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La frontière terrestre entre le cameroun et le nigeria d'après la cour internationale de justice, (CIJ, arrêt du 10 octobre 2002)

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par Pierre Esaie MBPILLE
Université de Douala - Cameroun - DEA en Droit public, option Droit international 2003
  

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SECTION 2 : UNE DELIMITATION CONSACRANT DES ZONES NEUTRES

OU INTERMEDIAIRES

En effet, l'arrêt de la C.I.J du 10 octobre 2002 a ceci de particulier qu'il va au-delà des prétentions des parties. C'est dans ce sens que se justifie la délimitation de la frontière terrestre retenue sur plusieurs points litigieux où la Cour a fait montre d'une certaine rigueur dans l'interprétation des textes coloniaux applicables. C'est ainsi qu'elle retient une

210 Voir arrêt, p. 79, par. 124.

211 Lire ces développements au paragraphe 159, p. 88 de l'arrêt.

212 Arrêt, p.88, par. 160.

délimitation presque autonome en adoptant une neutralité, mieux encore, une impartialité assez surprenante dans sa décision sur certains points litigieux qu'il nous convient d'abord de présenter (I), avant l'examen même de son raisonnement (II).

I- LES DIFFERENTS POINTS LITIGIEUX CONCERNES

Comme nous l'avons vu plus haut, il s'agit ici des zones où la Cour a adopté une délimitation neutre à travers l'interprétation pertinente des instruments applicables213. Toutefois, compte tenu de la densité des développements consacrés à ces points, il serait difficultueux, voire même « fastidieux de rapporter ici l'analyse minutieuse de l'arrêt à cet égard »214. Néanmoins, nous constatons que certains points sont définis par la déclaration Thomson-Marchand (A), tandis que deux seulement sont définis par l'ordre en conseil de 1946 (B).

A- LES POINTS LITIGIEUX DEFINIS PAR LA DECLARATION THOMSON-MARCHAND

Il faut bien préciser qu'il ne s'agit ici que des points sur lesquels la décision de la cour s'est un temps soit peu écartée des thèses des parties en conflit. Cette précision faite, il faut dire que la Cour retient dans ce cadre, sept points litigieux que nous présenterons successivement.

1- Le point N°1) Limani

Il est défini par les paragraphes 13 et 14 de la déclaration Thomson-Marchand215. Mais c'est autour de la question de savoir quel est « le bras» de la rivière passant près du village Limani jusqu'à un confluent situé à environ 2 kilomètres au nord-ouest de ce village que les parties se déchiraient. Tandis que le Nigeria préconisait le bras se trouvant le plus au sud, le Cameroun invoquait le deuxième bras à partir du nord216.

213 Puis qu'il ne faut pas perdre de vue que la cour ne fait traduire l'esprit des rédacteurs de ces textes. Ne dit-elle pas qu'elle n'opère pas à une « délimitation de novo » ? (cf. p. 69, par 84 in fine).

214 P. D'ARGENT, « Des frontières et des peuples : l'affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (arrêt de fond) », A.F.D.I, 2002, pp. 281-321.

215 Arrêt, p. 70, par. 87.

216 Arrêt, p. 70, par. 88 et 89.

2- Le point N°4) La ligne de partage des eaux de Ngosi à Humsiki (Roumsiki) / Kamale / Turu (les monts Mandara)

La frontière ici est fixée par les paragraphes 20 à 24 de la déclaration ThomsonMarchand217. La chose exceptionnelle qu'il faut souligner ici c'est que, tandis que le Nigeria s'attache cette fois à la lex lata (de la déclaration) qui « délimite clairement la frontière dans la région en prévoyant à une ligne de partage des eaux »218, le Cameroun tante d'échapper au texte en estimant que « la notion de ligne de partage des eaux est complexe et qu'il est difficile de fixer une telle ligne le long d'un escarpement abrupt comme c'est le cas en l'espèce »219.

3- Le point N°5) Du mont Kuli à Bourha/ Maduguva (la ligne erronée de partage des eaux de la carte Moisel)

Dans cette zone, la frontière est définie par le paragraphe 25 de la déclaration Thomson-Marchand220. Malgré la clarté apparente de cette disposition, le débat ne fut pas moins houleux entre les parties. Le défendeur estimait que ce paragraphe qui place la frontière sur « la ligne erronée de partage des eaux » est défectueux et entaché d'une vétusté de près de quatre-vingt dix ans. Quant au demandeur, il va tout simplement revenir à des sentiments juridiques en estimant que la déclaration Thomson-Marchand «place sciemment la frontière sur la ligne erronée de partage des eaux indiquée sur la Moisel », et que dès lors il suffit à la cour de s'en tenir purement et simplement à la transposition de cette ligne sur une carte moderne et sur le terrain221. La versatilité argumentative des parties sur ce point n'est plus à démontrer222 ; chacune tirant la couverture de son côté.

4- Le point N°7) La source de la rivière Tsikakiri

C'est le paragraphe 27 d la déclaration Thomson-Marchand qui fixe la frontière dans la zone de la source de la rivière Tsikakiri223. Pour bref qu'il soit, le contenu de ce paragraphe ne faisait pas l'unanimité entre les parties. Pour la partie Nigeria, la rivière Tsikakiri a trois sources et qu'il fallait que la Cour retienne l'un des tributaires sud de la rivière, et non le

217 Arrêt, p. 74, par. 103.

218 Arrêt, p. 75, par. 104.

219 Ibidem, par. 105.

220 Arrêt, p. 77, par. 115.

221 Arrêt, p. 77, par. 106 et 107.

222 On était en présence d'un conflit devant le juge international, dès lors, ces variations d'attitudes face au droit

traduisent « des politiques à l'égard de l'interprétation du droit ». Sur l'attitude des Etats face au droit, lire G. DE LACHARRIERE, La politique juridique extérieure, Paris, Economica, 1983, pp. 105-176.

223 Arrêt, p. 79, par. 125.

tributaire nord invoqué par le Cameroun. Naturellement, le Cameroun n'y verra que du canular en estimant que le point désigné par le Nigeria comme source du tributaire sud ne correspond à rien de tel224.

5- Le point litigieux N°8) De la borne frontière N°6 à Wammi Budungo

Ici, ce sont les paragraphes 33 et 34 de la déclaration Thomson-Marchand qui déterminent la frontière225. Le problème ici réside dans le fait que, comme l'a soulevé le Nigeria, « les bornes N° 6 et 8 par lesquelles la déclaration Thomson-Marchand fait passer la frontière n'ont pas pu être retrouvées ». Que dès lors, il convient de tenter de localiser ces bornes à partir de l'accord anglo-allemand de 1906 qui a servi de base à la fixation du tracé de la frontière dans cette région. Face à cet exposé très dense du défendeur226, le demandeur va tout simplement rappeler avec insistance qu'il s'agit ici « d'un problème de démarcation et non de délimitation »227. Ce genre d'arguments de la part du Cameroun ne pouvait que conférer une large part de manoeuvre aux juges.

6- Tipsan, point litigieux N°12

A Tipsan, la frontière est définie par les paragraphes 40 et 41 de la déclaration Thomson-Marchand228. Dans cette zone, bien que les parties se soient mises d'accord sur l'interprétation de ces paragraphes comme l'a observé la Cour229, elles sont néanmoins restées séparées sur l'identification, mieux encore, sur la démarcation du lieu dit Tipsan.

7- le point N°14) La région des monts Hambere

Elle est la dernière zone litigieuse de la frontière terrestre Nigeria-Cameroun définie par la déclaration Thomson-Marchand. Comme le rappelle la Cour, la frontière ici est fixée par les paragraphes 60 et 61 de cette déclaration230. Et comme toujours, les deux protagonistes ne partageaient pas le même point de vue sur l'interprétation à donner à ces dispositions.

Pour le Nigeria, le pic qui est décrit dans la déclaration comme « assez proéminent »,

et pour lequel la version anglaise du texte ajoute le qualificatif « pointu », serait « Itang

224 Arrêt, p. 79, par. 126 et 127.

225 Arrêt, p. 80, par. 130.

226 Arrêt, pp. 80-81, par 131.

227 Arrêt, p. 81, par. 132.

228 Arrêt, p. 87, par. 153.

229 Arrêt, p. 87, par. 154.

230 Arrêt, p. 88, par. 161.

Hill ». Que ce pic n'étant toutefois pas sur la ligne de partage des eaux, il conviendrait de tracer la frontière en joignant la ligne de crête à Itang Hill au nord-est de ce sommet231.

A côté de cette démonstration tirée de la réalité du relief, le Cameroun va quant à lui réaffirmer son attachement à l'esprit de la déclaration en insistant qu'il s'agit seulement d'un problème de démarcation.

En dehors de ces points définis par la déclaration Thomson-Marchand, il y a trois autres déterminés par l'ordre en conseil de 1946.

B- LES POINTS LITIGIEUX DEFINIS PAR L'ORDRE EN CONSEIL DE 1946

Tel que cela ressort de la lecture des paragraphes 169 à 189 de l'arrêt, ces points sont deux. Ici également, l'argument d'aucun des protagonistes n'a prévalu.

1- Le point N°15) Des monts Hambere à la rivière Mburi (Lip et Yang)

En effet, la frontière dans cette zone est définie par un fragment de l'Ordre en conseil de 1946 que la Cour cite dans son paragraphe 169. Et à ce sujet, le Nigeria, toujours fidèle à sa politique réaliste essaye de démontrer les défectuosités entachant ledit texte étant donné que selon lui, il ne correspond pas à la topographie locale232. Quant au Cameroun, le problème n'était pas très complexe comme voulait le faire croire le Nigeria. Il s'agissait d'une simple question de démarcation de la ligne décrite dans l'ordre en conseil de 1946233. Après cette zone litigieuse, il y a également la zone de la rivière Sama où l'Ordre en conseil fut retenu (étant donné que le point litigieux N°16 fut reconnue au Nigeria).

2- Le point litigieux N°17) La rivière Sama

Comme le souligne la Cour dans le paragraphe 185 de l'arrêt, c'est l'Ordre en conseil de 1946 qui fixe la frontière dans cette zone: « de la borne 64 de l'ancienne frontière angloallemande, la ligne remonte la rivière Gamana jusqu'à son confluent avec la rivière Sama ; de là, elle remonte la rivière Sama jusqu'au point où celle-ci se divise en deux ; de là, elle suit une ligne droite jusqu'au point le plus élevé du mont Tosso ».

231 Arrêt, p. 89, par. 162.

232 Arrêt, p. 91, par. 170.

233 Arrêt, p. 91, par. 171.

Et comme toujours, le Nigeria va asseoir se plaidoirie sur la défectuosité du texte applicable en préconisant à la Cour de retenir l'affluent sud de la rivière Sama pour indiquer le point où elle « se divise en deux »234. Le Cameroun, pour sa part, demande à la Cour de retenir l'affluent nord de la rivière Sama étant donné qu'il est celui qui « a toujours été pris en compte par les deux parties pour le tracé de la frontière »235.

En effet, qu'il s'agisse des points définis par la déclaration Thomson-Marchand ou ceux fixés par l'Ordre en conseil de 1946, ce qui nous semble important ici c'est le fait que la Cour y a retenu des solutions intermédiaires ou neutres. D'où l'urgence d'examiner son raisonnement sur ces points.

II- L'EXPOSE DU RAISONNEMENT DE LA COUR SUR LES POINTS CONCERNES

L'analyse du raisonnement de la Cour internationale de justice sur ces points litigieux est assez intéressante. Elle montre une délimitation de la frontière terrestre entièrement neutre par endroits (A), tandis que sur certains points, elle retient une délimitation mixte ou intermédiaire (B).

A- UNE DELIMITATION NEUTRE PAR CERTAINS ENDROITS

La Cour internationale de Justice a bel et bien retenu une délimitation assez neutre sur certains points litigieux de la frontière terrestre entre le Nigeria et le Cameroun. Par délimitation neutre de la frontière, on entend ici une délimitation ne militant en faveur des thèses d'aucun des deux Etats Parties au procès. Nous présenterons alors ces points d'après l'ordre retenu par l'arrêt lui-même.

1- Au point litigieux N°1) Limani

La réflexion de la Cour est contenue ici dans les paragraphes 90 et 91 de l'arrêt. Elle prend d'abord le soin de démontrer les insuffisances entachant les arguments du Cameroun. Elle estime que le bras de la rivière dont parle le Cameroun« ne saurait être retenu. Ce bras ne satisfait pas aux prévisions du paragraphe 14 de la déclaration ». Ayant invalidé

234 Arrêt, p. 95, par. 186.

235 Arrêt, p. 95, par. 187.

l'argumentation camerounaise du deuxième bras à partir du nord, la Cour va également estimer problématique le bras méridional proposé par le Nigeria, parce que ne figurant sur aucune carte.

Dès lors « la Cour constate en revanche qu'il existe un autre bras de la rivière, appelé Nargo sur la feuille « Ybiri N.W » de la carte DOS reproduite à la page 23 de l'atlas annexé à la duplique du Nigeria qui remplit les conditions posées par la déclaration Thomson-Marchand (...). La Cour considère dès lors qu'il s'agit du bras qui était visé par les rédacteurs de la déclaration Thomson-Marchand »236.

Et dans sa conclusion, la Cour estime que « la rivière visée au paragraphe 14 de la déclaration Thomson-Marchand est le bras coulant entre Narki et Tarmoa et que la frontière partant du marrais d'agzabam doit suivre ce bras jusqu'à son confluent avec la rivière Ngassaoua »237. A cet effet, la délimitation retenue à Limani est entièrement neutre, et c'est la même neutralité que la Cour adopte au point litigieux N°5.

2- Au point litigieux N°5) Du mont Kuli à Bourha/Maduguva (la ligne erronée de partage des eaux de la carte Moisel)

Sur cette zone de la frontière, les développements de la Cour sont contenus dans les paragraphes 118 et 119 de l'arrêt. En tout état de cause, elle admet clairement la validité du paragraphe 25 de la déclaration Thomson-Marchand qui prévoit expressément que « la frontière doit passer par « la ligne erronée de partage des eaux indiquée par la carte Moisel » »

Mais, malgré certaines erreurs que contient cette carte, la Cour va d'abord rejeter l'argumentation camerounaise aux motifs que la ligne erronée de partage des eaux dont elle fait allusion se trouve en effet sur toute sa longueur à l'ouest du méridien de 130 30' de longitude est, et non à l'est comme le prévoit la carte Moisel. Elle rejettera également la ligne erronée de partage des eaux proposée par le Nigeria parce que son tracé est brisé et non sinueux comme l'indique la carte Moisel.

Après avoir fragilisé les arguments des deux parties, la Cour conclut que le paragraphe 25 de la déclaration Thomson-Marchand doit être interprété comme faisant passer la frontière du Mont Kuli au point marquant le début de « ligne erronée de partage des eaux », situé par 130 31'47» de longitude est et 100 27' 48» de latitude nord ; point qu'elle rejoint en suivant la ligne correcte de partage des eaux. Puis de ce point, la frontière suit le tracé de « ligne erronée

236 Arrêt, p. 71, par. 90 in fine.

237 Ibid, par. 91. Voir aussi le croquis n°4 en annexe.

de partage des eaux » jusqu'au point marquant la fin de cette ligne, qui se trouve par 130 30' 55» de longitude est et 100 15'46» de latitude nord238.

En effet, le recours aux données astronomiques ici montre que la frontière terrestre entre le Cameroun et le Nigeria continue à demeurer artificielle. Bref, l'important c'est l'application des textes pertinents de délimitation. Et c'est cette application impartiale des instruments de délimitation qui conduira encore la C.I.J à retenir une délimitation neutre à la source de la rivière Tsikakiri.

3- A la source de la rivière Tsikakiri, point litigieux N°7

Dans cette zone de la frontière terrestre, le raisonnement de la Cour est contenu dans les paragraphes128 et 129 de l'arrêt. Tout d'abord la Cour reconnaît la complexité qui entoure l'application du paragraphe 27 de la déclaration Thomson-Marchand dans cette zone. Constatant avec les parties que la rivière Tsikakiri présente effectivement plusieurs sources contrairement à « la source» dont parle le texte applicable, la C.I.J va alors préciser sa tâche en l'espèce. Celle-ci est d'identifier la source par laquelle les rédacteurs de la déclaration Thomson-Marchand entendaient faire passer la frontière.

Et dans sa conclusion, elle estime que « la frontière dans la région visée au paragraphe 27 de la déclaration Thomson-Marchand part du point de coordonnées 130 17' 50» de longitude est et 100 03' 32» de latitude nord qui se trouve aux abords de Dumo. Puis, de ce point, la frontière rejoint par une ligne droite le point que la Cour a interprété comme étant « la source du Tsikakiri » mentionnée par la déclaration, avant de suivre le cours de cette rivière »239. Ici, comme au point litigieux N°5, la Cour a fait référence aux données astronomiques marquant ainsi l'artificialité de la source de la rivière Tsikakiri. Ce qui est quand même paradoxal lorsqu'on sait qu'une rivière a toujours une source qui soit géographiquement identifiable; c'est à dire naturelle. Mais la Cour ne faisait que faire son travail: appliquer le droit. Dans cet élan, elle arriva également à une délimitation entièrement neutre à Tipsan.

4- A Tipsan, point litigieux N°12

Sur ce point de la frontière terrestre, le raisonnement de la Cour brille par son laconisme. En effet, compte tenu de la prolixité des arguments des parties, la Cour souligne d'abord l'accord spontané des parties de faire passer la frontière par une ligne parallèle à la

238 Arrêt, p. 78, par. 119, in fine.

239 Arrêt, p. 80, par. 129. Voir également le croquis N°6 en annexe.

route Fort-Lamy-Baré et distante de celle-ci de 2 kilomètres à l'ouest, comme le prévoit le paragraphe 41 de la déclaration Thomson-Marchand240. Toutefois, prenant acte de cet accord, la Cour détermine le point d'aboutissement de ce segment de la frontière « à environ 2 kilomètres au sud-ouest du point où le Mayo Tipsal est traversé par la piste» comme correspondant aux coordonnées 120 12' 45» de longitude est et 70 58'49» de latitude nord.

De toute évidence, le recours à une délimitation basée sur les données astronomiques était pour la Cour une preuve d'impartialité et pour les parties un gage de neutralité. C'est encore cet effort d'impartialité qui a marqué la délimitation opérée dans la région des monts Hambere.

5- Au point litigieux N°14) la région des monts Hambere

La Cour articule son raisonnement relatif à cette zone de la frontière terrestre nigéro camerounaise sur les paragraphes 164 à 168 de son arrêt. Tout d'abord, elle reconnaît que les paragraphes 60 et 61 de la déclaration Thomson-Marchand soulèvent des problèmes d'interprétation dans la mesure où ils font passer la frontière par « un pic assez proéminent » sans toutefois le préciser241. Néanmoins, la Cour estime que ces extraits de la déclaration Thomson-Marchand contiennent un certain nombre d'indications utiles pour retrouver ce « pic assez proéminent » par lequel doit passer la frontière242. Après l'analyse des documents cartographiques fournis par les parties, la Cour rejette la proposition nigériane concernant Itang Hill243. Elle estime au contraire que « lorsqu'on suit la ligne de partage des eaux passant au travers des monts Hambere en venant de l'est, comme le prévoit le paragraphe 60 de la déclaration, on aboutit à un mont fort proéminent et particulièrement marqué, le mont Tamnyar, qui remplit les conditions prévues par la déclaration Thomson-Marchand et culmine à une altitude supérieure à celle d'Itang Hill »244.

Et dans sa conclusion sur ce point, la Cour estime que « le paragraphe 60 de la déclaration Thomson-Marchand doit être interprété comme faisant passer la frontière par la ligne de partage des eaux aux travers des monts Gesumi ou Hambere, telle qu'indiquée sur la feuille NB-32-XVIII - 3a-3b de la carte au 1/50 000e du Cameroun établie en 1955 par l'IGN

240 Arrêt, p. 87, par. 155.

241 Arrêt, p. 89, par. 164.

242 Ibid, par. 165.

243 Ibid, par. 166.

244 Ibid, par. 167.

et produite en l'instance par le Nigeria, jusqu'au pied du mont Tamnyar, mont que la Cour a identifié comme constituant le « pic assez proéminent » visé par la déclaration »245.

Malgré cet effort d'impartialité manifesté par la Cour, on peut néanmoins lire dans sa position une certaine tendance à satisfaire les thèses de la partie demanderesse. En effet, si les paragraphes 60 et 61 de la déclaration ne précisent pas expressément le « pic assez proéminent » par lequel doit passer la frontière, lorsque la Cour arrive à le fixer au mont Tamnyar, n'est-ce pas là une façon d'opérer une démarcation, même implicite ? Mais la Cour l'a elle même dit, son travail n'est ni de délimiter de novo, la frontière, ni de la démarquer. Il consiste à expliquer aux parties l'esprit des rédacteurs des instruments pertinents de la délimitation. Le même esprit d'indépendance de la Cour vis-à-vis des parties se fait ressentir dans la zone des monts Hambere.

6- Dans la zone des monts Hambere à la rivière Mburi (Lip et Yang)

Les développements de la Cour s'illustrent ici par leur densité. Ils vont du paragraphe 172 au paragraphe 179 de l'arrêt246. La Cour commence par constater, comme l'a fait le Nigeria, que l'interprétation de l'ordre en conseil de 1946 soulève deux difficultés essentielles. La première difficulté est liée à l'identification du pic proéminent, et la seconde est liée à la détermination du tracé de la frontière au delà de ce point247.

En ce qui concerne le pic proéminent, la Cour estime qu'il ne s'agit pas de celui dont parle le paragraphe 60 de la déclaration Thomson-Marchand. Ce pic ne correspond non plus à Tonn Hill comme l'a suggéré le Nigeria. Elle estime que « les critères d'identification du pic proéminent posés par l'ordre en conseil ne permettent d'identifier ni Tonn Hill, ni Itang Hill, ni le mont Tamnyar, ni aucun autre mont précis comme étant ce pic proéminent par lequel doit passer la frontière »248. Néanmoins, la Cour souligne que « l'ordre en conseil de 1946 prévoit en effet que le « pic proéminent » par lequel il fait passer la frontière se trouve sur une crête de montagnes qui marque l'ancienne frontière franco-britannique »249. Que cette crête de montagne étant aisément identifiable, l'intention des rédacteurs de l'ordre en conseil était de faire passer la frontière par cette ligne de crête. Dès lors, la ligne de partage des eaux aux travers des monts Hambere, sur laquelle se trouve le mont Tamnyar, se prolonge naturellement jusqu'à la ligne de crête qui marque l'ancienne frontière franco-britannique et à partir de laquelle commence la partie de la frontière délimitée par l'ordre en conseil de 1946.

245 Ibid, par. 168. Voir également le croquis N°10 joint à l'arrêt en annexe.

246 Voir arrêt, pp. 92-94.

247 Arrêt, p. 92, par. 172.

248 Ibid, par. 173.

249 Ibid, par. 174. Voir le croquis N°10 joint à l'arrêt en annexe.

Il est très curieux ici de voir avec quelle technique la Cour a fait disparaître le « pic proéminent » visé par l'ordre en conseil pour ne retenir que la « ligne de crête »250. On peut se demander si la recherche poussée de l'esprit des rédacteurs des textes applicables n'a pas conduit la Cour à donner ses propres estimations. Mais qu'à cela ne tienne, il est à remarquer que la solution de la Cour ne donne particulièrement raison à aucune des deux parties sur ce point.

Après avoir résolu le problème de l'identification du pic proéminent qui doit désormais être entendu comme ligne de crête, la Cour a recherché le tracé de la frontière à partir de cette ligne de crête. Ce faisant, elle a confirmé la valeur juridique de l'ordre en conseil de 1946 en tant que seul instrument de délimitation internationalement reconnu à l'occasion du rattachement du Cameroun méridional sous mandat britannique au Cameroun indépendant251. Elle constate que cet instrument de délimitation contient un grand nombre d'informations sur le tracé de la frontière dans cette région252. Ainsi, en examinant attentivement les cartes fournies par les parties, la Cour remarquera que le tracé de la frontière de l'ordre en conseil ne correspond ni à la ligne réclamée par le Cameroun, ni à celle réclamée par le Nigeria253. Dès lors, on ne pouvait plus que s'attendre à une délimitation véritablement neutre sur ce point. Après des motifs extrêmement riches et enrichissants exposés dans le paragraphe 178 de l'arrêt, la Cour arrive à une conclusion assez composite. Cette décision tient compte de l'accord des parties concernant la frontière située à l'ouest de Nyam et consistant à faire passer la frontière par le cours de la rivière Mburi (Maven ou Ntum). La Cour conclut en effet que « d'est en ouest, la frontière suit en premier lieu la ligne de partage des eaux aux travers des monts Hambere depuis le mont Tamnyar jusqu'à ce que cette ligne atteigne la ligne de crête marquant l'ancienne frontière franco-britannique. Conformément à l'ordre en conseil de 1946, la frontière suit ensuite cette ligne de crête vers le sud, puis vers l'ouest-sud-ouest jusqu'à la source de la rivière Namkwer. La frontière emprunte alors le cours de la rivière Namkwer jusqu'à son confluent avec la rivière Mburi ; à 1 mille nord de Nyam. De ce point, la frontière suit le cours de la rivière Mburi. (...). »254.

Cette décision assez équilibrée consistait certainement à tenir compte des thèses des deux parties sans pour autant s'y appuyer. C'est le même constat qui se dégage de l'examen de l'attitude de la Cour dans la zone de la rivière Sama.

250 La ligne de crête désignant « une ligne idéale reliant les sommets les plus élevés d'une chaîne unique », voir à

cet effet, Ch. ROUSSEAU, Précis de Droit international public, Paris, Dalloz , 1970, 5e édition, p. 163.

251 Arrêt, p. 93, par. 175.

252 Ibid, par. 176.

253 Ibid, par. 177.

254 Arrêt, p. 94, par. 179. Voir aussi le croquis N°10 de l'arrêt en annexe.

7- Dans la zone de la rivière Sama ; point litigieux N°17

Ici, la Cour reconnaît à la suite du Nigeria que l'ordre en conseil de 1946 soulève des difficultés d'interprétation pour identifier lequel des affluents de la rivière Sama à prendre en considération. Dans un vaste paragraphe 188 de l'arrêt, la Cour démontre que d'après la carte Moisel, les deux affluents ont la même longueur et la même importance. Et ne disposant d'aucune donnée concernant le débit des affluents, elle ne saurait accueillir l'argument du Nigeria. De même, constatant que la partie demanderesse ne fournit aucune preuve établissant l'affluent nord comme le seul utilisé dans la pratique, la Cour rejette la thèse camerounaise.

Après avoir invalidé les deux thèses en conflit, la Cour affirme clairement l'applicabilité de l'ordre en conseil de 1946 sur cette partie de la frontière terrestre. << La lecture du texte de l'ordre en conseil permet de déterminer quel est l'affluent à retenir pour la détermination de la frontière ». De ce fait, la Cour établit un rapprochement entre l'ordre en conseil de 1946 et la déclaration Thomson-Marchand en ce qu'ils décrivent la frontière à l'aide << des caractéristiques physiques du paysage » ceci dans le but de la rendre plus aisément identifiable. Dans sa dynamique de recherche de l'esprit des rédacteurs du texte applicable, la Cour estime que ceux de l'ordre en conseil entendaient faire passer la frontière par le premier confluent rencontré sur la rivière en venant du nord. Ce qui conforterait l'argumentation du Cameroun255. Dès lors, on pouvait penser que la délimitation opérée ici fait la part belle au Cameroun. Et pourtant dans sa conclusion, la Cour va adopter des termes assez imprécis tout en se référant aux données astronomiques.

La lecture du paragraphe 189 de l'arrêt est assez évocatrice : « L'ordre en conseil britannique de 1946 doit être interprété comme faisant passer la frontière par la rivière Sama jusqu'au point où aboutit son premier affluent, point de coordonnées 100 10' 23» de longitude est et 60 56' 29» de latitude nord, que la Cour a identifié comme étant celui, visé par l'Ordre en conseil, où la rivière Sama « se divise en deux », puis, de ce point, par une ligne droite jusqu'au point le plus élevé du mont Tosso. »256. Il semble que cet attachement aux coordonnées astronomiques au détriment des indices naturels proposés par les instruments applicables visait l'expression d'une forte impartialité de la part de la Cour. Mais jusqu'où pouvait-elle aller dans cette oeuvre en échappant au rôle forcement distributif que devait avoir sa décision? L'impartialité de la Cour demeure pourtant la base de la confiance que lui font les Etats. Malgré la rigueur de son raisonnement sur ces points litigieux, la Cour a également consacré des zones mixtes ou intermédiaires.

255 Voir arrêt, p. 96, par. 188, in fine.

256 Ibid, par. 189.

B- UNE DELIMITATION MIXTE OU INTERMEDIAIRE PAR D'AUTRES ENDROITS

Sur l'ensemble des dix sept points litigieux qui constituaient la frontière terrestre, deux seulement ont connu une délimitation assez mixte ou intermédiaire. On entend par délimitation mixte ici, et contrairement à la délimitation neutre, celle où la Cour a donné raison en partie à chacune des deux parties concomitamment. Ces deux points litigieux sont le point litigieux N°4 (1), et le point litigieux N°8 (2).

1- Dans la zone de la ligne de partage des eaux de Ngosi à Humsiki

(Roumsiki) /Kamale/Turu (les monts Mandara)

En effet, la détermination du tracé de la frontière dans la zone de la ligne de partage des eaux de Ngosi à Humsiki n'a pas été aisée. C'est le point de la frontière terrestre sur lequel la démarche juridique camerounaise a tenté pour la première fois de se détacher de la déclaration Thomson-Marchand, tandis que le Nigeria s'y attachait fermement257. Face à ce revirement de politique juridique des deux Etats, la Cour va essayer de jouer au médiateur. Ainsi dans un argumentaire contenu dans neuf paragraphes, la Cour déroule sa vision des faits258. Elle commence alors par préciser sa tâche : « la tâche de la Cour est donc de déterminer le tracé de la frontière en se référant aux termes de la déclaration Thomson-Marchand, c'est-à-dire essentiellement à la ligne de crête, à la ligne de partage des eaux et à des villages devant être situés de part et d'autre de la frontière »259. Et c'est à travers la délimitation tronçon par tronçon qu'elle va tantôt faire valoir la thèse nigériane, tantôt la thèse camerounaise.

- De Ngosi à Turu, la Cour estime que la frontière suit effectivement la ligne de partage des eaux comme le prévoit le paragraphe 20 de la déclaration Thomson-Marchand. Elle note à cet effet qu' « il n'est pas contesté par les parties que la frontière passe par la ligne de partage des eaux ». Néanmoins, elle rejette la ligne proposée par le Cameroun au motif qu'elle coupe plusieurs cours d'eau. De ce fait même, elle accorde plus de crédit à celle proposée par le Nigeria. Mais c'est la situation du village Turu qui va faire l'objet de l'originalité de la position de la Cour. En effet, bien que ce village camerounais se soit étendu en territoire nigérian, la Cour va laisser sa détermination entre les mains des deux

257 Voir à cet effet l'arrêt, p. 75, par. 104 et 105, précités

258 Arrêt, pp. 75-77, par. 106-114.

259 Arrêt, p. 75, par. 106.

protagonistes. Elle pense ainsi se conformer à l'esprit de la déclaration Thomson-Marchand lorsqu'elle rappelle par ailleurs que « si elle peut interpréter les dispositions des instruments de délimitation lorsque leur libellé appelle une telle interprétation, elle ne saurait en revanche modifier le tracé de la frontière tel que ces instruments l'établissent ». Que dès lors elle ne saurait modifier la ligne frontière. Et que « s'il était avéré que le village de Turu s'est étendu en territoire nigérian au delà de la ligne de partage des eaux, il appartiendrait aux parties de trouver une solution aux problèmes qui en résulteraient aux fins d'assurer le respect des droits et intérêts de la population locale ». En définitive, dans ce tronçon, et contrairement aux estimations camerounaises260, c'est par la ligne de partage des eaux préconisée par le Nigeria que passe la frontière261.

- De Turu à Mabas, ici la Cour souligne que selon le tracé préconisé par les paragraphes 21 et 22 de la déclaration Thomson-Marchand, il y a une divergence de vues entre les parties au sud de Wisik, et près de Mabas. Si la Cour estime que la ligne de partage des eaux proposée par le Cameroun près de Mabas pose problème, elle la retient par ailleurs dans la zone de Wisik. Et dans l'ensemble, sans faire valoir la ligne proposée par le Nigeria, la Cour rappelle que selon la déclaration, la frontière laisse Mabas du côté français. Et que dès lors, « la frontière doit donc, à cet endroit, suivre la ligne de partage des eaux tout en laissant l'entièreté du village Mabas du côté camerounais ». Dans ce tronçon de la frontière terrestre, il semble alors que c'est néanmoins la thèse camerounaise qui fait foi262.

- Dans son très court paragraphe 109, la Cour souligne tout simplement que de Mabas à Ouro Mavoum, l'emplacement de la ligne des partages des eaux ne fait l'objet d'aucune discussion entre les parties. Cette solution qui est assez laconique n'est pas pourtant très reluisante. Il nous semble que la Cour aurait mieux fait en donnant son point de vue sur la délimitation dans ce tronçon. Mais on ne saurait lui reprocher de faire confiance à la bonne foi des parties.

- Dans le tronçon d'Ouro Mavoum à la montagne de Jel via Humsiki, la Cour souligne que le tracé proposé par le Cameroun, quoique correspondant à la ligne de partage des eaux, ne satisfait à l'esprit du paragraphe 22 de la déclaration Thomson-Marchand. Qu'il convient

260 Contenues au par. 105, p. 75.

261 Voir à cet effet, arrêt, p. 75, par. 107.

262 Arrêt, p. 76, par. 108.

dès lors de retenir que dans ce tronçon « la frontière suit la ligne proposée par le Nigeria tout en laissant sur toute sa longueur la route en territoire Camerounais »263.

- C'est encore le tracé proposé par le Nigeria qui sera retenu dans la zone allant De la montagne de Jel à Mogodé264.

- Dans le tronçon allant De Mogodé à Humsiki (Roumsiki), la Cour donne raison à la partie nigériane même comme concrètement la délimitation ainsi opérée est beaucoup plus avantageuse au Cameroun. C'est là où l'on retrouve tout le caractère intermédiaire de la position de la C.I.J : « la frontière continue à suivre la ligne de partage des eaux, tout en laissant en permanence la route en territoire camerounais (...). La ligne nigériane semble convenir davantage pour autant toutefois que la route reste en tout point du côté camerounais de la frontière et que cette ligne laisse l'entièreté de Humsiki au Cameroun »265. Cette préoccupation implicite de la Cour de satisfaire les deux parties sur ces zones de la frontière terrestre est toutefois très extraordinaire. On peut se demander comment l'Etat de la République du Nigeria s'est constitué avocat du Cameroun devant la Cour...toutefois, la même impression demeure à la lecture du raisonnement de la Cour au dernier tronçon.

- Dans le tronçon allant Au-delà de Humsiki, « la frontière continue à suivre la ligne proposée par le Nigeria. Cette ligne apparaît au demeurant plus avantageuse pour le Cameroun que celle reproduite sur ses propres cartes »266. En tout état de cause, la lecture de ces paragraphes de l'arrêt du 10 octobre 2002 semble ressortir parfois le caractère paradoxal des politiques juridiques du Cameroun et du Nigeria267. Néanmoins la Cour a dit le droit et il faut s'en réjouir. Et dans le paragraphe 114 de l'arrêt, elle conclut brièvement que « dans la région allant de Ngosi à Humsiki, la frontière suit le tracé décrit par les paragraphes 20 à 24 de la déclaration Thomson-Marchand tels que précisés par la Cour » 268. La délimitation opérée par la Cour a également été assez mixte dans la zone de la borne frontière N°6 à Wammi Budungo.

263 Arrêt, p. 76, par. 110.

264 Arrêt, p. 76, par. 111.

265 Ibidem, par. 112.

266 Ibidem, par. 113.

267 Le Nigeria (défendeur) aurait alors de bons arguments juridiques qui profitent au Cameroun (demandeur). Tandis que le Cameroun souffrirait miraculeusement d'un manque d'arguments. Et surtout, comme le souligne la Cour « ... et le Cameroun ne s'est opposé en tout état de cause à aucun moment aux prétentions du Nigeria à cet endroit de la frontière » (cf. Arrêt, p. 76, par. 113 in fine).

268 Arrêt, p. 77, par. 114.

2- Dans la zone de la borne frontière N°6 à Wammi Budungo

Le problème majeur dans cette partie de la frontière terrestre résidait dans le fait que les dispositions des paragraphes 33 et 34 de la déclaration Thomson-Marchand y afférentes sont devenues vétustes. En effet, comme l'a rappelé la Cour « l'interprétation des paragraphes 33 et 34 de la déclaration Thomson-Marchand soulève une difficulté dès lors que ces dispositions font passer la frontière par trois bornes dont à tout le moins deux ont aujourd'hui disparu »269. Mais, la Cour va d'abord se rallier à la position nigériane quant à l'identification des bornes n°6 et 7 conformément au texte de l'annexe I à l'accord angloallemand de 1906. Elle s'exprime en ces termes : « le point indiqué par le Nigeria comme correspondant à la borne N°6 et situé par 120 53' 15» de longitude est et 90 04' 19» de latitude nord reflète bien les termes de la description qu'en donne l'accord, puisqu'il se trouve sur la rive gauche du Mao Hesso à 3 kilomètres au nord-ouest du village de Beka. La cour estime de même que le point indiqué par le Nigeria comme correspondant à la borne N°7 et situé par 120 51' 55» de longitude est et 90 01' 03» de latitude nord doit être retenu »270. Le raisonnement de la Cour ici n'est pas loin d'être militantiste. En effet, pour la Cour, bien que le Nigeria n'apporte pas la preuve de ses allégations, sa démonstration relative au positionnement de la borne N°7 «correspond en effet à ce que prévoit l'accord angloallemand de 1906, et ce d'autant plus qu'il s'agit de la seule éminence rocheuse présente dans cette région »271.

Sans entièrement léser la partie demanderesse, la Cour va faire valoir l'argument du Cameroun quant à l'emplacement de la borne N°8. « C'est le point proposé par le Cameroun, de coordonnées 120 49' 22» de longitude est et 80 58' 18» de latitude nord qui doit être retenu, dès lors qu'il remplit tant les conditions posées par l'accord de 1906 que celles prévues au paragraphe 34 de la déclaration Thomson-Marchand »272.

Si la déclaration retenue par la Cour ici intègre bien concomitamment la position de l'Etat défendeur et celle de l'Etat demandeur, on peut toutefois s'interroger sur la valeur probante de l'accord anglo-allemand de 1906 face à la déclaration Thomson-Marchand. Mais dans son effort habituel d'appliquer la déclaration, la Cour conclut dans cette zone que « les paragraphes 33 et 34 de la déclaration Thomson-Marchand doivent être interprétés comme faisant passer la frontière par les points qu'elle a identifiés comme correspondant aux bornes N°6,7, et 8 visées dans ces paragraphes et situés aux coordonnées susmentionnées »273.

269 Arrêt, p. 81 par. 133.

270 Ibidem.

271 Ibidem.

272 Ibidem, in fine.

273 Arrêt pp. 81-82, par. 134. Voir également le croquis n°7 en annexe.

Tout compte fait, la frontière terrestre du lac Tchad à Bakassi telle que précisée par la Cour a été une opération très difficile. Très tôt la Cour s'est refusée d'opérer une nouvelle délimitation de la frontière. Elle a également précisé qu'elle ne la démarquait point. Toutefois, la longue analyse des développements qu'elle confère à cette partie de son arrêt nous conduit à des constats tout au moins controversés. On peut penser que la Cour a souvent donnée des solutions idoines aux querelles camerouno-nigérianes. Tantôt, elle a fait valoir les arguments de l'un au détriment de l'autre, et vice versa. Tantôt encore, elle a donné des solutions mixtes intégrant les deux thèses en conflit. Néanmoins, la délimitation « non de novo » à laquelle elle est parvenue peut à quelques égards être qualifiée de « de novo » dans la mesure où bien que axée sur des textes historiques, elle a le mérite d'être la lecture jurisprudentielle au 21e siècle des instruments de délimitation relevant de l'époque coloniale en Afrique.

Mais l'on peut encore regretter le fait que la Cour ne soit pas parvenue à une délimitation entière et définitive de cette frontière terrestre. Si l'on peut saluer la paix des braves réalisée par les parties à l'occasion de leur accord devant la Cour pour fixer la borne 64 et la fin de la frontière définie par l'ordre en conseil de 1946274, il est à déplorer le fait que la Cour laisse un ensemble d' « autres points» indéterminés au seul motif que « aucune conclusion n'a cependant été présentée par les parties sur ces points »275. Bref, il faut admettre avec Pierre D'ARGENT que cet arrêt du 10 octobre 2002 est riche d' « enseignements »276. Ceci peut nous pousser à nous interroger sur la portée opératoire de la délimitation ainsi retenue.

274 Voir arrêt p. 96, par. 190.

275 Voir arrêt, p. 97, par. 191.

276 P. D'ARGENT, « Des frontières et des peuples : l'affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigeria (arrêt sur le fond) », A.F.D.I, 2002, op. cit., passim.

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