Section 1.2.4. : La perte du droit fondé en
titre
Le Conseil d'Etat a jugé dans un arrêt de
principe << SA Laprade énergie » n°246929 du 5 mai 2004
que «la force motrice produite par l'écoulement d'eaux
courantes ne peut faire l'objet que d'un droit d'usage et en aucun cas d'un
droit de propriété ; qu'il en résulte qu'un droit
fondé en titre se perd lorsque la force motrice du cours d'eau n'est
plus susceptible d'être utilisée par son détenteur, du fait
de la ruine ou un changement d'affectation des ouvrages essentiels
destinés à utiliser la pente et le volume de ce cours d'eau ;
qu'en revanche, ni la circonstance que ces ouvrages n'aient pas
été utilisés en tant que tels au cours d'une longue
période de temps, ni le délabrement du bâtiment auquel le
droit de prise d'eau fondé en titre est attaché, ne sont de
nature, à eux seuls, à remettre en cause la
pérennité de ce droit ; ... ».
Ce considérant de principe a été
confirmé à plusieurs reprises depuis, et notamment dans
l'arrêt << Arriau »58 du 16 janvier 2006, et
l'arrêt << M. et Mme Sablé »59 du 7
février 2007 (annexe 4).
Cette jurisprudence nouvelle du Conseil d'Etat va à
l'encontre de la doctrine qui jusque là admettait communément
qu'un droit fondé en titre ne se perdait ni par la ruine ni même
lorsque l'ouvrage était totalement disparu. De même cette
jurisprudence contredit la doctrine qui jusque là admettait parfois
aussi que << les droits à l'usage de l'eau attachés
à la
58 Arrêt du Conseil d'Etat n° 263010,
<< Arriau », du 16 janvier 2006.
59 Arrêt du Conseil d'Etat n°280373,
<< M. et Mme Sablé » du 7 février 2007.
prise peuvent se perdre par le non-usage en dehors de
toute prescription acquisitive »60, et ce à l'appui
notamment de l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de
Cassation du 17 juillet 195861. Or, comme le souligne Jean-Marc
Février dans sa note62 à la revue << Droit
Administratif >> à propos de l'arrêt << Sablé
>>, « le juge considère que « la circonstance que le
droit sur l'eau serait un droit d'usage qui se perdrait par non utilisation est
sans influence sur la pérennité du droit fondé en titre
» (CAA Bordeaux, 28 juin 2001, Poux) ». Le Conseiller d'Etat
Yann Aguila sur l'arrêt du 7 février 2007, << M. et Mme
Sablé >>63, nous rappel d'ailleurs que
« le droit d'eau ne se perd pas par le non usage »
et que si « ce point à été
discuté [le Conseil d'Etat a] expressément
apporté cette précision par sa décision SA Laprade
Energie. Cette solution se comprend bien, puisqu'il s'agit d'un droit
réel immobilier : le non usage ne saurait avoir d'effet sur l'existence
d'un droit ».
Dans l'arrêt « Arriau » le Conseil
d'Etat distingue la ruine du délabrement par la capacité que
l'ouvrage aurait ou non a être de nouveau utilisé,
puisqu'il juge << que si cet ouvrage est partiellement
délabré, ses éléments essentiels ne sont pas dans
un état de ruine tel qu'il ne soit plus susceptible d'être
utilisé par son détenteur ». Il convient dès
lors d'évaluer la possibilité pour le moulin d'être
susceptible d'être remis en fonctionnement, pour savoir si un ouvrage
aujourd'hui en mauvais état, est toujours susceptible de
bénéficier du droit d'eau fondé en titre qui lui est
attaché. A la lecture de la jurisprudence et d'une doctrine bien que
rare en la matière, il semble que la ruine ne soit pas constituée
tant que les éléments essentiels destinés à
utiliser la pente et le volume du cours d'eau (canal d'amené, canal de
fuite, seuil, fosse d'emplacement du moulin ou de la turbine) restent visibles
et, dès lors que quelques travaux de débroussaillage,
débouchage, enrochement complémentaire, ou de petites
consolidations suffisent à les remettre en état de
fonctionnement. En outre, toute ruine n'est pas susceptible d'entraîner
la fin du droit d'eau fondé en titre. En effet, si la ruine est le
résultat d'une crue intervenue alors que le propriétaire de
l'ouvrage avait préalablement fait part de sa volonté de
l'exploiter à nouveau, le droit d'eau fondé en titre demeure,
à la condition toutefois que les éléments existant
permettent de reconstituer l'ouvrage conformément à sa
consistance légale.
60 lexisnexis, JCP - environnement, << eau et
usages >> 2° Prises d'eau ayant une << existence légale
>> ou << fondées en titre >>.
61 Arrêt de la première chambre civile de
la Cour de Cassation, 17 juillet 1958, publié au cahier juridique de
l'électricité et du gaz, 1958, page 186.
62 Droit administratif, avril 2007, commentaire
n°56, << précisions sur les prises d'eau fondées en
titre >>.
63 Publiées à la Revue Française
de Droit Administratif 2007, page 494.
Pour illustration, rappelons l'analyse des faits par le
Conseil d'Etat dans l'arrêt << SA Laprade énergie ».
Pour le juge administratif suprême « le canal d'amenée
n'est qu'obstrué par les travaux de terrassement entrepris dans le cadre
d'une autorisation préfectorale accordée le 8 juillet 1983 puis
annulé par le juge administratif ; que le canal de fuite, s'il est
envahi par la végétation, demeure tracé depuis le moulin
jusqu'au point de restitution ; qu'il pourrait être remédié
à la dégradation subie en son centre par la digue, qui consiste
pour partie en un banc rocheux naturel, par un simple apport d'enrochement ;
qu'ainsi, la possibilité d'utiliser la force motrice de l'ouvrage
subsiste pour l'essentiel ».
De la même manière, la troisième chambre
civile de la Cour de Cassation a jugé dans un arrêt relatif
à l'affaire du << Moulin de Soutière » du
1er avril 1992 « que la renonciation à un droit ne
se déduit pas de la seule inaction de son titulaire et ne peut
résulter que d'actes manifestants sans équivoque la
volonté de renoncer ».
Quant au changement d'affectation d'un ouvrage
susceptible de mettre fin au droit d'eau dont est titulaire le
propriétaire dudit ouvrage, il s'agit d'une utilisation autre que celle
pour laquelle l'ouvrage avait été construit. Lorsque le
droit d'eau fondé en titre avait, par exemple, pour objet de permettre
l'utilisation de la force motrice de la chute d'eau pour en
tirer de l'énergie (pour actionner une roue, produire de
l'électricité, etc.), il y a changement d'affectation dans
l'hypothèse où la retenue d'eau est désormais
utilisée pour l'irrigation, la pisciculture ou encore le loisir. Notons
toutefois que le Conseil d'Etat a jugé dans l'arrêt <<
Arriau » de 2006 qu'il n'y avait pas changement d'affectation lorsqu'un
moulin utilisant dans le passé l'énergie de la chute d'eau pour
moudre le grain, et qu'il l'utilise dorénavant pour produire de
l'électricité. Le droit d'eau tombe donc de
lui-même dès lors que ce changement d'affectation rend la force
motrice du cours d'eau insusceptible d'être utilisée par
le détenteur du titre. Il s'agit là, comme pour la ruine, d'une
appréciation au cas par cas. La transformation du moulin en
résidence secondaire, par exemple, est indifférente dès
lors que les éléments essentiels destinés à
l'utilisation de la force motrice ne subissent pas de transformations telles
qu'ils ne puissent plus être utilisés comme prévu à
l'origine.
La pérennité du droit fondé en titre ne
signifie pas qu'il ne puisse pas être révoqué ou
modifié par l'administration pour des motifs d'intérêt
général. Notons cependant que les droits fondés en titre
sont mieux protégés sur les cours d'eau domaniaux où leur
révocation ou
modification entraîne l'indemnisation du titulaire du
titre, y compris lorsque l'intérêt général est
allégué, alors que sur les cours d'eau non domaniaux, aucune
indemnisation n'est prévue dans cette dernière hypothèse.
En outre, lorsqu'un ouvrage fondé en titre n'est plus exploité
depuis une longue période de temps et qu'il ne fait plus l'objet d'un
entretien régulier, cela ne justifie pas la perte de son droit d'eau,
mais l'inaction du titulaire de ce droit peut aboutir à la perte, par ce
dernier, d'un éventuel droit à indemnisation en cas d'atteinte
portée à ce droit par le titulaire d'un autre droit d'eau
concurrent (voire jurisprudence << Arriau »). La Cour Administrative
d'appel de Bordeaux a, par exemple, dans son arrêt du 4 novembre 2003
<< M. Le Scouarnec », admis l'indemnisation du titulaire dont les
droits étaient lésés du fait de la mise en fonctionnement
d'un barrage amont, au motif notamment que son ouvrage se trouvait encore en
état de fonctionnement.
Notons enfin que conformément à l'article
L215-10 du code de l'environnement, le non entretien pendant au moins 20 ans
à compter du 30 mars 1993 pourra, à l'avenir, provoquer non pas
la disparition des droits fondés en titre mais la mise en oeuvre d'une
procédure de révocation sans indemnité, pour ce qui est
des ouvrages installés sur des cours d'eau non domaniaux, ce qui est de
nature à affaiblir encore la solution actuellement retenue. En effet, le
droit d'eau fondé en titre en plus de s'éteindre de
lui-même suite à la ruine ou au changement d'affectation d'un des
éléments essentiels destiné à utiliser la force
motrice du cours d'eau, celui-ci pourra être révoqué sans
indemnité dès lors qu'il sera prouvé un défaut
d'entretien de plus de vingt ans et qu'il s'agira d'un ouvrage installé
sur un cours d'eau non domanial.
Qu'en est-il maintenant concernant les ouvrages dont l'existence
n'est pas antérieure à l'abolition de la féodalité
?
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