SECTION 2 : LA VALIDITE ENTIERE DUDIT ACCORD
En effet, l'autre argumentation du Nigeria visait à
démontrer que même si l'accord anglo-allemand du 11 mars 1913
était applicable, il n'était pas valide en ce qui concerne les
dispositions relatives à Bakassi. Le Cameroun pour sa part demeurait
fidèle à sa démarche juridique qui consacrait la
validité de cet accord dans son entièreté. Face à
cette diversité des vues des parties (I), la Cour va adopter une
solution consacrant la thèse Camerounaise (II).
I- RAPPEL DES ARGUMENTATIONS DES PARTIES
Comme nous l'avons souligné, le Nigeria estimait que
l'accord du 11 mars 1913 ne devait pas être retenu par la Cour en ce qui
concerne le délimitation de la frontière terrestre à
Bakassi pour plusieurs motifs (A), tandis que le Cameroun fondait l'essentiel
de sa plaidoirie sur ledit accord (B).
120 Lire ces développements à la page 99 de
l'arrêt, par. 199.
121 Voir, arrêt 10 octobre 2002, p. 113, par. 225.
A- LES ARGUMENTS NIGERIANS DE L'INVALIDITE DE L'ACCORD DU
11 MARS 1913 122
D'une manière générale le Nigeria
estimait que le titre à Bakassi appartenait en 1913 aux rois et chefs du
Vieux-Calabar et qu'il fut conservé par eux jusqu'à ce que ce
territoire revienne au Nigeria lors de l'indépendance. La
Grande-Bretagne n'aurait dès lors pas été en mesure de
transmettre son titre sur Bakassi du fait qu'elle n'avait aucun titre à
transmettre ; conformément à l'adage latin « Nemo dat
quod non habet » qui signifie « personne ne peut
transférer la propriété d'une chose qui ne lui appartient
pas ».
En fait la Partie nigériane faisait constater à
la Cour que le traité de protectorat conclu le 10 septembre 1884 entre
la Grande-Bretagne et les rois et chefs du Vieux-Calabar ne conférait
pas à celle-là, la souveraineté sur les territoires de
ceux-ci. Que les rois et chefs du Vieux-Calabar auraient conservé leur
statut d' « entités indépendantes ayant la
personnalité juridique internationale », y compris le pouvoir
d'entrer en relations avec des « nation(s) ou puissance(s)
étrangère(s) », même si le traité
subordonnait cette éventualité à l'obtention de
l'agrément de l'Etat protecteur, la Grande-Bretagne123.
A la fin, examinant la question de cette frontière de
1913 à 1960, le Nigeria fait observer à la cour que « la
Grande-Bretagne n'a jamais eu le pouvoir de céder Bakassi » et
que, pour nombreuses qu'aient pu être ses activités à
Bakassi durant le régime de mandat ou de tutelle, elles n'auraient pu
détacher ce territoire du protectorat du Nigeria étant
donné qu'il fut administré pendant toute cette période
depuis le Nigeria et comme partie intégrante de celui-ci, et jamais
à partir du Cameroun124.
Dès lors, les articles XVIII à XXII de l'accord
du 11 mars 1913 doivent être séparés du reste du texte
puisqu'ils sont entachés d'un vice juridique. Naturellement, ces
développements ne pouvaient pas susciter l'approbation de la Partie
camerounaise.
B - LES CONTRE ARGUMENTATIONS DU CAMEROUN :
D'après la Partie camerounaise, la frontière
à Bakassi ou, mieux encore, le tracé de la frontière entre
les Parties dans la région de la presqu'île de Bakassi,
était fixé par l'accord anglo-allemand du 11 mars 1913 lequel la
plaçait du côté allemand de la frontière. De
même,
122 Voir arrêt, p. 97, par. 194.
123 Voir arrêt, p. 99, par. 201.
124 Cf. arrêt, pp. 104-105, par. 211.
« lors de l'accession à l'indépendance
du Cameroun et du Nigeria, cette frontière serait devenue la
frontière entre les deux Etats, qui succédaient aux puissances
coloniales et se trouvaient liés par le principe de « l'uti
possidetis » ou uti possidetis juris d'après lequel les
frontières héritées de la période coloniale sont
intangibles »125.
Le Cameroun invoquait à cet effet les articles XVIII
à XXI dudit texte qui disposent notamment que « la
frontière «suit le thalweg de l'Akwayafé
jusqu'à une ligne droite joignant Bakassi point et King
point>> (article XVIII), et qu' « au cas où le cours
inférieur de l'Akwayafé déplacerait son embouchure de
telle sorte que celui-ci arrive au Rio del Rey, il est entendu que la
région actuellement appelée presqu'Ile de Bakassi restera
néanmoins territoire allemand » (article XX) ». Dans
cette logique, Bakassi ayant appartenu à l'Allemagne depuis
l'entrée en vigueur de cet accord, la souveraineté aujourd'hui
sur cette presqu'île appartient à l'Etat camerounais par le jeu de
l'uti possidetis juris invoqué plus haut126.
Contredisant la thèse nigériane d'après
laquelle la Grande-Bretagne n'avait pas la capacité juridique de
céder la presqu'île de Bakassi par la voie du traité du 11
mars 1913, le Cameroun fera observer que l'acte du 10 septembre 1884
passé entre la Grande-Bretagne et les rois et chefs du Vieux-Calabar
visait à établir un « protectorat colonial» et
que « dans la pratique de l'époque, il n'y avait que peu de
différences de fond, au plan international, en termes d'acquisition
territoriale, entre les colonies et les protectorats coloniaux >> et
qu'aussi, « l'élément clé du protectorat colonial
était le postulat du souveraineté extérieure de l'Etat
protecteur ».
Les arguments du Cameroun sont plus élaborés
encore lorsqu'il indique que ni la Grande-Bretagne, ni le Nigeria, Etat qui lui
a succédé, n'ont jamais invoqué une telle cause
d'invalidité de l'accord anglo-allemand du 11 mars 1913. Que «
bien au contraire jusqu'au bout du années 1990, le Nigeria avait de
manière non équivoque confirmé et accepté le ligne
frontière de 1913 par sa pratique diplomatique et consulaire, ses
publications géographiques et cartographiques officielles et, enfin, ses
déclarations et sa conduite sur la scène politique ».
Ainsi, « étant donné qu'il existe une forte
présomption que les traités acceptés comme valides doivent
être interprétés globalement et l'ensemble de leurs
dispositions respectées et appliquées >>, l'accord du
11 mars 1913 forme alors un tout indivisible et qu'on ne saurait en
séparer les dispositions relatives à la presqu'île de
Bakassi127.
125 Arrêt, p. 97, par. 194. Et pour plus de
développements sur ce principe lié à la
décolonisation, voir N. QUOC DINH, P. DAILLIER, A. PELLET, op. cit., pp.
468-469.
126 Arrêt, p. 99, par. 200.
127 Arrêt, pp. 100-101, par. 202.
A la fin, examinant également le sort de ce segment
méridional de la frontière entre 1913 et 1960, le Cameroun
développera d'importants arguments tirés de l'évolution
historique du statut de son territoire128 de la période
allemande, en passant par celles du mandat et de la tutelle, jusqu'à son
accession à l'indépendance. En plus, il ajoute les nombreuses
négociations passées entre le Nigeria et lui conformément
à cet accord du 11 mars 1913, et les permis d'exploration et
d'exploitation pétrolière par lui attribués au Nigeria sur
la presqu'île et au large de celle-ci dès le début des
années soixante. Que tous ces éléments et l'attitude
même du Nigeria militeraient à confirmer la validité
plénière de l'accord anglo-allemand, par conséquent
l'appartenance de la presqu'île de Bakassi au Cameroun129
Face à ces argumentations contradictoires du Nigeria et
du Cameroun, la Cour internationale de Justice va donner raison au Cameroun en
reconnaissant la « camerounité » de la
presqu'île litigieuse de Bakassi.
II- L'ACCORD DU 11 MARS 1913, UN TEXTE BEL ET BIEN
VALIDE, CONFERANT LA SOUVERAINETE A BAKASSI AU CAMEROUN, D'APRES LA
COUR
Dans un effort de structuration méthodique de son
raisonnement, la Cour va reconnaître la validité de l'accord
anglo-allemand dans son entièreté. Pour ce faire, elle invalidera
d'abord l'argument du Nigeria d'après lequel la Grande-Bretagne ne
pouvait pas céder Bakassi à l'Allemagne en 1913 pour
défaut de qualité (A), avant de tirer les conséquences du
traitement réservé à cette frontière entre 1913 et
1960 (B).
A- L'INVALIDATION DE LA THESE NIGERIANE DU DEFAUT DE
QUALITE DE LA GRANDE-BRETAGNE, CONFORMEMENT A L'ADAGE « NEMO DAT QUOD
NON HABET »
La Cour dans une analyse rétrospective, observe que la
Grande-Bretagne, comme les autres puissances européennes à
l'époque de la conférence de Berlin, avait conclu quelque trois
cent cinquante traités avec des chefs locaux du delta du Niger. Elle
souligne également
128 Arrêt, pp. 103-104, par. 210.
129 Arrêt, ibidem.
que, parmi ces traités figurait bien celui conclu le 10
septembre 1884 avec les rois et chefs du Vieux-Calabar en vue de
l'établissement d'un protectorat. L'article II dudit traité
disposait en contrepartie des bonnes grâces et de la bienveillante
protection de sa Majesté la reine de la Grande-Bretagne et d'Irlande
que, « les rois et chefs du Vieux-Calabar s'engageaient à
s'abstenir de toute correspondance, de tout accord et de tout traité
avec une quelconque nation ou puissance étrangère sans
l'autorisation préalable du gouvernement de sa Majesté
britannique ». A travers cette démonstration, la Cour mettait
en évidence l'abandon implicite de souveraineté que les rois et
chefs de Vieux-Calabar avaient effectué en faveur de la
Grande-Bretagne.
Ayant reconnu comme le consul britannique JOHNSTON, dans son
rapport adressé au Foreign Office en 1890, que Bakassi et le Rio del Rey
constituaient effectivement « le territoire
véritable» des rois et chefs du Vieux-Calabar130,
la Cour va s'appesantir sur la nature juridique du traité de protectorat
du 10 septembre 1884. A cet effet, elle estima que « le statut
juridique international d'un « traité de protection » conclu
sous l'empire du droit alors en vigueur ne saurait être déduit de
son seul titre »131. Et, se referant à une sentence
de Max Huber dans l'affaire de l'île de palmas132, et à
sa propre jurisprudence dans l'avis consultatif sur l'affaire du Sahara
occidental, la Cour rappellera que ce genre de traités ou d'accords avec
les chefs locaux étaient considérés comme « ...
un mode d'acquisition dérivé 133 de
territoire et que, même si ce mode d'acquisition ne correspond
pas au droit international actuel, le principe du droit intemporel impose de
donner effet aujourd'hui, dans la présente instance, aux
conséquences juridiques des traités alors intervenus dans le
delta du Niger. »134.
A la fin la Cour fera observer que le choix d'un traité
de protectorat par la Grande-Bretagne découlait de ses
préférences quant à la façon de
gouverner135. De même, constatant que plusieurs ordres en
conseil de sa Majesté britannique plaçaient cette zone sous
l'administration des agents consulaires anglais en 1888 ; la Cour en
déduit « que le traité de 1884 conclu avec les rois
et chefs du Vieux-Calabar n'était pas un traité de protectorat
international. Mais que cet accord n'était qu'un parmi une multitude
d'autres conclus dans
130 Voir arrêt, p. 101, par. 203.
131 Voir arrêt, p. 101, par. 205.
132 Où il disait : « il n'y a pas là
d'accord entre égaux, c'est plutôt une forme d'organisation
intérieure d'un territoire colonial sur la base de l'autonomie des
indigènes... Et c'est la suzeraineté exercée sur l'Etat
indigène qui est la base de la souveraineté territoriale à
l'égard des autres membres de la communauté des nations »,in
R.G.D.I.P, t. XLII, 1935, p.187. Cf. Arrêt du 10 Octobre 2002,
p. 102, par. 205.
133 Voir affaire du Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J ;
Recueil 1975, p. 39, par. 80.
134 Voir arrêt, p. 102, par. 205.
135 Ibidem, par. 206.
une région où les chefs locaux
n'étaient pas assimilés à des Etats
»136. Cette analyse laisse croire à la Cour que
depuis 1884, la Grande-Bretagne était déjà souveraine sur
les terres des rois et chefs du Vieux-Calabar et sur Bakassi notamment, et
qu'elle était donc en droit de céder ce territoire à
l'Allemagne par le biais de l'accord anglo-allemand du 11 mars 1913.
La Cour, constatant qu'en 1913 aucun élément ne
donnait à penser que les rois et chefs du Vieux-Calabar auraient
émis quelque protestation que ce fut, ni qu'en 1960 ils auraient pris
des mesures en vue de transférer un territoire au Nigeria lors de
l'accession de ce dernier à l'indépendance137, va tout
simplement rejeter la thèse du Nigeria en ces termes : « . . .
au regard du droit qui prévalait à l'époque, la
Grande-Bretagne, en 1913, pouvait déterminer sa frontière au
Nigeria avec l'Allemagne, y compris pour ce qui est de sa partie mondiale
»138. C'est à dire que la Grande-Bretagne
était habilitée à céder Bakassi à
l'Allemagne. Bien que cette réflexion ne soit pas convaincante pour
certains juges139, la Cour s'y est solidement appuyée, sans
négliger le régime de cette frontière terrestre de cette
époque à la période des indépendances du Cameroun
et du Nigeria.
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