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FAI: vers un devenir médium


par Gregory de Prittwitz
CELSA - la Sorbonne
Traductions: Original: fr Source:

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3. La dimension politique du contournement médiatique

L'histoire de l'information s'est accompagnée d'une volonté croissante du peuple d'exprimer ses avis à mesure que les technologies d'usage s'ouvraient à lui. Du 18ème au milieu du 20è siècle, la presse est notablement investie du devoir d'opinion. La construction d'un espace public est au centre des velléités journalistiques puisque débats et avis contradictoires occupent les pages du journal d'opinion. Cette nouvelle façon d'aborder la politique place les média comme un prolongement de l'opinion publique. En réalité, celle-ci émane d'une certaine élite intellectuelle et politique qui croit s'approprier la pensée d'un peuple auquel on ne donne pas la parole. Cette presse voit arriver la concurrence d'une presse moins engagée, qui base son traitement de l'information non pas sur une prise de position mais sur une mise en page de faits rapportés, expliqués, analysés. L'épaississement de la concurrence contrecarre les velléités de mise en texte d'une agora rêvée au profit d'une logique marchande dont le but est de plaire au plus grand nombre. D'aucuns voient dans cette récession de la place du débat la conséquence logique d'une société où les avis sont moins tranchés en cette période post deuxième guerre mondiale.

L'émergence de dispositifs audiovisuels n'est pas étrangère à la crise de la presse d'opinion. L'aplanissement des opinions résulte d'une volonté plus grande encore de toucher l'ensemble de la population. Nonobstant le fait que les chaînes de télévisions sont sous le contrôle de l'Etat, les prises de postions politiques sont réservées à ceux dont on accepte encore la subjectivité : les experts et les intellectuels qui prennent place dans des débats dont ils sont le centre et à qui on délègue le devoir de les alimenter avec des avis contradictoires.

Les travaux de Lazarsfeld et Katz ont mis en exergue la faculté du récepteur à filtrer l'information et à la réinsérer dans son cadre idéologique afin de construire une opinion individuelle et par prolongement une opinion collective37(*). Cette démarche intellectuelle ne prend forme qu'à travers l'existence d'un lien de confiance entre le faire-émissif et le faire-réceptif. La presse d'opinion était caractérisée par ces deux éléments d'appropriation et de confiance. Seulement, cette presse a décliné tant en influence qu'en popularité au profit de nouveaux supports médiatiques dont les ressorts communicationnels semblent plus équilibrés. Théorisant sur la différenciation des émissions énonciatives selon le medium, Régis Debray a insisté sur la capacité ou pas d'un medium à adapter son discours à son support, énonçant que « le support est ce qui se voit le moins et qui compte le plus ».38(*) Marshall Macluhan a marqué le monde de la communication avec cette sentence: « Le canal est le message »39(*). La spécificité des usages de chaque canal est bien réelle et implique des différences de traitement de l'information.

Par sa nature, l'image conglomère des éléments cognitifs multiples pour lesquels l'assimilation est instantanée et peut être partagée dans le prolongement émotif. La télévision au fil de son histoire a englobé l'image dans une mise en spectacle favorisée par le direct ou par le montage, qui implique par essence un choix. Ce choix n'est pas toujours celui de la mesure ou de la nuance, les effets cognitifs sont tels que les acteurs décisionnaires des chaînes de télévision optent pour un énoncé impactant. Cette mise en scène télévisuelle de l'information ne favorise guère le débat d'idées. L'échange d'idées a été réduit au fur et à mesure à une mini mise en scène dans le sens où le spectaculaire a pris le dessus sur la variété des avis.

"Il est évident que tous les locuteurs ne sont pas égaux sur le plateau, des professionnels de la parole et du plateau, et en face des amateurs, c'est d'une inégalité extraordinaire. [...] La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population."40(*) Bourdieu dénonce en quelque sorte la théâtralisation des échanges et des débats. Il insiste sur les codes du plateau, où comment un citoyen lambda ne saurait exposer ses idées. Les enjeux démocratiques sont fondus dans une masse d'informations parasites et dans des arguments simplificateurs dont les tendances sont exagérément manichéennes ou passablement uniformes.

Les contraintes énonciatives de la télévision empêchent la mise en forme d'argumentations progressives et structurées. Sa nature est fondée sur la parole et l'écrit et la dimension passive du faire-réceptif oblige l'énoncé linéaire à tenir impliqué le téléspectateur pour qu'il n'y ait disjonction dans la narration. Même si la presse confine tout autant l'actant à un rôle de faire-réceptif passif devant le discours énonciatif, il nécessite de sa part plus d'implication intellectuelle. Il est indéniable que la télévision et sa mécanique communicationnelle participent à la formation d'une culture de masse car ses principes narratifs sont aisément assimilables et connus de tous.

La France connaît depuis vingt ans un essor du niveau d'éducation moyen de ses habitants. Cela n'est pas sans effet car il s'accompagne en théorie d'un développement du sens critique. Le dialogue communicationnel s'en trouve changé dans le sens où le faire-réceptif passif se voudrait plus actif. Cette tranche de la population se replie vers d'autres espaces d'échanges, dans des journaux d'analyse clairement engagés, dans des associations et surtout sur les fora de discussion sur Internet. La communication multimédiatique dilue le monopole du savoir inhérent aux media traditionnels dans une multiplicité des émissions énonciatives. L'élaboration du savoir via la multipolarité des échanges remplace dans le cadre de ces fora participatifs l'émission autonome de l'information. La prise en compte des opinions de chacun dans l'élaboration du débat, qu'elle soit illusoire ou pas rompt avec la passivité auquel les media ont majoritairement restreint leur audience.

Denis Muzet illustre cette tendance en appuyant sur le fait que « le lien entre l'émetteur et le récepteur d'actualité se joue de plus en plus sur le registre de la méfiance ou de l'ignorance. »41(*) découle aussi d'un sens. Cette critique accrue du traitement médiatique a pour corollaire la mutation du faire-réceptif vers un faire-réceptif-émissif. Plusieurs paramètres participent à cette défiance.

Le premier est la collusion progressive des média et des industriels, de façon logique puisque ces derniers prennent la direction de grands quotidiens, de radios ou de chaînes de télévision. Ces propriétaires au coeur de métier originel parfois très éloigné du monde des media sont des entreprises dont les marchés sont régis par l'Etat à travers des appels d'offre publics. Certains voient dans ces investissements un rapprochement des industriels avec les politiques. Certes, la presse d'opinion n'a plus le même poids que dans le passé, cependant, la transparence de certains propriétaires quant à leur préférence politique laisse à certains un goût amer à ceux qui prônent l'indépendance de la presse. Denis Muzet élargit le champ des acteurs concernés par une déperdition d'influence et d'impact sur les opinions:

« Le mouvement qui s'opère (...) touche l'ensemble des élites et, d'une manière générale, les groupes sociaux qui, dans notre pays, détiennent un pouvoir fondé sur un savoir. Un lent discrédit ronge les corps institués, ceux dont la connaissance suffisait jusqu'alors à fonder l'autorité et la légitimité. Il affecte et met en cause non seulement les hommes politiques ou les patrons, mais aujourd'hui pêle-mêle experts, scientifiques, professeurs, corps médical, autorités judiciaires, religieuses, et même, dans le domaine de la consommation, les marques. »42(*)

Le second paramètre est évoqué plus haut dans la typologie du consommateur de medium interactif. Le web permet à chacun de d'exprimer, de mettre en scène sa vie. Cette forme d'extimité conduit également à donner le sentiment que tout comme dans la vie réelle, chacun peut exprimer son opinion sur n'importe quel sujet qui l'intéresse. La multiplicité des erreurs de traitement médiatique, tantôt dues à une trop forte réactivité, tantôt dues à une manipulation de l'information a réduit graduellement la confiance du citoyen dans le journalisme. L'individu multimédiatique s'enquiert d'avis qui convergent vers son opinion puisque la quantité d'espaces informatifs le lui permet.

Denis Muzet voit dans les blogs une forme d'institutionnalisation médiatique divergente, dont l'épaisseur et la légitimité informative est considérablement dépendante de son public:» les blogs sont crédibles parce qu'ils n'émanent pas d'une institution, mais qu'ils établissent un lien direct, sans intermédiaire, entre des individus en quête d'information et d'autres qui y affirment un point de vue, le leur, auquel on peut répondre et qu'on peut éventuellement contredire. »(ibid)

Le débat que la télévision mimait a laissé place à des espaces de dialogue bien plus impliquants et participatifs. L'accès à l'échange communicationnel peut répondre à un besoin de valorisation. D'après Jean Pierre Meunier et Daniel Peraya,

« la notion de décentration -- à laquelle il faut adjoindre son contraire, la centration -- concerne l'ensemble des rapports sociaux dans la mesure où ceux-ci contiennent toujours de la représentation mentale -- d'autrui ou du monde partagé. Dans ce contexte, ce qui retiendra surtout l'attention ici, c'est que cette notion psychologique et même socio-psychologique s'articule étroitement avec la sémiopragmatique43(*). Celle-ci a montré que toute communication - orale, écrite, audiovisuelle - relève d'un dispositif d'énonciation mettant en place un ou plusieurs énonciateur(s) s'adressant à un ou plusieurs destinataire(s) au moyen de divers actes de discours de forces variables. Il en découle un système relationnel qui détermine largement les opérations de décentration possibles pour les destinataires.44(*)»

Appliquée à la notion de contournement médiatique, la centration et décentration de l'échange communicationnel se rapporte à la dichotomie énonciative entre supports médiatiques historiques et Internet.

La concomitance entre le déploiement conditionnel du flux et son enrichissement par l'utilisateur nourrit l'idée d'un medium plus enclin à la décentration. Cette dernière est corroborée par le fait que le floutage du rapport entre faire-émissif et faire-réceptif correspond à un élargissement de l'émission de flux à tous, notamment aux communautés. Leur activité médiatique en tant qu'émetteurs et récepteurs a marqué une rupture dans l'émission d'un flux destiné à tous. La mise en scène énonciative d'un flux en circuit fermé a suspendu l'idée d'une centration politique et sociale du discours énonciatif.

* 37 KATZ Elihu et LAZARSFELD Paul, 1955 «Personal Influence: The Part Played by People in the Flow

of Mass Communications », Glencoe, The Free Press,

* 38 DEBRAY Régis, 1991 « Cours de médiologie générale », Gallimard

* 39 MAC LUHAN M. 1968 - Pour comprendre les medias

* 40 BOURDIEU Pierre. 1996. « Sur la télévision »

* 41 MUZET Denis, 2006, « La mal info. Enquête sur des consommateurs de médias »

* 42 MUZET Denis, 2006, « La mal info. Enquête sur des consommateurs de médias »

* 43 Concept de Roger Odin : la fonctionnalité en tant que système de signification repose sur des connaissances du spectateur.

* 44 Meunier Jean-Pierre, Daniel Peraya (1999)Vers une sémiotique cognitive

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