dorénavant ma conduite sur les
souvenirs que j'ai de mes propres professeurs d'école, en particuliers
masculins. Si je garde aujourd'hui une image attendrie de ces hommes, c'est
parce qu'ils étaient crédibles. Ils étaient mes
pédagogues, fermes et justes dans leurs comportements et leurs
décisions, mais ils étaient aussi mes complices lors de fugaces
instants où j'étais désemparé affectivement face
à une situation ou lors de temps moins formels. C'est cette perspective
qui m'a attirée dans le professorat et c'est, je l'espère, ce que
mes élèves retiendront de moi avant tout.
En outre, la maturation affective varie d'un
élève à l'autre. Les différences individuelles
doivent être respectées dans le cadre des règles de
l'école, afin que l'enfant y épanouisse ses savoirs-faire. Il en
va autrement des différences affectives. Les expériences
individuelles hors temps scolaire influent largement sur la maturité des
élèves et c'est avec celles-ci que l'enseignant doit apprendre
à composer.
J'ai en effet appris que bien souvent, lorsqu'un
élève de petite section manifeste de l'opposition, cela signifie
qu'il éprouve une peur vis-à-vis d'un élément
nouveau ou perturbateur dans son environnement habituel et non qu'il rejette
l'autorité du professeur. Au moyen de la négation, il trouve un
compromis pour maîtriser cette crainte et montre une première
forme d'indépendance vis-à-vis d'un contenu affectif. Sa
personnalité s'affirme et il donne l'occasion au maître de
l'écouter et de le comprendre.
Depuis mars, je ressens de moins en moins ce stress des
premiers jours. Les élèves semblent s'acclimater à
l'école, en saisir les règles. Je peux leur en demander plus en
termes de concentration, d'investissement dans les activités que je leur
propose. Il serait prétentieux d'affirmer que ces progrès sont de
mon seul fait puisque je bénéficie du travail effectué en
parallèle par la titulaire et de son expérience. Il n'en demeure
pas moins que, si au fil du temps j'ai pris de l'assurance dans ma pratique et
que les élèves se sont adaptés à mon mode de
fonctionnement, la réciproque est vérifiable : c'est parce que
j'ai veillé à m'adapter à leur mode de fonctionnement que
j'ai pu progresser et instaurer des règles de vie dans un climat de
confiance.
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