CHAPITRE II :
DANS LA ZONE DE BAKASSI : UNE DELIMITATION
INTEGRANT CETTE PRESQU'ILE EN TERRITOIRE CAMEROUNAIS.
Le problème de la crise de Bakassi est celui qui a le
plus fait couler d'encre dans la doctrine camerounaise104 et
nigériane, à cause certainement des enjeux économiques
importants105 qu'engendre la reconnaissance de la
souveraineté sur cette zone pour l'un ou l'autre Etat en conflit.
Dès lors, constituant << le principal site de tension entre le
Cameroun et le Nigeria »106 , la péninsule de
Bakassi fera l'objet de revendications chaudes et acharnées entre les
deux protagonistes. Et comme le souligne opportunément Monsieur Zacharie
NGNIMAN, « c'est que les enjeux de la « guerre » de Bakassi
tenaient en un mot : pétrole. A cela se greffaient la pêche et les
activités connexes ; puis le commerce.
»107. De toute évidence, la tâche de la Cour n'a
pas du tout été aisée sur cette partie de la
frontière terrestre. « Le point crucial du différend
soumis à la Cour, celui qui en constituait l'enjeu territorial majeur
pour des raisons politiques mais aussi économiques vu la richesse en
hydrocarbures de la presqu'Ile et de ses eaux, était relatif à la
souveraineté de l'une des Parties sur Bakassi, occupée par le
défendeur depuis 1994 et revendiquée par le demandeur.
»108. Comme dans la zone du Lac Tchad, il était question
d'un rapport entre l'occupant effectif (Nigeria) et le titulaire du titre
(Cameroun), en vertu du principe de l'<< uti possidetis juris
». Il aurait été intéressant de présenter
même sommairement la géographie de cette presqu'île, comme
le fait Zacharie NGNIMAN. « Recouverte d'une végétation
de mangrove, la péninsule de Bakassi s'étendait sur trois des
sept arrondissements du département du NDIAN dans la province
camerounaise du sud-ouest. Ces départements sont Isanguele, Kombo
Abedimo et Idabato. Elle était peuplée d'environ 9000 habitants
dont la majorité était des pêcheurs. Et, étant le
point d'aboutissement de la frontière terrestre à la mer, cette
presqu'Ile est essentiellement entourée de voies d'eau dont les
principales sont le Rio del Rey, l'Akpa yafé, l'Akpa Bana et
104 Voir à cet effet les différents articles
cités par MGBALE MGBATOU dans sa thèse de doctorat
précitée ; pp.16-19.
105 Z. NGNIMAN voit d'ailleurs en Bakassi, la zone de
<<fixation» du conflit frontalier Cameroun-Nigeria, à cause
des réserves pétrolifères et halieutiques qui s'y
trouvent. Voir son ouvrage précité, p. 39.)
106 L'expression est de H. MGBALE MGBATOU, thèse de
doctorat, op. cit., p. 21. La presqu'île de Bakassi a d'ailleurs fait
l'objet de la première requête du Cameroun devant la Cour, le 29
Mars 1994 ; voir infra.
107 Z. NGNIMAN, op. cit., p. 39.
108 Voir P. D'ARGENT, op. cit., pp. 281-321.
Bakassi Crique. Elle recouvre près de 1800 km2 de
superficie et 60 km de long allant de l'Akpa yafé jusqu'à la
bordure occidentale du Mont Cameroun. »109
Tandis que le Cameroun demandait à la Cour de dire et de
juger :
a) que « la frontière terrestre
entre le Cameroun et le Nigeria suit le tracé suivant : de [la borne 114
sur la rivière Cross] jusqu'à l'intersection de la ligne droite
joignant Bakassi point à King point et du centre du chenal navigable de
l'Akwayafé, la frontière est déterminée par les
paragraphes XVI à XXI de l'accord germano-britannique du 11 mars 1913
et
b) que, dès lors, notamment la souveraineté
sur la presqu'île de Bakassi est camerounaise »110
;
Le Nigeria pour sa part, priait la Cour de dire et de juger
« que la souveraineté sur la presqu'île appartient
à la République fédérale du Nigeria. . .
d'une manière générale, que le titre appartenait en
1913 aux rois et chefs du Vieux-Calabar, et qu'il fut conservé par eux
jusqu'à ce que ce territoire revienne au Nigeria lors de
l'indépendance »111.
Face à ces revendications, la cour va donner raison au
Cameroun en ressuscitant l'accord germano-britannique du 11 mars de 1913 et en
rejetant l'argumentation nigériane.
Dans l'ensemble, le Nigeria contestait l'applicabilité
de cet accord. En plus, il estimait qu'il était invalide et enfin, le
Nigeria invoquait de nombreuses effectivités qu'il avait
réalisées sur le terrain112. Compte tenu de la teneur
des argumentations de la Cour, concernant le rapport entre le titre juridique
et les effectivités, dans les développements concernant la zone
du Lac Tchad, nous n'y reviendrons plus ici ; le même raisonnement ayant
été conservé par la Cour. Nous nous limiterons alors
à la reconnaissance de l'applicabilité (section 1ère), et
de la validité (section 2) de l'accord anglo-allemand du 11 mars
1913.
SECTION 1 : L'APPLICABILITE DE L'ACCORD
ANGLO-ALLEMAND
DU 11 MARS 1913
A l'opposé des arguments du Cameroun tirés pour
l'essentiel de l'analyse des paragraphes XVI à XXI de l'accord
germano-britannique du 11 mars 1913, le Nigeria va adopter une attitude
très critique axée sur la recherche d'éventuelles
défectuosités entachant ledit texte. Pourtant la Cour va faire
droit à la démarche camerounaise en confirmant l'accord
109 Z. NGNIMAN, op. cit., pp. 40-42.
110 Voir arrêt, p. 97, par. 193.
111 Arrêt, ibidem.
112 Arrêt, pp. 109-113, par. 218-224.
du 11 mars 1913 comme texte applicable (II). Avant d'y arriver,
rappelons un temps soit peu, comme le fait la Cour, les thèses en
conflit (I).
I - LE RAPPEL DES THESES EN CONFLIT
Dans l'ensemble, s'il y a eu des débats houleux sur la
question du texte applicable pour la délimitation de la frontière
à Bakassi, c'était à cause des argumentations multiples du
Nigeria (A) devant lesquelles, le Cameroun gardait une attitude plutôt
rassurante (B).
A- UN TEXTE TRIPLEMENT DEFECTUEUX SUIVANT LA THESE
NIGERIANE
Le Nigeria soutenait devant la Cour que l'accord du 11 mars 1913
serait défectueux pour trois motifs:
1- un texte contraire au préambule de l'acte
général de la conférence de Berlin du 26 février
1885
En fait la Cour n'a pas jugé utile d'examiner au fond,
cet argument présenté très brièvement par le
Nigeria dans son contre-mémoire. Surtout que le défendeur n'y
reviendra plus ultérieurement113.
2- Un texte non approuvé par le parlement
allemand
Le Nigeria soutenait également que, selon le Droit
interne allemand de l'époque, tous les traités portant cession ou
acquisition des territoires coloniaux par l'Allemagne, devaient être
approuvés par le parlement. A cet effet, l'accord anglo-allemand du 11
mars 1913 portant bien acquisition de la presqu'île de Bakassi par
l'Allemagne. Il devait alors être soumis à cette
formalité114 ; ce qui n'est pas le cas. Le défendeur
estimait au surplus que le traité de Versailles de 1919 aurait
abrogé ce texte anglo-allemand.
113 Arrêt, p. 98, par. 195.
114 Arrêt, p. 98, par. 196.
3- Un texte abrogé en application de l'article
289 du traité de Versailles du 28 juin 1919
L'article 289 du traité de Versailles prévoyait
que « les traités bilatéraux conclus par l'Allemagne
avant la guerre [seraient] remis en vigueur après notification à
l'Allemagne par l'autre partie ». Le Nigeria poursuit en
démontrant que, « la Grande-Bretagne n'ayant pris aucune mesure
en application de l'article 289 pour remettre en vigueur l'accord du 11 mars
1913, celui-ci a en conséquence été abrogé ; le
Cameroun n'(aurait) donc pas succédé au traité
lui-même »115.
Le Nigeria conclue alors que pour ces trois raisons, le
Cameroun ne pouvait plus succéder à cet accord qui lui-même
ne produisait plus d'effets entre les deux Parties. Face à ces
offensives juridiques, le Cameroun a adopté une attitude
défensive et, juridico-conformiste.
B - DES THESES SANS FONDEMENTS SUIVANT
L'ARGUMENTATION DU CAMEROUN
En fait, la Partie camerounaise se livrait beaucoup plus
à la défensive en fragilisant, autant que possible, les
thèses du Nigeria. Sa démarche telle que présentée
dans l'arrêt, était méthodique et visait à invalider
les exposés nigérians point par point.
1- Par rapport au défaut d'approbation par
l'Allemagne de l'accord du 11 mars 1913
Le Cameroun répliquait que : « le Gouvernement
allemand estima que, dans le cas de Bakassi, il s'agissait d'une pure
rectification de frontière parce que déjà
antérieurement Bakassi avait été traitée en fait
comme appartenant à l'Allemagne ». Dès lors, aucune
approbation parlementaire n'aurait été
nécessaire116.
2- A propos de l'article 289 du traité de
Versailles du 28 juin 1919
Pour le Cameroun, « le champ d'application de cette
disposition se limitait aux seuls traités à caractère
économique, au sens large du terme ». Que dès lors,
cette disposition est sans incidence juridique sur l'accord du 11 mars
1913117. C'est exactement le même raisonnement qu'adoptera la
Cour pour confirmer l'applicabilité de l'accord du 11 mars 1913.
115 Ibidem, par. 198.
116 Voir arrêt, p. 98, par. 196, in fine.
117 Voir arrêt, pp. 98-99, par. 198.
II- LA POSITION DE LA COUR : L'ACCORD ANGLO-ALLEMAND
DU 11 MARS 1913, TEXTE DELIMITANT LA FRONTIERE A BAKASSI
La Cour va donner raison à la Partie camerounaise en
rejetant systématiquement tous les trois motifs d'inapplicabilité
de l'accord anglo-allemand du 11 mars 1913 invoqués par le Nigeria.
A- LE REJET DE L'ARGUMENT TIRE DE L'ACTE GENERAL DE LA
CONFERENCE DE BERLIN
La Cour a estimé que : « cet argument
présenté très brièvement par le Nigeria dans son
contre mémoire n'a été repris ni dans sa duplique, ni lors
des audiences »118. Cette attitude paradoxale du Nigeria
était suffisante pour que cet argument ne soit pas examiné. Si
dans ce cas, la C.I.J a fragilisé l'argumentation du Nigeria de par sa
propre turpitude, la démarche n'a pas été la même en
ce qui concerne le défaut d'approbation par le parlement allemand.
B- EN CE QUI CONCERNE LE DEFAUT D'APPROBATION DUDIT
ACCORD PAR LE PARLEMENT ALLEMAND119
La Cour a décidé que l'argument du Nigeria sur
cette question ne pouvait être accueilli étant donné que
« l'Allemagne elle-même a estimé que les
procédures requises par son droit interne avaient été
respectées, et que la Grande-Bretagne n'a pour sa part jamais
soulevé la question ». Qu'en outre, cet accord avait fait
l'objet d'une publication officielle dans les deux pays. Que dès lors,
il n'était plus nécessaire de savoir si l'accord avait
été approuvé par le parlement allemand. Ayant
rejeté ce deuxième motif de défectuosité, la Cour
fera de même pour le troisième.
118 Arrêt, p. 98, par.195, précité.
119 Voir ces développements à la page 98 de
l'arrêt, par. 197.
C- A PROPOS DE L'EVENTUELLE ABROGATION DE L'ACCORD DU
11 MARS 1913 EN APPLICATION DE L'ARTICLE 289 DU TRAITE DE
VERSAILLES120
Comme pour les deux premiers motifs, la Cour a trouvé
des mots justes pour invalider la thèse du Nigeria. Ici, elle a fait
observer que : « à partir de 1916, l'Allemagne n'avait plus
exercé aucune autorité territoriale au Cameroun. [que] Aux termes
des articles 118 et 119 du traité de Versailles, l'Allemagne
renonçait à tout titre sur ses possessions d'outre-mer
». Ainsi, la Grande-Bretagne ne pouvait plus inclure l'accord du 11
mars 1913 parmi les «conventions bilatérales ou les
traités bilatéraux » dont elle souhaitait la remise en
vigueur avec l'Allemagne. Et qu'à la fin. « Il en
découle que cet argument du Nigeria doit en tout état de cause
être écarté ».
Après avoir rejeté l'argumentation du Nigeria
sur les motifs ci-dessus, la Cour confirmera sa position dans sa conclusion
comme suit: « ... en conséquence que la frontière
entre le Cameroun et le Nigeria à Bakassi est délimitée
par les articles XVIII à XX de l'accord angloallemand du 11 mars
1913 »121. La question de l'applicabilité de
l'accord du 11 mars 1913, que contestait le Nigeria ayant été
résolue, la Cour a confirmé sa validité en ce qui concerne
la détermination du titulaire de la souveraineté sur la
presqu'île de Bakassi.
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