1.1.2 Le schéma de la communication
Passons maintenant de l'autre côté de
l'Atlantique où Jakobson se sert des avancées des disciplines
non-linguistiques, intéressées par la communication
interpersonnelle, pour situer le message dans un schéma de
communication, apportant des notions qui se sont avérées
importantes pour les sciences du langage et les sciences humaines.
Dans les années quarante aux États-Unis est en
train de se développer une théorie générale des
systèmes. Un système est défini comme un
« complexe d'éléments en interaction » et
dans ce cadre théorique, proche de la cybernétique de Wiener,
Shannon élabore « une théorie mathématique de la
communication » (Winkin 1981 : 17). Jakobson, une quinzaine
d'années plus tard, a utilisé le schéma de la
communication de Shannon, pour l'adapter aux sciences humaines. Il
décrit les six facteurs qui participent à la communication et qui
donnent naissance à six fonctions linguistiques
différentes :
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CONTEXTE
F. référentielle
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DESTINATEUR
F. émotive
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MESSAGE
F. poétique
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DESTINATAIRE
F. conative
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CONTACT
F. phatique
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CODE
F. métalinguistique
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TABLEAU 1: Schéma de la communication,
réalisé à partir des schémas de Jakobson ([1963]
1993 : 141-145)
Pour Jakobson, « [i]l y a des messages qui
servent essentiellement à établir, prolonger ou interrompre la
communication, à vérifier si le circuit fonctionne (...),
à attirer l'attention de l'interlocuteur ou à assurer qu'elle ne
se relâche pas.» Nous aurons l'occasion d'étudier
particulièrement la fonction vouée à
« l'accentuation du contact -la fonction phatique, dans les termes de
Malinowski- [qui] peut donner à l'échange profus de formules
ritualisées, voire à des dialogues entiers dont l'unique objet
est de prolonger la conversation » (ibidem : 143) ; nous
nous référerons aussi aux autres fonctions : la fonction
émotive ou expressive, la fonction conative, référentielle
et métalinguistique ou métalangagière sous-tendant les
échanges de notre corpus.
Nous sommes revenue sur ce fameux schéma de la
communication de Shannon, de 1949, dans la mesure où il a
provoqué le début des recherches sur le langage menées par
les chercheurs du Collège invisible qui s'y opposaient
(Winkin 1981 :
22).
1.1.3 La communication en situation
Des chercheurs issus de disciplines comme la psychiatrie, la
linguistique, l'anthropologie et la sociologie, présentés en
France comme membres d'un collège invisible par Winkin (1981),
dans l'ouvrage La nouvelle communication, partagent un modèle
de la communication « conçue comme un système
à multiples canaux auquel l'acteur social participe à tout
instant » (ibidem : 8). Ils font consensus autour de
l'idée que « [l]a communication doit être
étudiée par les sciences humaines selon un modèle qui leur
soit propre » (ibidem : 22).
Comme nous l'avons déjà annoncé, notre
étude adopte cette perspective `extra-linguistique' dans laquelle chaque
langue, en tant que système de signes articulés, s'emboîte
dans un autre système de signes qui obéit à des
règles culturelles intériorisées. La réalisation
linguistique est produite, de ce point de vue, par le corps social et
répond à un système qui comprend des signes non
linguistiques, mais communicatifs. Comme les linguistes avaient fait en mettant
en relief le système de langue, ces chercheurs essaient de
décrire les règles sous-jacentes au système de signes de
la communication sociale :
« De même qu'il est possible de parler une
langue correctement et couramment et de n'avoir cependant pas la moindre
idée de sa grammaire, nous obéissons en permanence aux
règles de la communication, mais les règles elles-mêmes, la
`grammaire' de la communication, est quelque chose dont nous sommes
inconscients » Paul Watzlawick et John Weakland (cités par
Winkin 1981 : 23-24).
Pour ces chercheurs, la communication interpersonnelle doit
être étudiée comme un processus, une suite de
réalisations dynamiques qui a lieu dans un contexte social et
qui obéit à des règles. C'est cette conception de
la communication située qui suppose un changement de point de vue
très important. La méthode entreprise pour analyser la
communication est celle des anthropologues, adoptée par les sociologues
et adaptée à la réalité sociale occidentale. Nous
suivrons leurs principes méthodologiques, selon lesquels la
communication est placée dans son contexte `naturel' (« notre
travail s'appuie sur une histoire naturelle concrète », dit
Bateson) conçue comme une suite d'actions faisant partie d'un processus
dynamique dans lequel la communication ne peut être qu'
inter-action.
« Cette façon de replacer chaque signal dans
le contexte de l'ensemble des autres signaux fonde la rigueur essentielle de
notre travail. (...) A ce point, notre concept de communication devient
interactionnel. (...) Ce cadre plus vaste détermine la signification de
ce que chaque personne dit et fait. » Bateson ([1971] 1981 :
129)
Chaque langue est décrite depuis Saussure comme
reposant sur un code qui met en jeu un nombre fini de
catégories d'unités et de règles qui
gèrent leur articulation. Dans l'évolution de la linguistique
`externe', Watzlawick, Beavin & Jackson ([1967]1993: 241)
établissent « les différentes unités de
communication (ou de comportement) ». Pour eux, une unité de
communication est le message « ou bien, là où
la confusion n'est pas possible, une communication. Une série
de messages échangés entre des individus sera appelée
interaction (...), nous introduirons l'expression modèles
d'interaction pour désigner une unité de la communication
humaine d'un degré encore plus complexe ».
L'information ou contenu du message ne peut
être interprétée sans tenir compte des aspects
extralinguistiques au niveau de la relation entre les partenaires.
Nous devons à ces chercheurs du Mental Research Institute de Palo Alto
la distinction entre les deux composantes de la communication, le
contenu et la relation :
« Un message sous son aspect d' 'indice' transmet
une information ; dans la communication humaine, ce terme est donc
synonyme de contenu du message. (...) L'aspect `ordre' par contre,
désigne la manière dont on doit entendre le message, et donc en
fin de compte la relation entre les partenaires.» (ibidem:
242).
Cette théorie systémique de la
communication stipule qu'on ne peut pas ne pas communiquer : tous
nos gestes et nos silences portent un message (« activité ou
inactivité, parole ou silence, tout a valeur de message »,
ibidem : 240). Dans la transmission de l'information les signes de nature
analogique (« les moyens non-linguistiques »
cités par Benveniste, icônes et émoticones de la
communication médiatisée par ordinateur) se confondent avec des
signes verbaux propres à la communication digitale. Pour ces
chercheurs, ces deux modes de communication se complètent; ce
qu'ils formulent de la façon suivante: « [s]elon toute
probabilité, le contenu sera transmis sur le mode digital, alors que la
relation sera essentiellement de nature analogique » (ibidem: 248).
Nous verrons dans la partie 3.4.3.2 si notre corpus corrobore cette
affirmation.
Chaque modèle d'interaction peut être
fondé sur les rapports dans la relation basés
« soit sur l'égalité, soit sur la
différence ». A partir de leurs observations de
terrain, ces chercheurs décrivent la relation
symétrique et complémentaire ainsi que le
processus dynamique de la relation :
« [d]ans le premier cas, les partenaires ont
tendance à adopter un comportement en miroir, leur interaction peut donc
être dite symétrique. (...) Dans le second cas, le
comportement de l'un des partenaires complète celui de l'autre (...) on
l'appellera complémentaire » (ibidem :
251).
Ce double volet, nous pouvons l'observer dans les relations de
notre corpus de communications pédagogiques en ligne : car la
relation que nous allons étudier sera tantôt symétrique,
tantôt complémentaire, comme nous aurons l'occasion de le
vérifier au moment de décrire les premiers messages
échangés, de notre corpus, dans la sous-partie 3.3.
E. Goffman, sociologue, cherche dans son doctorat à
l'Ecole de Chicago « à dégager une théorie
sociologique de la communication interpersonnelle », selon Winkin
(ibidem : 93). « Reprenant les données déjà
présentées dans son doctorat, Goffman poursuit
l'élaboration de concepts familiers aux `interactionnistes
symboliques' : soi (Self), interaction, rôle, etc. »
(ibidem : 96). Il décrit les relations interpersonnelles en termes
de mise en scène (traduction française de
Presentation of Self in Everyday Life). Cette notion va de pair avec tout
un engrenage social implicite, sorte de code rituel, auquel nous
allons nous référer : notamment le code rituel propre aux
rapports entre `maître' et `élève'
intériorisé par tout individu scolarisé. L'aspect le plus
marquant des apports de Goffman est celui de la gestion de l'équilibre
dans la relation :
« Le code rituel lui-même demande un
équilibre délicat que peut aisément détruire
quiconque le soutient avec trop ou insuffisamment d'ardeur, par rapport aux
idéaux et aux attentes du groupe dont il fait partie. »
Goffman (1974 : 18).
Il propose, donc, une étude détaillée des
effets du langage ancrée dans des actions sociales, dans lesquelles il
faut distinguer le statut particulier incarné par les individus
participant à la relation :
«Lorsque nous examinons comment l'individu participe
à l'activité sociale, il nous faut comprendre que, en un certain
sens, il ne le fait pas en tant que personne globale, mais plutôt en
fonction d'une qualité ou d'un statut particulier » (ibidem :
47).
Goffman se réfère aussi à des
règles qu'il faut respecter et qui « tendent à
s'organiser en codes qui garantissent les convenances et
l'équité » (ibidem : 49). La rupture de
l'équilibre dans la relation est d'après lui intimement
liée à la notion de face, qu'il définit
comme :
« la valeur sociale positive qu'une personne
revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres
supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier. La face
est une image de moi délinéée selon certains attributs
sociaux approuvés, et néanmoins partageable, puisque, par
exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en
donnant une bonne image de soi » (ibidem : 9 ).
Le double jeu de protéger la propre face et de ne pas
menacer la face de l'autre entraîne des techniques qui en
français reçoivent le nom de figuration et de
réparation, notions auxquelles nous reviendrons quand nous
analyserons la gestion de la relation : les ajustements réciproques
pour l'assurer le maintien de l'équilibre dans la relation (voir
3.3.3).
Hymes et Gumperz fondent l'ethnographie de la communication
qui « a sans doute pour objectif ultime l'analyse de la
compétence communicative ». La compétence
communicative est une notion clé depuis les années
soixante-dix en didactique de langues, mais son but initial, dans les termes de
Hymes, c'est de « combler le fossé entre ce qui appartient
à l'analyse ethnographique et ce qui relève de l'analyse
grammaticale » (Gumperz [1982]1989 : 57). Une autre des notions
importantes développées par l'ethnographie de la communication
est celle d'événement de langage qui s'ouvre aux aspects
extralangagiers et qui nous aidera à interpréter le
comportement langagier de nos étudiants :
« Au plan de la description ethnographique, un
comportement verbal est un événement du langage,
c'est-à-dire une unité limitée dans le temps et dans
l'espace (...), tout comportement verbal est régi par des normes
sociales qui déterminent les rôles des participants, les droits et
devoirs à l'égard d'autrui, les sujets de discussion
autorisés, les façons de parler appropriées et les
manières d'introduire l'information » (ibidem: 69).
M. Garfinkel est à l'origine d'un courant de la
sociolinguistique qui s'appuie sur des analyses qualitatives, baptisé
par lui comme ethnométhodologie. Garfinkel, d'après
Gumperz,
« montre qu'on ne peut correctement définir
le savoir social par des catégories telles que le classement
sur une échelle des rôles, des statuts ou des
caractéristiques de la personnalité des individus. Pour lui, le
savoir social se construit dans le processus même de l'interaction et les
interactants créent leur propre monde en se comportant comme ils le
font » Gumperz ([1982] 1989 : 61). Bien que nous ne nous
occupions pas dans cette étude de l'acquisition des langues, nous
retenons cette conception du `savoir social' qui se construit entre les
partenaires pour en tenir compte à des fins didactiques.
L'objet d'étude de prédilection des
ethnométhodologues est la pratique sociale de base, la
conversation. Dans cette approche, qui est devenue conversationnelle,
l'une des notions centrales a été proposée par Gumperz,
celle de indices de contextualisation: « A la
différence des mots dont on peut discuter en dehors de tout contexte, le
sens des indices de contextualisation (...) est toujours affaire de
conventions sociales.» (ibidem : 30). Il fonde le courant
interactionniste qui observe les actes de langage - notion que nous
verrons sous une autre approche bientôt - comme « des
stratégies conversationnelles détournées qui permettent
d'établir des relations particulières et de négocier des
interprétations communes » (ibidem : 32). Ces
observations nous ont aidé à analyser les actes de langage
situés et à comprendre la `construction' de l'interaction entre
les scripteurs de notre corpus.
A la suite de l'ethnométhodologie, se développe
un courant de recherche qui a pris une grande ampleur, l'analyse
conversationnelle, et qui est venu compléter les apports de l'analyse du
discours plus focalisé sur l'écrit. Nous ne considérons
pas notre corpus comme une conversation, comme nous verrons plus tard, mais
nous tenons à mettre en oeuvre quelques outils propres à
l'analyse conversationnelle afin de décrire les principes
organisationnels de ce que nous considérons plutôt comme une
interaction. Nous empruntons à l'analyse conversationnelle
« les tours de parole et la séquentialisation des mouvements
conversationnels (...) les paires adjacentes, telles que
question-réponse, salutation-salutation,
demande-réponse ». Notre corpus confirmera le rythme ternaire
des échanges didactiques souligné par Gumperz (ibidem : 124-125),
à l'instar de Mehan : « Le langage didactique
diffère de la conversation ordinaire en cela qu'il est constitué
non pas de deux mais de trois éléments : une réplique
évaluative suit toujours la réponse à un mouvement
initial, selon un système tripartite constitué d'une ouverture,
d'une réponse et d'une évaluation ».
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