L'utilité chez Hegel et Heidegger( Télécharger le fichier original )par Christophe Premat Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998 |
L'utilité est un concept clé qui consacre l'unité des philosophies matérialistes des Lumières chez HegelLa remise en cause d'un ancien monde avec ses structures institutionnelles, son cadre de vie, pour un nouveau monde fait à la mesure de l'homme ne peut se constituer sans le concept de l'utilité. Ce monde fait pour l'homme est un monde utile à l'homme c'est-à-dire un monde plus adapté à ses désirs, ses volontés. L'utilité permet à l'homme de confectionner ses propres repères. Hegel, dans ses Leçons sur l'Histoire de la Philosophie, cadre les grands moments de ce bouleversement. L'idée d'un monde structuré et hiérarchisé verticalement, n'est plus tenable à l'époque de l'Aufklärung : l'esprit conscient refuse d'être subordonné à un en-soi suprasensible. "Toutes ces formes, l'en-soi réel du monde effectif, l'en-soi du monde suprasensible, se suppriment donc dans cet esprit conscient de soi-même. »16(*) Les Lumières égalisent la conscience de soi en supprimant ce rapport à l'en-soi qui est hiérarchisé sous l'Ancien Régime. Cette suppression annonce déjà l'abolition d'un type de pensée et d'un type de comportement qui s'est produit lors de la Révolution Française. "Cet esprit conscient de soi-même "est le concept, c'est-à-dire la fixation d'un mouvement négatif. Ainsi, l'essence tombe en-dehors de ce mouvement négatif car le concept est vidé de tout contenu et de toute distinction : il n'est plus que la position du négatif. L'essence vide n'a plus que deux solutions : ou bien elle est le penser pur ou bien elle est représentée comme objectivement existante face à la conscience en général. "Nous voyons ici apparaître librement ce qu'il est convenu d'appeler le matérialisme et l'athéisme, en tant que résultat nécessaire de la conscience de soi concevante pure. »17(*) L'athéisme est l'abolition d'un en-soi suprasensible et le matérialisme est la transformation de l'en-soi effectif en une altérité déterminable car la matière est présente activement dans la multiplicité de la nature. "la matière est l'universel, l'être-pour-soi représenté comme supprimé. »18(*) : elle est l'autre de l'homme, elle est ce fond utilisable par l'homme. Ce mouvement matérialiste s'est développé avec vigueur en France et Hegel aime à le rappeler. Il admire dans la philosophie française cette lutte contre l'existence elle-même, contre la foi, "contre toute la puissance de l'autorité établie depuis des millénaires " contre tout ce qui est ainsi en vigueur, qui est pour la conscience de soi une essence étrangère qui veut être sans elle, et où elle ne se trouve pas elle-même. »19(*) Cette philosophie refuse l'autonomie d'un en-soi qu'elle ne pourrait saisir objectivement, "l'essence étrangère "est inutile pour elle et très dangereuse dans la mesure où elle est source d'aliénation et de domination. Ainsi, cette philosophie est une révolte contre tout ce qui est étranger au monde effectif et qui perturbe son cours ; elle est une volonté de réaménager un monde uniquement humain à côté du monde naturel. Cette révolte est le souhait d'une multitude, une "aspiration à comprendre l'absolu comme quelque chose de présent et en même temps comme quelque chose de pensé et comme unité absolue »20(*) L'absolu doit être présent pour être saisi, il ne peut pas échapper à ce présent sinon il s'obscurcit. Il doit se manifester et se présenter, il ne doit plus être seulement imaginé ou supposé : la volonté des Lumières est une volonté effective. Cependant, pour Hegel, cette aspiration n'aboutit qu'« à une nature en elle-même indéterminée, au sentir, au mécanisme, à l'égoïsme et à l'utilité. »21(*) "L'égoïsme et l'utilité », tels sont les principes qu'Hegel pose pour la philosophie des Lumières : l'égoïsme n'a pas ici une connotation morale et péjorative, il signifie une nouvelle évaluation de la structure de l'ego. L'ego devient pleinement ego et affirme ses droits ; le développement de l'égoïsme va de pair avec le développement de l'utilité sociale car la société doit être utile à l'individu comme celui-ci doit être utile à la société. Nous avons de ce fait une égalité des rapports entre l'ego et la société et aussi entre l'ego, l'alter ego et la société. En revanche, ces concepts ne sont admissibles que si nous réevaluons l'être naturel de l'homme et la nature : l'évaluation de l'être social ne s'effectue qu'après la pleine détermination de l'être naturel en général, de son "mécanisme "et du "sentir ». L'absolu est en fait naturalisé ; il est présenté sous une forme naturelle. La philosophie française a développé le plus fermement cette pensée de l'utile dont l'emblème pourrait être : " Examine toutes choses et garde le bon »22(*) : le "bon "est ce qui ne nuit pas à l'homme, l'utile étant opposé au nuisible. Le libre examen, c'est-à-dire l'examen philosophique est nécessaire pour déterminer ce qui est bon. Cet emblème de la philosophie de l'utile prend valeur de slogan. Le règne de l'utilité vient d'une systématisation de ce slogan et Hegel note avec une certaine acuité que le besoin philosophique se fait plus pressant chez les Français : " C'est une vue universelle et concrète de tout ce qui existe, complètement indépendante de toute autorité comme de toute métaphysique abstraite. »23(*) La philosophie française du XVIIIe siècle est la pensée utile et la pensée de l'utile, la pensée utile au sens où elle repère les existants concrets et la pensée de l'utile dans la mesure où elle évalue ce que peuvent apporter ces existants concrets. C'est une pensée utile qui est libérée des chimères de la religion et de la métaphysique. Par exemple, Hegel analyse brièvement cette pensée de l'utile telle qu'elle s'exprime chez Helvétius. Il cite la phrase suivante d'Helvétius : " Ce que je veux, fût-ce la chose la plus noble, la plus sacrée, est mon but. Je dois y être présent, je dois l'approuver, je dois le trouver bon. Tout sacrifice s'accompagne toujours d'une satisfaction, on s'y retrouve toujours soi-même. »24(*) La sobriété de la phrase et sa structure circulaire nous indiquent que cette pensée calcule les avantages et les inconvénients : le "sacrifice "est à la mesure de la "satisfaction "que je peux trouver ; nous avons une sorte de balancement et en même temps un relatif équilibre. Les philosophes s'inscrivent pleinement dans ce tempo de l'utilité qui rythme toute cette époque. D'un certain point de vue, la pensée de l'utile est une pensée éminemment philosophique au sens où elle tend vers la juste mesure, vers une équité, où les avantages sont proportionnels aux inconvénients, les joies proportionnelles aux efforts. Remarquons ici le mot "présent "dont nous avons souligné l'importance un peu plus haut : l'absolu est présent à l'homme et l'homme doit être présent à lui-même et aux fins qu'il s'assigne. Le monde de l'utilité est le monde du présent. Les philosophes français ont d'abord combattu le formalisme des institutions qui n'étaient plus en phase avec l'esprit qui les avait crées et qui étaient devenues inutiles à l'homme. Cette pensée de l'utile développée par les Français a été reprise par les Allemands : " ils se lancèrent dans l'Aufklärung et dans la considération de l'utilité de toutes choses, trait qu'ils reprirent des Français. Que l'utilité soit l'essence des choses existantes signifie qu'elles sont déterminées comme n'étant pas en soi mais pour autre chose, un moment nécessaire mais non unique. »25(*) L'être de la chose n'est plus simplement être, il est être en tant qu'être-utile : l'utilité a un caractère transitionnel (nous le sentons dans l'expression "nécessaire mais non unique ») et sa structure est une structu,re du bon-pour qu'Heidegger thématisera dans Être et Temps. Cette phrase nous prouve que l'utilité n'est pas seulement un concept clé des Lumières mais un principe de fond, principe qui régit le développement de cette pensée. Toutes les philosophies des Lumières trouvent leur unité dans ce principe. * 16 G.W.F HEGEL Leç.sur l'Hist.de.la.Philo. Trad. Franç. Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985, tome VI,.p.1715. * 17 Ibid. tome VI, p.1716. * 18 Ibid. tome VI, p.1716. * 19 Ibid. tome VI, p.1718. * 20 Ibid. tome VI, p.1718. * 21 Ibid. tome VI, p.1718. * 22 G.W.F HEGEL Leç .sur la Philo. de l'Histoire. Trad. Franç. Pierre GARNIRON, éditions VRIN, Paris, 1985 tome VI, p.1719. * 23 Ibid., p.1719. * 24 Ibid., p.1744. * 25 Ibid., p.1748. |
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