Partie 1 : ANALYSE DES
DIFFERENTS CAS
L'analyse des différents cas d'ouvrages hydrauliques
qu'il est possible de rencontrer en droit français nécessite
d'établir le contexte juridique (chapitre 1.1.) ayant conduit à
la situation actuelle. En effet, notre droit actuel est issu
d'évolutions législatives et jurisprudentielles marquées
depuis la Révolution française de 1789 par des philosophies
différentes qui ont fortement imprégnées le cadre
légal des ouvrages hydrauliques. Ainsi, si la Révolution s'est
voulue comme une rupture avec l'Ancien Régime, elle n'en a pas pour
autant mis fin à tous les droits qui en étaient issus. Les
moulins construits sur les cours d'eau non domaniaux avant l'abolition des
droits féodaux conservent en effet un régime particulier que
certains qualifieront de « privilégier >> et sont dès
lors bénéficiaires d'un « droit d'eau fondé en titre
>>, ce sont les usines et moulins ayant une existence légale
(chapitre 1.2.). Cependant la période de trouble juridique initié
par l'avènement d'un nouveau régime politique et d'une nouvelle
organisation administrative a fait émerger la nécessité
d'une réglementation particulière aux moulins et usines
hydrauliques, lesquels devront désormais être autorisés et
par là même « fondés sur titre >> (chapitre
1.3.). Bien que le statut de ces différents ouvrages soit fixé de
manière précise, l'évolution du régime juridique de
chaque ouvrage pris individuellement est susceptible d'évolutions
(chapitre 1.4.) permettant ainsi une diversité de situations sans
empêcher toutefois l'émergence de cas particuliers quant à
leur situation foncière (chapitre 1.5.).
Chapitre 1.1. : Etablissement du contexte juridique
Le contexte juridique relatif au statut des ouvrages
hydrauliques a d'abord été marqué par l'adoption des
premières grandes lois sur l'eau de 1898 et de 1919 (section 1.1.1.),
lesquelles ont contribuées à fixer la définition du droit
d'eau (section 1.1.2.) ainsi que la consistance légale des droits d'eau
(section 1.1.3.) dont sont en principe titulaires les propriétaires
riverains des cours d'eau.
Section 1.1.1. : Les premières grandes lois sur l'eau
de 1898 et 1919
La loi sur le régime des eaux de 1898 définit
les droits et obligations des riverains que l'on retrouve aujourd'hui dans le
code de l'environnement au chapitre V du livre II << dispositions propres
aux cours d'eau non domaniaux». Le titre Ier << eaux pluviales et
sources » de la loi de 1898 a modifié les articles 641 à 643
du code civil, lesquels sont encore aujourd'hui issus de cette version. Mais
c'est le titre II sur les << cours d'eau non navigables et non flottables
» qui nous intéresse ici plus particulièrement. La loi de
1898 est venue confirmer la thèse de la doctrine du XIXème
siècle selon laquelle l'eau des cours d'eau non navigables ni flottables
est res communis (chose commune). L'article 3 de cette loi qui apporte une
véritable innovation, allant contre l'opinion dominante de la doctrine
de l'époque, puisqu'il dispose que « le lit des cours d'eau non
navigables et non flottables appartient aux propriétaires des deux rives
».
Il existait quatre systèmes présentés par
la doctrine et la jurisprudence du XIX ème siècle : le premier
défendu par Proudhon et Rives disait que les rivières non
navigables ni flottables appartenaient au domaine public au même titre
que les rivières navigables ; le deuxième défendu par
Championnière et Daviel accordait au contraire la
propriété du lit et du cours d'eau aux riverains ; le
troisième, qui était celui de la jurisprudence, posait que le lit
et
les cours d'eau sont choses communes qui n'appartiennent
à personne et dont l'usage est commun à tous aux termes de
l'article 714 du code civil ; enfin, le quatrième système qui lui
avait peu de défenseurs mais qui fut consacré par la loi de 1898
accordait la propriété du lit aux riverains tandis que le cours
d'eau n'appartenait à personne.
Concernant l'usage de l'énergie hydraulique,
jusqu'à la loi de 1898 la prétention de l'administration de
vouloir soumettre l'usage de la force motrice à une autorisation
administrative n'était appuyée sur aucun texte, et nombreux
étaient ceux qui comme Trolong déclaraient que cet usage
n'était « qu'un abus et un débris de l'esprit
envahisseur de l'administration impériale »28.
Sont ensuite posées les obligations des
propriétaires des fonds bordants que nous retrouvons aujourd'hui aux
articles L215-1 et suivants du code de l'environnement. Avec la loi de 1898,
c'est la première fois que l'Etat intervient pour réglementer les
usages de la rivière par un système d'autorisation que nous
appellerions aujourd'hui << police de l'eau ». Cependant il ne
s'agit pas, à la fin du XIX ème siècle, de répondre
à des impératifs d'ordre environnementaux, mais plutôt
d'assurer le respect de la salubrité publique et donc de la
sécurité publique face à l'important développement
industriel qu'a déjà connu la France. En protégeant le
statut de l'eau et en en faisant une chose commune, cette loi a
également le souci de veiller à ce que tous les agriculteurs
puissent avoir accès à la ressource, et notamment ceux
situés en aval.
Un règlement d'administration publique de 1905 et une
circulaire ministérielle du 1er juin 1906 arrêtent les bases de la
police des cours d'eau. Ces textes toujours en vigueur sont repris au niveau
départemental sous forme de règlements de police des cours d'eau
signés par les préfets dans le courant du second semestre
1906.
Quant à l'usage hydraulique (l'usage industriel), c'est
pour l'essentiel un usage qui est régi par la loi sur l'énergie
hydraulique du 16 octobre 1919, précisé et adapté par les
textes successifs postérieurs. La plus grande partie des << vieux
» moulins d'une puissance inférieure à 150 kW ne sont pas
visés par la loi de 1919. Qu'ils aient bénéficié
d'un règlement d'eau antérieur à 1919 ou qu'ils soient
fondés en titre, ils sont autorisés sans formalité et
sans
28 Tiré de la thèse de A. Hauriou
<< La mainmise de l'Etat sur l'énergie des cours d'eau non
navigables ni flottables ».
limitation de durée. Contrairement aux autorisations
accordées dans le cadre de la loi de 1919, leurs droits d'eau sont
cessibles, ils suivent le moulin en cas de changement de propriétaire.
Cette loi de 1919 marquait à l'époque l'entrée de l'Etat
dans le domaine de l'énergie hydraulique. En effet après avoir
attribué le lit des cours d'eau non domaniaux aux riverains par la loi
de 1898, mais fait de l'eau des cours d'eau une chose commune, l'Etat semble
s'approprier l'énergie hydraulique. C'est en tout cas ce que
développe André Hauriou dans sa thèse pour le doctorat
politique présenté à Toulouse en 1921 « La mainmise
de l'Etat sur l'énergie des cours d'eau non navigables ni flottables
». Selon lui « un problème allait alors se poser,
dès l'entrée de l'Etat dans le domaine de la production, de la
solution duquel dépendrait sa réussite ou son échec comme
producteur : se procurer sans grever trop lourdement les finances du pays et,
par conséquent, sans expropriation, ces biens qui sont le point de
départ indispensable de toute action industrielle et qui porte le nom de
sources de production. Le législateur de 1919 a résolu le
problème pour les mines et pour l'énergie hydraulique, mais non
sans léser gravement des intérêts particuliers
»29. Et d'ajouter « la mainmise de l'Etat est
encore plus nette en matière d'hydro-électrique ou la plus grande
partie de l'énergie, celle produite par les cours d'eau non navigables
ni flottables et qui se trouvait encore avant 1919, dans le patrimoine des
riverains ou des usiniers, est nationalisée et passe dans le domaine de
l'Etat »30. Les statistiques du ministère de
l'agriculture nous montrent d'ailleurs qu'en 1918 il existait 42 025
entreprises d'une puissance motrice inférieure à 500 kW, et
seulement 168 étaient d'une puissance motrice supérieure à
500 kW.
L'article 1er de la loi du 16 octobre 1919 pose que
« nul ne peut disposer de l'énergie des marées, des
lacs, des cours d'eau, quel que soit leur classement, sans une concession ou
une autorisation de l'Etat ». Pour André Hauriou, cet article
1er « consacre l'avènement d'un bien nouveau,
l'énergie hydraulique, envisagée pour la première fois
comme distincte de l'eau qui lui sert de véhicule. Get article place
l'énergie hydraulique hors du commerce ordinaire des choses
».
L'article 2 de cette loi, modifié par la loi du 15
juillet 1980, pose que « sont placés sous le régime de
la concession les entreprises dont la puissance31
excède 4500 kW (500 kW à l'origine), sont placés sous le
régime de l'autorisation toutes les autres entreprises ».
29 Page 8 de la thèse d'André
Hauriou.
30 Page 9 de la thèse d'André
Hauriou.
31 Produit de la hauteur de chute par le débit
maximum de la dérivation.
Enfin, l'article 1832 de cette même loi
prévoit que « les dispositions des paragraphes 1er,
2, 3 et 4 du présent article (prévoyant notamment que les
entreprises autorisées avant le 16 octobre 1919 demeurent soumises au
même régime pendant 75 ans puis sont assimilables aux entreprises
arrivant en fin de concession ou d'autorisation) ne sont pas applicables
aux entreprises dont la puissance maximum ne dépasse pas 150 kW ; ces
entreprises demeurent autorisées conformément à leur titre
actuel et sans autre limitation de durée que celle résultant de
la possibilité de leur suppression dans les conditions prévues
par les lois en vigueur sur le régime des eaux courantes ».
Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 5 juillet 2004
« SA Laprade énergie »33, fait application de cette
loi et rappelle « qu'en vertu de l'article 1er de la loi du 16 octobre
1919 relative à l'utilisation de l'énergie hydraulique, Nul ne
peut disposer de l'énergie des marées, des lacs et des cours
d'eau, quelque soit leur classement, sans une concession ou une autorisation de
l'État ; qu'en application de l'article 2, sont placées sous le
régime de la concession les entreprises dont la puissance excède
4 500 kilowatts et sous le régime de l'autorisation les autres
entreprises ; que l'article 29 de la loi exempte les usines ayant une existence
légale de la soumission à ces régimes ».
Au final, la loi de 1919 relative à l'utilisation de
l'énergie hydraulique soumet au régime de la concession les
entreprises dont la puissance motrice excède les 4500 kW et au
régime de l'autorisation toutes les autres, tout en prévoyant
d'exclure de ces obligations les entreprises ayant une existence légale
ou ayant une force motrice ne dépassant pas les 150 kW.
32 Non modifié, non abrogé.
33 Conseil d'Etat, 6ème et 1ère sous-sections
réunies, 5 juillet 2004, n° 246929.
Section 1.1.2. : La notion de droit d'eau
Il existe deux types de droits d'eau : les droits d'eau
fondés en titre et les droits d'eau fondés sur titre.
Les droits d'eau fondés sur titre résultent de
l'adoption par l'administration d'un règlement d'eau34. La
notion de droit d'eau fondé en titre quant à elle est apparue au
début du XXème siècle sans toutefois faire l'objet d'une
définition officielle. La doctrine a pu en donner une définition.
Aussi Fabreguettes écrira en 1911 dans son ouvrage « traité
des eaux publiques et privées »35 que « ce sont
des droits acquis antérieurement à l'abolition de la
féodalité, soit par convention, prescription, destination du
père de famille ou même déclaration d'utilité
publique, en vertu de quoi aurait été conféré un
droit d'usage de l'eau ».
Mélinda Jadault dans son rapport de stage sur
« les ouvrages et droits d'eau fondés en titre
»36 définira le droit d'eau comme « un
droit afférent à une prise d'eau dont le détenteur peut
invoquer à la base de son occupation du cours d'eau, soit un document
autre qu'une simple autorisation administrative, soit certaines situations de
fait anciennes ».
Un ouvrage est fondé en titre ou a une existence
légale « quand ses droits sont afférents à des
prises d'eau établies en vertu d'un contrat d'albergement, contrat par
lequel les seigneurs féodaux, qui possédaient des droits utiles
de jouissance ou d'usage sur les rivières non navigables ni flottables,
concédaient leurs droits à des tiers afin d'en tirer un revenu.
L'est également celui dont les droits sont afférents à des
prises d'eau fondées sur une vente de biens nationaux, suite à la
mainmise par l'Etat sur les biens des ecclésiastiques et sur ceux des
émigrés ». En outre, et comme le souligne Paul
Denozière dans son ouvrage « l'Etat et les eaux non domaniales
»37, « le caractère d'établissement
fondés en titre peut résulter évidemment de la production
d'un titre antérieur à la Révolution mais, à
défaut d'un tel titre, il est admis en doctrine et en jurisprudence que
la légalité d'un établissement résulte suffisamment
du seul fait de son existence incontestée avant l'abolition le 4
août 1789 du
34 Voir supra.
35 Tome II page 669.
36 Rapport de stage sur « les ouvrages et droits
d'eau fondés en titre » réalisé par Mélinda
Jadault, étudiante à la faculté de droit de Poitiers, en
juillet 1997 auprès de la DDAF de la Vienne.
37 « L'Etat et les eaux non domaniales », de Paul
Denozière, 1985, édition TEC et DOC.
régime féodal » Cette existence
incontestée peut être le fait de mentions précises dans un
contrat de vente ou de louage, de recherche sur la carte de Cassini, ...
La Révolution en supprimant la banalité a
augmenté le nombre de procès issus de conflits entre meuniers ou
entre meuniers et riverains. Le Directoire pour limiter ce
phénomène réalisa des enquêtes sur les moulins.
L'instruction du 19 thermidor an VI précise que toute demande relative
à l'établissement ou la régularisation de moulin ou usine
doit être soumise à une enquête préalable de vingt
jours. C'est ainsi que sont apparus les premiers règlements d'eau et par
là même, les ouvrages fondés sur titre. Ce n'est qu'en 1853
que l'Etat précisa par arrêté au service des Ponts et
chaussées comment réaliser les enquêtes devant
déboucher sur la fixation des hauteurs d'eau maximales. Cette
réglementation avait pour objectif la meilleure protection du droit de
propriété des riverains trop souvent victimes d'inondations dont
les moulins étaient la cause lors des crues habituelles. Dès lors
les ouvrages que l'on considère aujourd'hui comme fondés en titre
font à l'époque l'objet de règlements d'eau afin de les
modifier pour raison d'intérêt général. Ces ouvrages
deviennent donc « autorisés » ou « fondés en droit
» (« fondé sur titre »). C'est le cas le plus souvent des
moulins situés en plaine dont l'impact lors des crues pouvait être
le plus négatif pour les riverains. Néanmoins, concernant les
moulins situés en tête de bassin, qui causaient moins d'ennuis aux
riverains, ils furent que très ponctuellement l'objet de
règlements, et ils peuvent donc ne pas avoir
bénéficié de décret d'autorisation. C'est pour ces
derniers ouvrages qu'il s'avère nécessaire d'apporter la preuve
de leur fondement en titre.
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