Chapitre II : La séparation des
responsabilités
Ce second point du contenu du principe de la séparation
des ordonnateurs et des comptables n'est au fond qu'un corollaire de la
séparation des fonctions. Il est en fait concevable que la
responsabilité de chaque agent de l'exécution du budget puisse
être appréciée au regard des tâches qui lui sont
confiées. Ce qui signifie qu'une distinction des rôles implique
forcément une distinction des responsabilités. La règle de
la séparation des ordonnateurs et des comptables, comme le soutenait
Georges DEVAUX, est un principe « d'organisation administrative et de
répartition des tâches entre les agents publics, avec des
conséquences sur leur régime de responsabilité et la
répartition des compétences entre juridictions pour
connaître des actes de ces agents. »20.
Ainsi, étant donné qu'il revient à
l'ordonnateur de procéder au choix d'effectuer telle ou telle
dépense, et qu'il dispose à cet égard d'une certaine marge
de manoeuvre, il encourra une responsabilité subjective (Section
I). Quant au comptable, le maniement des fonds auquel il se livre
ainsi que sa compétence liée lui feront encourir une
responsabilité objective (Section II).
Section première : Une responsabilité
subjective des ordonnateurs
La responsabilité de l'ordonnateur est qualifiée
de subjective parce qu'elle se rapporte à son activité ou aux
circonstances dans lesquelles cette activité se déroule.
L'ordonnateur est responsable de la légalité, de la
régularité et de l'exactitude des certifications qu'il
délivre. Cette responsabilité au régime
diversifié (I) relève de l'illusoire
(II) du point de vue pratique.
§ 1 . Un régime de
responsabilité diversifié
La diversification du régime de responsabilité de
l'ordonnateur tient à la distinction
opérée entre les ordonnateurs politiques
(A) et les ordonnateurs - fonctionnaires
(B).
20 Georges DEVAUX, La comptabilité publique,
Paris, PUF, 1957
A - La responsabilité des ordonnateurs
politiques
Ce sont donc les ordonnateurs remplissant une fonction
politique. Il s'agit principalement des ministres21 et des
élus locaux.
La responsabilité des ministres est prévue par
la Constitution. L'article 22 du décret 2003-101 stipule : «
Les ministres, administrateurs de crédits, encourent à raison
de l'exercice de leurs attributions, les responsabilités que
prévoient la Constitution et les lois et les règlements en
vigueur. ». La Constitution sénégalaise du 22 janvier
2001, en son article 101 alinéa 2, dispose dans ce sens : « Le
Premier ministre et les autres membres du Gouvernement sont pénalement
responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et
qualifiés de crimes et délits au moment où ils ont
été commis. Ils sont jugés par la Haute Cour de
Justice22 ».
Cette responsabilité est d'abord pénale et est
mise en jeu en cas de malversation, d'enrichissement illicite, de corruption ou
de recel. En France, la loi du 10 août 2002 relative à
l'organisation du contrôle des dépenses engagées interdit
aux ministres, sous peine de forfaiture (sanctionnée par la
dégradation civique), d'engager sciemment des dépenses en
violation des règles sur le contrôle financier.
Mais la responsabilité est aussi politique.
L'Assemblée nationale pourrait être amenée à voter
une motion de censure dans le cas où le Gouvernement se rendrait
coupable d'une faute de gestion. Cette responsabilité n'est pas
seulement collective, elle est aussi individuelle ; le Président de la
République peut, sur proposition du Premier ministre, inviter un
ministre à démissionner, ou encore mettre fin à ses
fonctions (cf. article 49 Constitution sénégalaise
précitée).
Enfin, la responsabilité civile des ordonnateurs
politiques peut être envisagée. Il est en effet prévu une
responsabilité pécuniaire qui se matérialise par un
paiement de la dépense irrégulièrement engagée sur
les deniers personnels de l'intéressé.
21 Il faut préciser que le décret
sénégalais 2003-10 1 en son article 19 ne répertorie parmi
les ordonnateurs politiques que le ministre chargé des Finances et les
organes exécutifs locaux, mais les autres ministres en tant
qu'administrateurs de crédits encourent pratiquement la même
responsabilité que leur collègue des Finances. De même, le
Président de la République n'est pas considéré par
cet article comme ordonnateur par opposition à son homologue
français dont la question de la qualité d'ordonnateur divise la
doctrine (cf. Michel LASCOMBE et Xavier VANDENDRIESSCHE,
« Plaidoyer pour assurer le succès d'une
réforme », RFDA, mars - avril 2004, p. 406).
22 En France, depuis la réforme
constitutionnelle de 1993, c'est la Cour de Justice de la République qui
est compétente pour en connaître (cf. article 68.1 Constitution
française du 4 octobre 1958 modifiée).
En ce qui concerne les élus locaux, leur
responsabilité personnelle et pécuniaire pourrait être
envisagée en cas de réquisition suivant les dispositions de
l'article 360 de la loi 96- 06 du 22 mars 1996 portant code des
collectivités locales du Sénégal.
On peut en résumé dire que les ordonnateurs
politiques, selon qu'il s'agit des ministres ou des exécutifs locaux,
encourent une triple responsabilité : politique, pénale et civile
ou une responsabilité personnelle et pécuniaire.
Les autres ordonnateurs obéissent quant à eux
à un régime de responsabilité différent.
B - La responsabilité des ordonnateurs -
fonctionnaires
A la différence des ordonnateurs principaux qui
remplissent des fonctions politiques, les ordonnateurs secondaires sont des
fonctionnaires. De ce fait, leur responsabilité est avant tout
disciplinaire. Mais ils sont aussi soumis à une responsabilité
civile et pénale en plus de celle prévue par la Cour des comptes
comme le précise l'article 22 alinéa 2 du décret 2003-101
« Les ordonnateurs délégués ou secondaires de l
'Etat ainsi que ceux des autres organismes publics encourent une
responsabilité qui peut être disciplinaire, pénale et
civile sans préjudice des sanctions qui peuvent leur être
infligées par la Cour des Comptes ».
S'agissant de la responsabilité disciplinaire, la loi
61-33 du 15 juin 1961 modifiée portant statut général de
la fonction publique du Sénégal dispose en son article 15 :
« Toute faute commise par un fonctionnaire dans l'exercice ou à
l'occasion de l'exercice de ses fonctions l'expose à une sanction
disciplinaire... ». C'est une responsabilité qui est mise en
jeu par son supérieur hiérarchique et qui conduit à des
sanctions qui peuvent être du premier degré (avertissement,
blâme), du second degré (réduction de l'ancienneté
ne pouvant excéder deux ans) ou encore du troisième degré
(radiation du tableau d'avancement pour deux ans, rétrogradation,
exclusion temporaire de fonction pour une durée maximale de six mois,
révocation avec ou sans suspension des droits à pension). Ce sont
des sanctions qui affectent la carrière de l'ordonnateur.
Quant à la responsabilité pénale, c'est la
même que celle encourue par les ministres. En France, elle est aussi
prévue par la loi du 10 août 1922 précitée ; sa mise
en oeuvre aboutit en principe à une révocation du fonctionnaire
et à une perte des droits civiques. Pour ce qui est de la
responsabilité civile, il s'agit pour l'ordonnateur de réparer le
préjudice causé à la collectivité publique qui
l'emploie sur ses propres deniers.
En plus de cette triple responsabilité, il y a une
responsabilité qui est encourue devant la chambre de discipline
financière23 de la Cour des comptes. Cette chambre dont les
attributions sont définies dans le chapitre IV de la loi organique
n° 99-70 du 17 février 1999 sur la Cour des comptes, peut infliger
aux ordonnateurs des amendes d'un minimum de 50.000 F qui ne peuvent cependant
dépasser le double du montant du salaire brut de
l'intéressé à la date à laquelle les faits ont
été commis.
Les ordonnateurs secondaires sont en définitive soumis
à une responsabilité disciplinaire civile et pénale sans
préjudice des amendes qui peuvent être infligées par la
chambre de discipline financière.
En définitive, la diversification du régime de
responsabilité des ordonnateurs est sous- tendue par le fait que parmi
eux il y en a qui remplissent des fonctions politiques contrairement à
d'autres. La responsabilité des ordonnateurs a un contenu très
varié, en tout cas du point de vue théorique. Il serait
intéressant d'analyser cette responsabilité du point de vue
pratique.
§ 2 . Une responsabilité difficile
à mettre en oeuvre24
Au regard du régime juridique qui lui est applicable,
on pourrait être tenté de penser que la responsabilité des
ordonnateurs est très encadrée. Mais dans la pratique, elle n'est
presque jamais mise en jeu pour les ordonnateurs politiques
(A) alors que son application à l'endroit des
fonctionnaires reste atténuée (B).
A - L'irresponsabilité de fait des ordonnateurs
politiques
Pour ce qui est d'abord des élus locaux, il faut dire
que presque aucun texte n'est intervenu pour organiser leur
responsabilité. La chambre de discipline financière de la Cour
des comptes qui aurait pu être compétente pour connaître de
leur responsabilité les exclut de ses justiciables
énumérés à l'article 48 de la loi organique
99-70.
23 Dans le droit français, ce rôle est
confié à la Cour de discipline budgétaire et
financière. M. André PAYSANT, dans son ouvrage de Finances
publiques, fait allusion à une responsabilité
parapénale.
24 Sur les faiblesses et difficultés de la mise
en oeuvre de cette responsabilité au Sénégal, voir Moussa
ZAKI, Le contrôle des finances publiques dans les Etats d'Afrique noire
francophone : l'exemple du Niger et du Sénégal, thèse,
Université des sciences sociales de Toulouse 1, janvier 1999, p. 308 et
s.
Concernant les ministres, aussi bien sur le plan pénal,
civil que politique, leur responsabilité n'est pratiquement jamais mise
en jeu.
S'agissant des responsabilités politique et
pénale, le vote d'une motion de censure tout comme inviter un ministre
à s'expliquer devant la Haute Cour de justice est une sanction trop
lourde. Dans la majorité des cas, les parlementaires
préfèrent ignorer un dépassement de crédits
plutôt que de créer une crise institutionnelle, d'autant plus que
les considérations politiques l'emportent sur les exigences
financières. En droit français, l'irresponsabilité
pénale s'explique également par le fait que la Cour de justice de
la République créée en 1995 « n'a pas eu
l'efficacité que l'on attendait d'elle. Rarement saisie, elle statue
encore plus rarement et n'a jamais eu l'occasion de se prononcer sur des
affaires financières. »25.
La responsabilité civile ne déroge pas à
cette règle. Mais si l'irresponsabilité en matière
politique et pénale est motivée par des mobiles politiques, les
causes sont ici à chercher dans des considérations techniques. Il
y a très souvent une nette disproportion entre les revenus de
l'ordonnateur et la somme qu'il devrait normalement restituer. D'autre part, la
multiplicité des lois intervenues (1817, 1848, 1850, 1922, 1938, 1946)
en France pour consacrer cette responsabilité civile, ajoutée au
fait que jamais des sanctions n'ont été prononcées,
témoigne de l'ineffectivité de cette
responsabilité26. Et même si cette
responsabilité est consacrée, il faut reconnaître qu'elle
n'est pas définie et qu'il n'y a pas de juridiction compétente
pour en connaître.
Tout ceci porte à croire que les responsables
politiques sont, en tout cas en fait, affranchis de toute sanction. Nous
pouvons cependant objecter qu'avec l'affaire dite des chantiers de
Thiès, on a assisté à la mise en jeu des
responsabilités politique et pénale d'un Premier ministre et d'un
ministre, mais toujours est-il que l'irresponsabilité de fait demeure la
règle et que cet exemple n'en est qu'une rare exception.
On ne peut cependant pas en dire autant pour les ordonnateurs
secondaires même si les situations sont à peu prés
similaires.
25 Michel LASCOMBE et Xavier VANDENDRIESSCHE, «
Plaidoyer pour assurer le succès d'une réforme », RFDA, mars
- avril 2004, p. 406.
26 P. M. GAUDEMET & J. MOLINIER, Finances
publiques (Budget / Trésor), 7e éd., Paris,
Montchrestien, 1996, p. 353.
B - La responsabilité atténuée des
fonctionnaires
Pour les ordonnateurs-fonctionnaires, la mise en jeu de la
responsabilité est effective même si elle demeure peu
récurrente.
En matière disciplinaire, les sanctions sont
très rarement prononcées parce que la plupart du temps
l'irrégularité commise ne l'est pas pour des
intérêts personnels, mais dans un souci d'efficacité du
service. Il y a donc une certaine solidarité qui prévaut. D'un
autre côté, la mise en oeuvre de cette responsabilité
pourrait impliquer indirectement le supérieur hiérarchique
lui-même, ce qui consolide la réticence à l'amorcer.
En matière pénale, la sanction rattachée
à la responsabilité est lourde voire trop sévère
(révocation et dégradation civique). A cela, il faut ajouter que
« les irrégularités budgétaires
représentées le plus souvent par les dépassements de
crédits ne sauraient constituer des dépassements au sens
pénal du terme »27.
La mise en jeu de la responsabilité civile rencontre
les mêmes écueils que pour les ordonnateurs politiques. Si en
effet le ministre n'est pas en mesure de rembourser, le fonctionnaire l'est
encore moins.
La responsabilité « parapénale »
rencontre aussi des obstacles quant à sa mise en oeuvre à cause
des attributions restreintes de la Cour de discipline budgétaire et
financière en France. En effet elle ne sanctionne que les
irrégularités financières, laissant en rade les
infractions les plus graves telles que l'avantage injustifié
procuré à autrui, la faute intentionnelle, l'imputation
frauduleuse etc. En outre, le code de justice financière prévoit
en ses articles 313-9 et 313-10 que les personnes justiciables devant la Cour
ne sont passibles d'aucune sanction si elles peuvent établir qu'elles
ont commis les actes irréguliers en exécution d'un ordre
écrit de leur supérieur hiérarchique. La Cour de
discipline budgétaire et financière ne peut s'autosaisir et la
procédure de saisine est longue28. Les professeurs
Vandendriessche et Lascombe en arrivent à la conclusion que «
le risque pour un agent public d'être attrait devant la Cour de
discipline budgétaire et financière est nul ».
En comparaison avec les ordonnateurs principaux, on ne peut pas
dire que les fonctionnaires sont irresponsables mais leur
responsabilité est atténuée, étant donné
que
27 Nguyen CHANH TAM, Finances publiques
sénégalaises, l'Harmattan, 1990, p. 288.
28 Sur les défaillances de la Cour de
discipline budgétaire et financière relativement à ses
attributions, voir Bernard POUJADE, Etat des lieux de la responsabilité
des ordonnateurs en droit public financier aujourd'hui, RFFP n°92, 2005,
pp. 101-111.
si elle est réellement engagée et que des
sanctions sont prévues, il est rare qu'une action disciplinaire, civile
ou pénale soit entreprise.
En tout état de cause, il est en théorie
prévu pour l'ordonnateur une responsabilité à la mesure du
pouvoir discrétionnaire dont il dispose dans le choix des
dépenses. Cependant, cette responsabilité dans son application ou
dans ses effets est tout autre. Monsieur Moussa ZAKI ne dit pas autre chose
lorsqu'il affirme : « Ainsi, les cas de responsabilité sont
nombreux et réels dans la pratique. Cependant, leur mise en oeuvre
soulève, dans la pratique nigérienne ou sénégalaise
de nombreux problèmes. »29.
S'il est cependant difficile de mettre en jeu cette
responsabilité du fait de son aspect subjectif qui ne facilite pas la
maîtrise des véritables intentions qui ont animé
l'ordonnateur coupable d'une irrégularité financière, le
comptable ne saurait bénéficier d'une telle occurrence en raison
du caractère objectif de sa responsabilité.
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