CHAPITRE I :
DANS LA ZONE DU LAC TCHAD : UNE DELIMITATION
FAVORABLE AU CAMEROUN
Bien que la question de la souveraineté dans la zone du
Lac Tchad ait été introduite dans le rôle de la C.I.J dans
une requête additionnelle du Cameroun, c'est bien par ce secteur de la
frontière terrestre que la Cour a commencé ses
développements. Certainement la Cour voulait-elle procéder
à une analyse descendante de la délimitation de cette
frontière terrestre allant du Lac Tchad au nord, à la
presqu'île de Bakassi au sud. A cet effet, compte tenu des multiples
revendications antithétiques des Parties dans ce « secteur de
la frontière » contenues dans les paragraphes 25, 26 et 27 de
cet arrêt58, la Cour s'est prononcée en faveur de la
République du Cameroun comme suit:
« LA COUR,
I. A) Par quatorze voix contre deux, décide que la
frontière entre la République du Cameroun et la République
Fédérale du Nigeria dans la région du Lac Tchad est
délimitée par la déclaration Thomson-Marchand de 1929 -
1930, telle qu'incorporée dans l'échange de notes
Henderson-Fleuriau de 1931.59
I. B) Par quatorze voix contre deux, décide que le
tracé de la frontière entre la République du Cameroun et
la République Fédérale du Nigeria dans la zone du Lac
Tchad est le suivant :
A partir d'un tripoint situé dans le Lac Tchad par
14° 04'59 `' 999 de longitude est et 13°05' de latitude nord, la
frontière suit une ligne droite jusqu'à l'embouchure de la
rivière Ebedji, située par 14°12'12'' de longitude est et
12°32'17''de latitude nord, pour ensuite rejoindre en ligne droite la
bifurcation de la rivière Ebedji, en un point situé par
14°12'03'' de longitude est et 12°30'14'' de latitude nord
»60.
Cet extrait du dispositif de l'arrêt est assez illustratif.
Il va de la précision des textes
juridiques applicables à la fixation de la
frontière sur les points litigieux confirmant ainsi la
58 Voir les demandes et conclusions des Parties dans
l'arrêt, pp. 19-36.
59 Voir dispositif de l'arrêt du 10 octobre
2002, p.145, paragraphe 325.
60 Ibid., p. 146, paragraphe 325.
position camerounaise ; tout en rejetant la non moins pertinente
argumentation nigériane basée sur la consolidation historique du
titre et l'acquiescement du Cameroun61.
Bien qu'il ne fasse pas expressément allusion à
une reconnaissance de la souveraineté camerounaise dans cette zone, le
dispositif de l'arrêt de la C.I.J est favorable au Cameroun à
travers la lecture pertinente des textes historiques applicables (section 1),
et aussi à travers la négation des thèses
nigérianes (section 2).
SECTION 1 : LA LECTURE PERTINENTE DES TEXTES
JURIDIQUES APPLICABLES
La lecture pertinente des textes juridiques applicables
à la délimitation de la frontière terrestre dans la zone
du lac Tchad a été matérialisée par la Cour
à travers la précision des points litigieux (II) ; en passant par
la présentation historique de ces textes (I).
I- LA PRESENTATION HISTORIQUE DESDITS TEXTES : DE LA
DÉCLARATION FRANCO-BRITANNIQUE (MILNER/SIMON) DU 10 JUILLET 1919 A
L'ECHANGE DE NOTES HENDERSONFLEURIAU DU 09 JANVIER 1931.
Comme le note la Cour, les principaux instruments pertinents
aux fins de déterminer le tracé de la frontière terrestre
entre les Parties62 ressortent des «divers accords (qui)
furent conclus par l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne pour
délimiter les frontières de leurs territoires coloniaux
respectifs, à la fin du XIXe et au début du XXe
siècle» 63. Toutefois, rappelons que la Cour a retenu, comme
le pensait le Gouvernement du Cameroun, que la frontière dans la zone du
Lac Tchad était fixée par la déclaration Thomson-Marchand
telle qu'incorporée dans l'échange de notes Henderson-Fleuriau.
Pour y parvenir elle a déroulé une page de l'histoire coloniale
du Cameroun et du Nigeria allant de la première guerre mondiale (A)
jusqu'à leur accession à l'indépendance (C), en passant
par la seconde guerre mondiale (B).
61 Voir arrêt du 10 octobre 2002, paragraphe
27.2 (a, b, c), pp. 34-35.
62 Paragraphe 32, arrêt du 10 octobre 2002, p.
39.
63 A l'origine il s'agit des frontières entre
puissances européennes en Afrique. La Cour parle alors de la : -
frontière entre la France et la Grande-Bretagne (convention
Franco-Britanique de 1906),
- frontière entre la République française et
l'Allemagne (convention franco- allemande de 1908 ).
A- APRES LA PREMIERE GUERRE MONDIALE : NAISSANCE DES
INSTRUMENTS PERTINENTS FIXANT LA FRONTIERE TERRESTRE64.
L'Allemagne ayant perdu la première guerre mondiale,
l'ensemble de ses possessions territoriales « ...dans la région
qui s'étendait du Lac Tchad à la mer, furent divisées
entre la France et la Grande-Bretagne par le traité de Versailles, puis
placées sous mandat britannique ou français par accord avec la
société des nations. ». Dès lors il était
devenu impérieux de fixer les limites séparant lesdits
territoires sous mandat. Ainsi sont nés la déclaration
Milner-Simon, la déclaration Thomson-Marchand et l'échange de
notes Henderson-Fleuriau.
1- La déclaration Milner-Simon
Elle est la matérialisation juridique du premier
accord auquel sont parvenues la Grande-Bretagne et la France dans la fixation
des limites les séparant du Lac Tchad à la mer. Comme l'indique
son intitulé, elle a été signée le 10 juillet 1919
par le Vicomte MILNER, secrétaire d'Etat aux colonies de la
Grande-Bretagne et Henry SIMON, ministre des colonies de la République
française. C'est en vue de la préciser que fut signée la
déclaration Thomson-Marchand.
2- La déclaration Thomson-Marchand
Elle a été signée le 29 décembre
1929 et le 31 janvier 1930 par Sir Graeme THOMSON, gouverneur de la colonie et
du protectorat du Nigeria; et Paul MARCHAND, commissaire de la
République française au Cameroun. Elle visait, comme le dit la
Cour, à « préciser le premier instrument ».
Elle est alors le second texte juridique applicable qui luimême a
été confirmé par un troisième ; l'échange de
notes Henderson-Fleuriau.
3- L'échange de notes Henderson-Fleuriau
On peut le qualifier de troisième instrument juridique
applicable à la délimitation de la zone du Lac Tchad. Mais cette
lecture peut être trompeuse. En effet ce texte semble beaucoup plus avoir
un caractère confirmatif que rectificatif. Passé le 09 janvier
1931 par A. DE FLEURIAU, ambassadeur de France à Londres, et Arthur
HENDERSON, ministre britannique des affaires étrangères,
l'échange de notes en question visait à approuver et à
64 Lire l'arrêt, p. 40, par. 34.
incorporer la déclaration Thomson-Marchand. Ces textes
historiques vont être maintenus après la deuxième guerre
mondiale.
B- A L'ISSUE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE : MAINTIEN,
ET CONSECRATION ONUSIENNE DES ACCORDS TERRITORIAUX
FRANCOBRITANNIQUES65.
Après la deuxième guerre mondiale (1939-1945),
Il y a eu une restructuration de la société internationale sans
pour autant qu'il y ait négation des accords applicables dans la
délimitation des frontières entre la Grande-Bretagne et la France
en Afrique noire.
1- Comme le souligne la Cour, « les mandats
britannique et français sur le Cameroun furent remplacés par des
accords de tutelle dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies
»66. Ceci veut dire qu'à partir de 1945, le
Cameroun était devenu un territoire sous tutelle de la France et de la
Grande-Bretagne. Cette situation du maintien du tandem colonial
franco-britannique a eu pour corollaire, le maintien des accords territoriaux
antérieurs. Il ne restait plus que l'Organisation des Nations Unies y
apporte son approbation.
2- La Cour souligne également que : « les
accords de tutelle pour le Cameroun britannique et pour le Cameroun sous
administration française furent tous deux approuvés par
l'Assemblée générale le 13 décembre 1946. Ces
accords se référaient à la ligne fixée par la
déclaration Milner-Simon ». Ce qui laisse croire que la Cour y
trouvait des bases juridiques internationalement solides pour la
détermination de la frontière terrestre entre le Cameroun et le
Nigeria, étant donné que leur accession à
l'indépendance s'est faite dans le strict respect de ces
frontières coloniales.
65 Lire l'arrêt, p. 40, par. 35.
66 L'O.N.U a été créée
par la conférence des Nations Unies pour l'Organisation internationale
à travers un instrument, appelé charte des Nations Unies,
signé à San Francisco le 26 juin 1945 et entré en vigueur
le 24 octobre 1945. Voir à ce sujet, Charte des Nations Unies et
Statut de la Cour internationale de Justice, Nations Unies, New York, juin
1998 ( notes préliminaires, p.iii )
C - A PARTIR DE 1960 : LA PERENNISATION DES TEXTES
COLONIAUX.
En effet le Cameroun et le Nigeria, comme plusieurs autres
Etats d'Afrique, accèdent à la souveraineté internationale
en 1960. Ils sont dès lors indépendants67. La Cour
note surtout le fait que ces accessions à l'indépendance se
faisaient « dans le cadre des frontières héritées
de la période antérieure » ; ce qui veut dire que les
Parties acceptent le « statu quo »68 territorial.
Après cet exposé plutôt cohérent
sur la genèse des instruments juridiques de délimitation de la
frontière terrestre dans le Lac Tchad, la Cour internationale de Justice
arrive aux mêmes conclusions que le Cameroun en affirmant leur
applicabilité sur les points litigieux.
II - LA PRECISION DES POINTS LITIGIEUX :
La difficulté dans la zone du Lac Tchad résidait
dans la fixation des coordonnées du tripoint et de l'embouchure de la
rivière Ebedji. Le Cameroun dans ses conclusions finales, priait la Cour
de dire et de juger que, dans cette région, la frontière entre
les deux Parties suit le tracé suivant : « Du point
désigné par les coordonnées 13°05' nord et
14°05' est, la frontière suit la ligne droite jusqu'à
l'embouchure de l'Ebedji, située au point de coordonnées
12°32'17» nord et 14°12'12» est, point défini dans
le cadre de la C.B.L.T69 et constituant une
interprétation authentique des déclarations Milner-Simon du 10
juillet 1919 et Thomson-Marchand des 29 décembre 1929 et 31 janvier
1930, confirmées par l'échange de lettres du 09 janvier 1931;
Subsidiairement l'embouchure de l'Ebedji est située au point de
coordonnées 12°31'12» nord et 14°11'48» est
» 70.
Quant au Nigeria, il priait la Cour de dire et de juger :
« - que la délimitation et la
démarcation proposées sous les auspices de la Commission
du Bassin du Lac Tchad, n'ayant pas été ratifiées par
le Nigeria, ne s'imposent pas à lui; que la souveraineté sur
les zones de la région du Lac Tchad définies au paragraphe 5.9 de
la
67 Voir la sentence Max Huber dans l'affaire de
l'île de palmes « La souveraineté dans les relations
entre Etats signifie l'indépendance. » ; (C.P.A, 4 avril 1928,
R.S.A, II, p.838) in N.QUOC DINH et Alii, op.cit., p. 424.
68 L'expression est de R. YAKEMTCHOUK, « les
frontières africaines », op.cit, p. 49.
69 Commission du Bassin du Lac Tchad.
70 Voir, arrêt, C.I.J, 10 octobre 2002, pp.
43-44, par. 40.
duplique du Nigeria et indiquées aux figures 5.2 et
5.3 en regard de la page 242 (...) appartient à la République
fédérale du Nigeria;
- qu'en tout état de cause, du point de vue
juridique, le processus qui s'est déroulé dans le cadre de la
commission du bassin du lac Tchad, et qui devait conduire à la
délimitation et la démarcation de l'ensemble des
frontières dans le lac Tchad, est sans préjudice du titre sur
telle ou telle zone de la région du lac Tchad qui revient au Nigeria du
fait de la consolidation historique du titre et de l'acquiescement du Cameroun
»71.
En dehors de l'analyse pertinente des instruments juridiques,
la Cour devait préciser la portée des travaux effectués
par la C.B.L.T (Commission du Bassin de Lac Tchad)72, dans sa
confrontation des différentes thèses en présence. Ainsi
nous examinerons tour à tour la délimitation de la
frontière terrestre au niveau du tripoint (A), et au niveau de
l'embouchure de l'Ebedji (B).
A - LA PRECISION DES COORDONNEES DU TRIPOINT
Avant d'arriver à la solution retenue par la Cour dans ce
secteur (2), il n'est pas superflu de rappeler, comme elle même le fait,
les argumentations des Parties (1).
1 - Le rappel des thèses en
conflit
- La thèse camerounaise reposait pour l'essentiel sur
les dispositions des instruments juridiques coloniaux applicables, sur les
travaux de la Commission du Bassin du Lac Tchad et sur l'attitude paradoxale du
Nigeria. Comme le souligne la Cour, pour le Cameroun la frontière dans
le Lac Tchad a été établie par la déclaration
Milner-Simon de 1919. Que conformément à la «
description de la frontière franco-britannique tracée sur la
carte (Moisel) du Cameroun, à l'échelle 1/300 000 »,
annexée à ladite déclaration, la frontière
partirait « du point de rencontre des trois anciennes
frontières britannique, française et allemande placé dans
le Lac Tchad par 13°05' de latitude nord et approximativement 14°05'
de longitude est de Greenwich ». Que la ligne frontière
établie par cette déclaration fut
71 Voir arrêt, C.I.J, 10 octobre 2002, p.44,
par. 40.
72 La C.B.L.T : Commission du Bassin du Lac Tchad a
été créée par une convention entre le Nigeria, le
Niger, le Tchad et le Cameroun, signée le 22 mai 1964. Initialement
vouée à la coordination des actions des Etats membres dans
l'utilisation des eaux du Bassin et à la résolution des
différends, sa compétence s'est étendue sur la question
frontalière suite aux incidents de 1983. (Voir arrêt, C.I.J, 10
octobre 2002, p. 41, par. 36.)
précisée par la déclaration Thomson-Marchand
de 1929-1930, dont le texte fut incorporé dans l'échange de notes
Henderson- Fleuriau de 193173.
Pour renforcer son argumentation, le Cameroun a
précisé que cette frontière a été
expressément reprise par l'accord de tutelle, pour le territoire du
Cameroun sous administration française, approuvé par
l'Assemblée générale des Nations Unies le 13
décembre 1946 et a été par la suite transmis «
lors des indépendances au Cameroun et au Nigeria par application du
principe de l'uti possidetis »74 . En effet le Cameroun
estimait que, le Nigeria ayant accédé à
l'indépendance dans le cadre des frontières
héritées de la colonisation, n'ayant jamais contesté
celles-ci avant la survenance des incidents frontaliers dans la zone du Lac
Tchad (d'avril à juin 1983), il ne pouvait plus renoncer à la
délimitation de cette frontière du simple fait qu'il n'avait pas
ratifié les résultats des travaux de démarcation de la
frontière opérée par la C.B.L.T, qui précisaient
les coordonnées du tripoint dans le Lac Tchad à
13°05'00»0001 de latitude nord et 14°04'59»999 de longitude
est.
- Face à cette analyse juridico dynamique, le Nigeria
va adopter une attitude fragilisante du droit frontalier colonial. Pour sa
part, l'Etat nigérian estimait que la déclaration
Thomson-Marchand de 1929-1930 n'avait pas fixé la frontière
anglo-française de manière définitive en ce qui concerne
le Lac Tchad, mais prévoyait qu'une commission de frontière se
chargerait de la délimitation75. En plus la partie
nigériane soulève l'imperfection de la déclaration de
Thomson-Marchand dans la délimitation de la zone du Lac Tchad. Le
Nigeria voit dans cet instrument un texte « essentiellement de nature
procédurale et programmatique ». Il fait également
valoir que l'adverbe << approximativement » utilisé
pour qualifier la position du tripoint à 14°05' de longitude est,
dans la <<description de la frontière franco-britannique
tracée sur la carte (Moisel) du Cameroun à l'échelle 1/300
000 » annexée à la déclaration Milner-Simon de
1919, signifiait que la frontière dans cette région
n'était pas encore entièrement délimitée. Et que
les instruments postérieurs n'auraient pas corrigé ces
imperfections76. A la fin, le Nigeria rejette l'argumentation
camerounaise fondée sur la qualité des travaux de la C.B.L.T au
motif qu'il ne les avait pas ratifiés. Les différentes
thèses sur la fixation du tripoint au Lac Tchad déjà
examinées, il faut maintenant voir ce qu'en a retenu la Cour.
73 Lire ces développements à la page 41,
par. 45 de l'arrêt.
74 Cf. arrêt du 10 octobre 2002, op. cit., p.
45, par. 42.
75 Cf. Arrêt, op. cit., p. 47, par. 45.
76 Voir arrêt, p. 47, par. 48.
2 - La solution de la Cour
Avant d'arriver à sa conclusion sur les
coordonnées du tripoint dans le Lac Tchad, la Cour a revisité les
instruments juridiques coloniaux et les travaux de la Commission du Bassin du
Lac Tchad.
- Pour ce qui est de la nature des instruments
applicables, la Cour rappelle : que les frontières coloniales
dans la région du Lac Tchad avaient fait l'objet, à la fin du
×I×e et au début XXe siècle, d'une série
d'accords bilatéraux entre l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne.
Après la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la
France qui héritèrent des possessions allemandes
redéfinirent une nouvelle frontière à partir du Lac Tchad
à travers « la déclaration Milner-Simon de 1919 qui a
statut d'accord international. »77. Faisant une lecture
exhaustive du mandat conféré à la Grande-Bretagne par la
Société des Nations (S.D.N), la Cour conclue que « ces
dispositions ne laissent en aucun moment entendre que la ligne frontière
n'avait pas été délimitée dans sa totalité
»78. La Cour continue sa démonstration en
constatant que les deux puissances mandataires, bien qu'en n'ayant pas
procédé à une «délimitation sur le
terrain» dans le Lac Tchad, précisèrent
néanmoins l'accord Milner-Simon autant que faire se pouvait, à
travers une seconde déclaration signée en 1929-1930 par l'anglais
THOMSON et le français MARCHAND79. Cette déclaration
Thomson-Marchand sera incorporée dans « l'échange de
notes Henderson-Fleuriau de 1931 ». Et d'après les
déclarations de Fleuriau80 et de Henderson81, il
ne faisait plus aucun doute que la frontière dans la zone du Lac Tchad
avait déjà été délimitée. C'est
à cette solution que va parvenir la C.I.J ; après avoir reconnu
le statut d'accord international à la déclaration
Thomson-Marchand82.
- Ayant rappelé que les textes applicables ici sont des
accords internationaux, la Cour s'est penchée sur les
explications du Nigeria concernant le caractère « défectueux
» desdits textes et sur la valeur des travaux de la Commission du Bassin
du Lac Tchad83.
77 Voir arrêt, p. 48, paragraphe 48.
78 Lire le paragraphe 49 de l'arrêt, p. 49.
79 Arrêt, p. 50, par. 50.
80 Fleuriau, s'adressant à Henderson,
précisait que la déclaration Thomson-Marchand « est
destinée à donner à la description de la ligne que devra
suivre la commission de délimitation plus de précision que ne l'a
fait la déclaration Milner-Simon de 1919. » (Voir arrêt,
p. 50, par. 50).
81 Henderson, répondant à Fleuriau, dira
que « la ligne décrite dans la déclaration de 1929-1930
« définit en substance la frontière ». » ;
(Voir arrêt, par. 50).
82 Voir arrêt, p. 50, par. 50, in fine.
83 Voir arrêt, pp. 50-56, par. 51.
A cet effet la Cour a estimé que, contrairement
à l'argumentation du Nigeria, les Etats Parties de la C.B.L.T avaient
convoqué une session extraordinaire de celle-ci à la suite des
incidents de 1983. L'ordre du jour de cette session extraordinaire portait sur
deux questions: les « problèmes de délimitation des
frontières » et les «questions de
sécurité ». Mais que dans le rapport de cette session,
c'est surtout les expressions «démarcation» et «
sécurité » qui apparaissent84 ; encore
que ladite C.B.L.T se fonde sur « les divers accords et instruments
bilatéraux conclus de 1906 à 1931 entre l'Allemagne, la France et
la Grande-Bretagne. ».
- A la fin la Cour arrive à une solution favorable
au Cameroun.
En effet elle estime, comme l'exposait la Partie camerounaise,
que : « la déclaration Milner-Simon de 1919, ainsi que la
déclaration Thomson-Marchand de 1929-1930 incorporée dans
l'échange de notes Henderson-Fleuriau de 1931, délimitent la
frontière entre le Cameroun et le Nigeria dans la région du Lac
Tchad »85. Sans s'appuyer sur le défaut de
ratification par le Nigeria du rapport de la sous-commission de
démarcation de la C.B.L.T ; sans aussi confirmer d' «
authentique », l'interprétation des textes
opérée par celle-ci, la Cour arrive néanmoins aux
mêmes conclusions que la C.B.L.T dans la délimitation du tripoint.
Elle estime alors que « le tripoint se situe à
14°04'59»999 de longitude est, plutôt qu'à
'approximativement''14°05; et à 13°05' de latitude nord
»86.
Après avoir fixé le tripoint dans le Lac Tchad, la
Cour s'est livrée à la détermination de l'embouchure de la
rivière Ebedji.
B - LA FIXATION DE L'EMBOUCHURE DE L'EBEDJI
Plus que celle de la détermination du tripoint, la
question de l'embouchure de l'Ebedji a été un véritable
serpent de mer pour la Cour. Ici, le véritable problème reposait
sur le fait que : « sur la carte qui illustre la déclaration
franco-britannique fixant la frontière du Cameroun, jointe à
l'échange de notes de 1931...., l'Ebedji présente un chenal
unique débouchant dans le Lac Tchad juste au-delà de Wulgo
» 87. Or de nos jours, suite aux nombreuses
transformations du relief dans le Lac Tchad, ce cours d'eau se serait
divisé en deux chenaux. Un chenal oriental débouchant dans des
eaux n'appartenant pas à l'actuel Lac Tchad, et un chenal occidental qui
aboutirait à une zone marécageuse proche du rivage actuel.
84 Lire le paragraphe 53 de l'arrêt, p. 52.
85 Voir le paragraphe 55, in fine.
86 Cf. arrêt, p. 56, par. 57. Voir
également la page 146 du dispositif de l'arrêt. Voir aussi le
croquis n°1 de l'arrêt en annexe.
87 Cf. arrêt, p. 56, par. 58.
C'est sur l'un et l'autre de ces chenaux que s'articulent les
argumentations des Parties que nous présenterons (1), avant d'arriver
à la fixation retenue par la cour (2).
1- Le contenu des argumentations
camerouno-nigerianes
- Pour le Cameroun, la Cour était priée de
«dire et de juger que '' subsidiairement'',
l'embouchure de l'Ebedji est située au point de
coordonnées 12°31'12» nord et 14°11'48»est
». Le Cameroun estimait que, le chenal occidental auquel il se
réfère correspondait au
« chenal principal », vu le grand
débit des eaux et la profondeur de celui-ci. Pour appuyer sa
thèse, le Cameroun se referait à une jurisprudence de la C.I.J
dans l'affaire de l'île Kasikili/Sedudu (Botswana,
Namibie)88.
- Quant au Nigeria, il invoque le chenal oriental qui
est le plus long et qui selon lui la Cour doit retenir. A l'appui de son
exposé, le Nigeria se réfère à une sentence
arbitrale rendue le 9 décembre 1966 en l'affaire relative au Rio
Palena89. Après cette présentation sommaire des
positions des Parties, arriverons-en à la solution de la cour.
2- L'embouchure retenue : une embouchure unique
basée des coordonnées astronomiques.
En fait, la C.I.J a estimé qu'aucune des deux
argumentations ne pouvait être retenue pour la simple raison qu'il ne lui
appartenait pas de rechercher quel est le chenal de l'Ebedji à retenir,
mais plutôt de déterminer son embouchure exacte. Pour ce faire, la
C.I.J a interprété l'intention des parties signataires de la
déclaration Milner-Simon telle que confirmée et jointe à
l'échange de notes Henderson-Fleuriau de 1931. La Cour arrive à
la solution d'après laquelle, l'intention des Parties à
l'époque visait l'existence d'une seule embouchure. Dans une
conclusion quasi identique à celle de la C.B.L.T, la Cour estime que
« l'embouchure de la rivière Ebedji, telle que
mentionnée dans les instruments confirmés dans l'échange
de notes Henderson-Fleuriau de 1931 a pour coordonnées
14°12'12» de longitude est et 12°32' 17» de latitude nord.
»90.
A la fin, l'on constate que la frontière dans la zone
du Lac Tchad est essentiellement artificielle, parce que reposant sur les
données astronomiques. Bien que cette situation soit justifiée
par la lecture pertinente des textes applicables, le rejet des thèses
nigérianes y a aussi contribué.
88 Cf. C.I.J, recueil 1999, pp. 1064-1072, par.
30-4.
89 Cf. International law reports (ILR), vol. 38, p.
93-95. Voir aussi, arrêt, p. 57, par. 58.
90 Voir paragraphe 60 de l'arrêt, p. 57.
SECTION 2 : LA NEGATION DES THESES NIGERIANES
DE LA CONSOLIDATION HISTORIQUE DU TITRE ET DE L'AQUIESCEMENT DU
CAMEROUN
La C.I.J a nié la pertinence des arguments du Nigeria
basés sur une éventuelle consolidation historique de son titre
dans la zone du Lac Tchad, et sur un certain acquiescement du Cameroun à
sa souveraineté dans ladite zone. C'est pourquoi on peut qualifier ces
thèses de fantastiques parce qu'irréelles et extraordinaires
d'après la position de la Cour. Aussi, avant d'arriver à la
substance de son raisonnement (II), nous rappellerons le contenu des
prétentions des parties (I).
I- LES DIFFERENTES PRETENTIONS DES PARTIES :
C'est sur la consolidation historique du titre et sur
l'acquiescement du Cameroun que le Nigeria fondait sa souveraineté dans
la zone du Lac Tchad (A). Tandis que le Cameroun, comme toujours, se referait
aux dispositions pertinentes des accords internationaux fixant la
frontière dans cette zone (B).
A- UNE SOUVERAINETE NIGERIANE HISTORIQUEMENT
CONSOLIDEE ET ACQUIESCEE PAR LE CAMEROUN, D'APRES LE
NIGERIA91
Pour le Nigeria, sa souveraineté dans la zone du Lac
Tchad, notamment à DARAK et dans les 18 villages avoisinants, est un
fait historiquement situé. Cet état des choses serait donc
indiscutablement avéré. Cette souveraineté repose sur
« trois fondements s `appliquant à la fois
séparément et conjointement, et dont chacun se suffit à
lui-même :
« 1) une occupation de longue durée par le
Nigeria et par des ressortissants nigérians, laquelle constitue une
consolidation historique du titre;
2) une administration exercée effectivement par le
Nigeria agissant en tant que souverain, et l'absence de protestations;
3) des manifestations de souveraineté par le
Nigeria, parallèlement à l'acquiescement par le Cameroun à
la souveraineté du Nigeria sur DARAK et les villages avoisinants du Lac
Tchad. » .» .
91 Lire ces argumentations nigérianes au
paragraphe 62 de l'arrêt, pp. 57-62.
Et que, compte tenu du silence longtemps observé par le
Cameroun face aux actes d'administration par lui exercés, le Cameroun a
acquiescé à l'exercice paisible de la souveraineté
nigériane sur les localités en litige et, que cet acquiescement
constitue un élément très important du processus de
consolidation d'un titre. En fait, le juge ad hoc du Nigeria devant la Cour, le
nigérian Prince BOLA AJIBOLA y trouvait le seul critère de
détermination de la souveraineté dans cette zone; « The
boundary thus requires adjustments and clarifications which can only be taken
care of by effectivités and historical consolidation.
»92. Face à ces plaidoiries de la République
fédérale du Nigeria, le Cameroun n'est pas resté
indifférent.
B- UNE SOUVERAINETE CAMEROUNAISE
CONFORMÉMENT AU TITRE CONVENTIONNEL, SELON LA
PARTIE CAMEROUNAISE93
Pour la Partie camerounaise, les effectivités
évoquées par le Nigeria ne peuvent pas valoir consolidation
historique d'un quelconque titre de cet Etat sur la parcelle querellée,
et qu'elles ne doivent être considérées que comme : «
Un moyen auxiliaire au soutien de [ses] titres conventionnels ».
En somme, le Gouvernement du Cameroun estimait qu' « il n'a pas
à démontrer l'exercice effectif de la souveraineté sur
[ces zones contestées), un titre conventionnel valide prévalant
sur d'éventuelles effectivités contraires ».
A la fin, répondant à l'argument fondé
sur son éventuel acquiescement à l'exercice d'activités
souveraines par le Nigeria, le Cameroun précisera à la Cour qu'il
n'a jamais acquiescé à la modification de sa frontière
conventionnelle avec le Nigeria. Et que les autorités centrales du
Cameroun, une fois au courant des revendications nigérianes, avaient
réagi dans le cadre de la C.B.L.T et par le biais d'une note du
Ministère des affaires étrangères camerounais en date du
21 avril 1994.
Considérant la teneur des thèses
susmentionnées, et compte tenu de sa jurisprudence constante en la
matière, la Cour va rejeter l'argumentation du Nigeria en des termes
clairs.
92 Voir opinion dissidente de M. le Juge
AJIBOLA, p. 15, par. 48, in fine.
93 Voir le raisonnement du Cameroun à ce sujet,
dans l'arrêt, p. 62, par. 63.
II- LA TENEUR DU RAISONNEMENT DE LA COUR : LA
CONSOLIDATION HISTORIQUE DU TITRE ET L'ACQUIESCEMENT DU CAMEROUN ; DES
ARGUMENTS «CONTRA LEGEM »
En confrontant les deux thèses en conflit, la Cour
arrive à une solution très satisfaisante pour le Cameroun en ce
qu'elle nie toute valeur juridique à l'argument nigérian de la
consolidation historique du titre (A) et à celui fondé sur
l'acquiescement du Cameroun (B), qui n'ont aucun impact sur la
souveraineté dans cette zone qui appartient au Cameroun. La position de
la Cour ici mérite une attention minutieuse.
A - A PROPOS DE LA THÈSE DE LA CONSOLIDATION
HISTORIQUE DU TITRE94
D'après la Cour, cette notion de
«consolidation historique du titre» invoquée par le
Nigeria, « n'a jamais été utilisée comme
fondement d'un titre territorial dans d'autres affaires contentieuses, que ce
soit dans sa propre jurisprudence ou dans celle d'autres organes
juridictionnels >>. Cette notion ne saurait se substituer aux modes
d'acquisition de titre reconnus par le droit international, qui tiennent compte
de nombreux autres facteurs importants de fait et de droit. Rappelant sa propre
jurisprudence dans l'affaire des pêcheries (Royaume-Uni C.
Norvège)95, la Cour observe que la théorie de la
"consolidation historique" ne doit pas laisser entendre la
prévalence d'une occupation territoriale sur un titre conventionnel
établi.
Dans le but de préciser définitivement le
rapport juridique existant entre les « effectivités »
et les titres, la Cour se référera à nouveau à deux
de ses jurisprudences96. Elle estime alors que deux situations
doivent être distinguées : « Dans le cas où le
fait ne correspond pas au droit, où le territoire objet différend
est administré effectivement par un Etat autre que celui qui
possède le titre juridique, il y a lieu de préférer le
titulaire du titre. Dans l'éventualité où
«l'effectivité» ne coexiste avec aucun titre juridique, elle
doit inévitablement être prise en
considération.>>. C'est ainsi que sera amplement
invalidée la thèse nigériane des effectivités que
la Cour a jugée de « contra legem »
par rapport au titre
94 Les développements de la Cour sont contenus
ici au paragraphe 65, p. 63 de l'arrêt.
95 Voir arrêt, p. 63, paragraphe 65. Cf. aussi
(C.I.J. Recueil 1951, p. 130.)
96 Voir affaire du Différend frontalier
(Burkina Faso-République du Mali), C.I.J. Recueil, 1986, p. 587.
Et affaire du Différend territorial (Jamahiriya arabe
libyenne/Tchad), C.I.J. Recueil 1994, p. 75-76, par. 38)
conventionnel préexistant du Cameroun sur cette
région du Lac97. Cette position n'est pas très
éloignée de celle retenue par rapport à la question de
l'éventuel acquiescement du Cameroun.
B- A PROPOS DE LA QUESTION DE L'ACQUIESCEMENT DU
CAMEROUN98
La Cour, tout en reconnaissant d'après sa propre
jurisprudence qu'un acquiescement peut être déterminant à
une modification du titre conventionnel99, observe néanmoins
que face aux nombreuses effectivités nigérianes100,
les activités propres du Cameroun dans la zone du Lac Tchad ont une
incidence très limitée.
La Cour constate néanmoins que quelques actes
d'administration ont été effectués par le Cameroun dans
cette zone entre 1982 et 1985 dans dix huit villages y compris
DARAK101. Qu'à la fin, vu la réaction spontanée
du Gouvernement camerounais le 21 Avril 1994 à la note diplomatique
nigériane de revendication de souveraineté sur DARAK du 14 Avril
1994, et considérant enfin l'élargissement du différend
intervenu dans sa requête additionnelle du 06 juin 1994, <<. . .
le Cameroun n'a pas acquiescé à l'abandon de son titre sur la
région en faveur du Nigeria ».
En bref, à la lumière de toutes ces
démonstrations, la Cour arrive à la reconnaissance de la
souveraineté du Cameroun sur les localités situées
à l'est de la frontière102.
A la fin de l'examen de la frontière terrestre entre le
Cameroun et le Nigeria dans le secteur de la zone du Lac Tchad, nous constatons
que la Cour donne raison dans l'ensemble aux démonstrations juridiques
camerounaises. Elle montre également ainsi, son fort attachement aux
instruments internationaux intervenus dans cette région entre la
première guerre mondiale et l'accession des deux Parties à
l'indépendance. C'est sur la base de ces textes franco-britanniques que
le Cameroun jouit d'un titre juridique devant lequel les effectivités
nigérianes ne doivent que céder. Après l'examen de la
délimitation de la frontière terrestre dans la zone du Lac Tchad
qui consacre dans l'ensemble, les traités coloniaux et les
argumentations camerounaises, il convient à présent de nous
interroger sur la délimitation retenue par la Cour internationale de
Justice dans la presqu'île de Bakassi, où les revendications des
parties étaient beaucoup plus passionnées
encore103.
97 Voir arrêt, pp. 64-65, par. 68.
98 Lire les développements de la Cour à
ce propos aux paragraphes 67 à 70 de l'arrêt, pp. 64-66.
99 Cf. Différend insulaire et maritime ( El
Salvador / Honduras, Nicaragua ( intervenant ), C.I.J, Recueil 1992, pp.
408-409, par. 80.
100 Voir à cet effet, arrêt, p. 64, par. 67.
101 On peut même se demander pourquoi faire un tel constat,
dès lors que le principe de la primauté du titre juridique sur
les effectivités postérieures est acquis ?
102 Voir à cet effet, le croquis N°2 de la page 57 de
l'arrêt, en annexe.
103 Il faut souligner à cet effet que, c'est <<
la crise de Bakassi » qui a servi de tremplin à la saisine
entière de la Cour sur cette affaire de frontière terrestre et
maritime entre les Parties.
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