Section première : Un principe exposé
à la critique
Plusieurs critiques ont été formulées
à l'endroit du principe. Cependant, nous ne nous intéresserons
qu'aux plus fondées qui sont réductibles à deux critiques
majeures : la lourdeur du principe (I) et l'importante place
conférée au ministre des Finances (II).
§ 1 . La lourdeur du principe
Les critiques adressées au principe sont ici relatives aux
lenteurs de son mécanisme (A) et à son juridisme
(B).
66 Luc SAÏDJ, « Réflexion sur le
principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables »,
RFFP n°41, 1994, p. 69 et s.
Etienne DOUAT, « Le principe de la séparation
ordonnateur - comptable est-il toujours opérant ? »,
Journées d'étude des 19 et 20 octobre 1999 sur le thème :
« Archaïsme ou modernité de la fonction d'Agent comptable ?
» in Lettre spéciale de l'ANDAC n°5 - octobre 1999 ou site web
www.andac.info
67 Cf. article 20 de la loi n°90-07 du 26 juin
1990 relative à l'organisation et au contrôle des entreprises du
secteur parapublic et au contrôle des personnes morales de droit
privé bénéficiant du concours financier de la puissance
publique.
Voir dans le même sens, Moustapha SOURANG, « Les biens
et les finances des entreprises publiques », Encyclopédie Juridique
de l'Afrique, NEA, Tome 7, 1982, p. 281 et s.
A - Les lenteurs du mécanisme
C'est là la principale critique que l'on retrouve chez
tous les détracteurs du principe. Le professeur Gilbert ORS ONI affirme
: « La légitimité, voire « la noblesse » des
règles de la comptabilité publique ont leur revers, la lourdeur
et l'allongement des procédures. ». Ainsi, la
séparation des ordonnateurs et des comptables serait à l'origine
de beaucoup de blocages et même de conflits. Les fournisseurs des
services publics se révoltent souvent contre la lenteur des paiements
dont les raisons ne peuvent être trouvées que dans l'accumulation
des contrôles qui sont effectués par le comptable. Des praticiens
de la comptabilité publique comme monsieur René
CELIMENE68 réfutent cette critique. Pour ce dernier, «
Cette critique, bien que sérieuse, n'est pas fondée : dans la
réalité, les lenteurs se situent parfois au niveau de la prise en
charge des titres en machine, mais résultent, le plus souvent, de la
faiblesse de la trésorerie. »69 . Quoi qu'il en
soit, on ne saurait nier la lenteur de la procédure à suivre pour
le simple achat des fournitures d'un bureau dans une collectivité
publique (en comparaison des méthodes plus souples utilisées dans
les entreprises du secteur parapublic par exemple). L'Etat en particulier et
les personnes publiques en général devraient donc songer à
concilier cet impératif de bonne gestion avec l'efficacité de
leurs services - efficacité se matérialisant par exemple par une
rapidité des paiements - ce qui serait un argument de taille pour
inciter les entrepreneurs à contracter avec les personnes publiques sans
arrières pensées.
En somme, il existe un fossé entre le principe tel
qu'il a été théorisé et les imperfections qu'il
manifeste dans son application. Mais ceci s'explique peut-être par
l'éternel conflit « efficacité-régularité
»70 devant lequel le législateur a
préféré privilégier la sécurité des
fonds publics au détriment d'une réalisation simplifiée et
rapide des opérations de dépenses et de recettes.
Cela dit, si ce reproche peut être
considéré comme une critique de fait (n'affecte
pas juridiquement le principe mais le problème de sa perception par
les usagers), il existe un
68 Ancien trésorier principal des Finances des
cadres français.
Sa position est largement partagée par ses
collègues de la comptabilité publique qui estiment que les
faiblesses imputées au principe sont plus dues à son application
qu'à son essence ; car s'il y a par exemple lenteur dans la
procédure de paiement, c'est moins le principe lui-même que la
volonté du comptable pour qui disponibilité de crédit ne
signifie pas seulement présence de liquidité dans les caisses,
mais aussi priorité d'une dépense immédiate par rapport
à une autre prochaine.
69 René CELIMENE op. cit. p. 51
70 Luc SAÏDJ, ibid.
autre qui repose sur des fondements juridiques et que l'on
qualifiera de critique de droit : c'est le juridisme.
B - Le juridisme du principe
C'est une critique que l'on retrouve chez certains auteurs
dont le professeur Luc SAÏDJ dans ses contributions à la RFFP et au
Dictionnaire encyclopédique des finances publiques71. Ce que
celui-ci reproche au principe, c'est de « faire prévaloir des
considérations de régularité sur le souci
d'efficacité » et de conduire « à un
contrôle formaliste voire tatillon, susceptible notamment
d'empêcher, sous prétexte de droit, les opérations
d'intérêt général. »72. Ce qui
pose problème ici, c'est non pas l'existence du contrôle, mais les
incidences que ce contrôle peut avoir sur l'avenir d'une décision
de l'ordonnateur (qui, faut-il le rappeler, est censé faire des choix
opportuns, donc nécessaires au service qu'il dirige ou ayant un
caractère d'intérêt général pour la
communauté dont il a la confiance). Cette incidence n'est autre que la
possibilité pour le comptable de refuser de déférer aux
prescriptions de l'ordonnateur ; elle renvoie donc aux conflits
susmentionnés. Monsieur René CELIMENE ne dit pas autre chose
lorsqu'il déclare : « L'administrateur de crédits, tenu
à une gestion dynamique, est gêné par les contrôles
formels du comptable. »73.
L'autre critique relevant toujours du juridisme et qu'on peut
imputer au principe, c'est de confier l'intégralité de la
responsabilité des opérations financières aux ordonnateurs
uniquement qui seront ainsi jugés sur l'efficacité de leur
gestion. En d'autres termes on ferait peut-être mieux de confier aux
comptables un rôle plus actif.
Ce qu'il y a lieu de retenir au terme de cette analyse, c'est
que le principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables
souffre comme tout bon principe de quelques lacunes qui sont surtout
liées à sa mise en oeuvre. De la lenteur des rouages au juridisme
en passant même par d'autres critiques comme son archaïsme - en
effet, le principe fêtera bientôt ses deux siècles
d'application et pendant toute cette durée, il a été
confronté à de nombreux défis, dont le plus remarquable
est sans doute le progrès
71 pp. 1418-1421
72 Luc SAÏDJ loc. cit. p. 68.
73 René CELIMENE, ibid.
technique qui rend certaines de ses modalités
anachroniques74 - le principe est de plus en plus
décrié.
Si toutes ces critiques s'attaquent directement au principe,
il y en a une qui est afférente aux conséquences du principe dans
l'organisation administrative et qui se rapporte aux prérogatives
importantes reconnues au ministre détenteur du portefeuille de
l'Etat.
§ 2. L'importante place
conférée au ministre chargé des Finances
L'importance de cette autorité peut être
vérifiée aussi bien dans le corps des comptables qui
dépendent tous statutairement de lui (A) qu'au regard
de son statut ou de sa qualité d'ordonnateur principal unique du budget
de l'Etat (B).
A - La dépendance statutaire des comptables
publics
Les comptables publics forment un corps qui est dans son
ensemble soumis au pouvoir hiérarchique du ministre chargé des
Finances. Comme on peut le noter à travers les articles 30 et 32 du
décret 2003-101, sous l'autorité du ministre chargé des
Finances, les comptables directs du Trésor, principaux ou secondaires,
les comptables des administrations financières remplissent les fonctions
qui leur sont allouées. C'est le ministre chargé des Finances qui
nomme par arrêté tous les comptables à l'exception des
comptables principaux qui sont nommés par décret sur sa
proposition (article 36 RGCP). C'est également lui qui fixe le montant
des garanties auxquelles les comptables sont astreints (article 37 RGCP). De
même, lorsque la mise en jeu de la responsabilité du comptable a
abouti à un arrêt ou arrêté de débet il
dispose d'un pouvoir de grâce qui dans une certaine mesure relève
de son pouvoir discrétionnaire75.
Certains ont vu dans cet état de fait une concentration
importante de pouvoirs entre les mains de ce ministre aussi bien au sein du
gouvernement (entre ses pairs) que dans les Collectivités locales.
Dans l'instance gouvernementale, la soumission des comptables
publics à une autorité autre que celle là même
qui dirige l'administration auprès de laquelle ils ont
été
74 La dualité des comptes (compte
administratif-compte de gestion) par exemple est en passe d'être
abandonnée comme c'est déjà le cas dans certains
établissements publics en France. Au mieux la comptabilité
administrative est une annexe de la comptabilité générale,
autrement il y a tout simplement une fusion des deux comptes avec la tenue d'un
seul compte financier.
75 Pour certains auteurs, cette prérogative est
une survivance de la théorie du ministre-juge.
accrédités soulève la polémique
chez certains ministres qui y voient un moyen pour le ministre chargé
des Finances de contrôler les mouvements de leurs fonds. C'est ce qui a
motivé quelques auteurs (le professeur Michel BOUVIER notamment)
à proposer à la
place de la centralisation des comptables, leur soumission
à leur ministère d'attache. Dans les Collectivités
décentralisées, « le comptable du Trésor est
perçu comme l'agent d'une tutelle de l'Etat sur les Collectivités
locales. »76.
Il faut reconnaître que l'importance du ministre
chargé des Finances est plus à déplorer aujourd'hui
qu'à démontrer. Cette autorité fait même office
d'organe incontournable dans la gestion financière des personnes
publiques.
Si la dépendance statutaire des comptables publics est
une illustration de la place importante, peut-être même trop
importante qui lui est conférée, la fonction d'ordonnateur
principal qu'il remplit pourrait aussi abonder dans le même sens.
B - La qualité d'ordonnateur principal
L'article 19 du décret 2003-10 1 dispose : «
Le ministre chargé des Finances est ordonnateur principal unique des
recettes et des dépenses du budget de l'Etat, des budgets annexes et des
comptes spéciaux du Trésor. ». Le Sénégal
a ici adopté le contre- pied du système français qui
reconnaît la qualité d'ordonnateur principal à tous les
ministres. Il n'y a que le ministre chargé des Finances qui ait cette
qualité ; les autres ministres étant de simples administrateurs
de crédits dont les pouvoirs dans le processus d'exécution du
budget sont négligeables. Les administrateurs de crédits ne sont
compétents que pour proposer des engagements et les liquider. La
proposition d'engagement est à distinguer de l'engagement proprement
dit. En effet, l'administrateur ne peut qu'établir un bon d'engagement ;
l'engagement proprement dit n'interviendra qu'au moment où l'ordonnateur
procède à la signature du bon d'engagement.
C'est une manifestation de la prépondérance du
ministre chargé des Finances sur les autres ministres dont il
maîtrise le budget. Suivant toujours les dispositions de l'article 19 du
RGCP, « Le Ministre chargé des finances exerce ses attributions
d'ordonnateur par le moyen d'ordonnateurs délégués au
niveau des administrations centrales et d'ordonnateurs secondaires au niveau
des services extérieurs. Les ordonnateurs
76 Luc SAÏDJ ibid.
délégués et secondaires ainsi que leurs
suppléants sont nommés par décret sur proposition du
ministre chargé des Finances. ».
En définitive, on ne saurait rejeter le
caractère fondé d'une telle critique. On peut en effet imputer
cette prépondérance du ministre chargé des Finances au
principe de la séparation des ordonnateurs et des comptables, qui
malgré la nécessité de la séparation des deux types
de fonction qu'il prône, n'exclut pas pour autant la cohérence de
l'activité financière de l'Etat. Le ministre chargé des
Finances devrait ainsi être regardé comme une autorité dont
la principale fonction est de veiller à l'unité d'action
financière.
L'avenir du principe de séparation est plus que
d'actualité. D'aucuns ont même envisagé sa modification
complète dans le sens de la suppression de certaines attributions du
comptable77. Cependant, une telle option n'est pas encore à
l'ordre du jour, car peu importe si le principe laisse apparaître des
défaillances l'essentiel c'est qu'il constitue une garantie efficace de
la gestion transparente des deniers publics.
Toutefois, à défaut de pouvoir se passer du
principe, il serait peut-être temps de l'adapter, ou de l'alléger
comme cela a été envisagé pour une catégorie
spéciale de dépenses et de recettes.
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